La ville où le temps n’a pas de poids : «Venise» de Cees Nooteboom
Cees Nooteboom (° 1933) aime déambuler dans des paysages très divers. Il a d’ailleurs transformé ces voyages, géographiques et intérieurs, en récits passionnants. Une invitation, «en compagnie des vivants et des morts», qui l’habitent souvent. Ici, il nous entraîne dans la brise de l’histoire de Venise et de celle qui reste à écrire.
«Cette ville est un rêve et une fable. Elle est un mirage», que Cees Nooteboom n’arrête pas d’arpenter, de visiter et de humer. Sa première visite remonte à 1964, or impossible depuis de se lasser de sa beauté intemporelle. Lui qui aime donner un visage aux paysages, nous offre les contours d’un lieu mythique n’ayant jamais cessé d’inspirer les écrivains.
Leur présence a laissé des réminiscences que ce «peintre des mots» aime glaner. «La ville que j’ai quittée est devenue ville de papier.» Il la transforme ici en Muse éternelle qui ne révèle jamais ses secrets. L’auteur néerlandais y voit une troublante ressemblance avec sa cité chérie, Amsterdam, qui fait tellement partie de lui. «Petites, compactes, ces villes de peintres et ces villes de l’eau» ont toutes deux, jadis, été élevées au rang de «capitale d’un empire.»
Pas de doute, Venise respire l’histoire. Elle apparaît au détour d’une église, d’un quartier entier ou de sculptures classiques. L’auteur s’en empare pour retracer ses multiples péripéties et rebondissements politiques, sociologiques, religieux ou artistiques. Ainsi, il désamorce le charme de Venise pour retracer un portrait d’une grande fidélité. Alors qu’elle paraît sortie d’un songe, elle semble peuplée de fantômes, autre thème de prédilection de Nooteboom.
Tant les bâtiments que les tombeaux des doges ou les cimetières portent les empreintes de Montaigne, Véronèse, Tintoret, Byron, Casanova, Brodsky, Henry James, Thomas Mann, Sollers, Donna Leon ou Peggy Guggenheim. «Ce que nous appelons histoire est impensable sans les êtres humains, mais les hommes font-ils l’histoire ou en sont-ils seulement le matériau?» Venise est ambiguë, puisqu’elle a été traversée par tant de courants et de mouvements que l’auteur retrace allégrement. Dans ce décor idyllique, les reliques du pouvoir, de la haine et de l’amour ont laissé des traces. «Tout ici a été construit par des hommes, et pourtant c’est comme si la ville s’était générée, s’était bâtie elle-même et avait peut-être inventé les hommes qui l’ont bâtie.»
Mais il y a une particularité qui rend cette ville unique au monde: son environnement aquatique et flottant. C’est pourquoi l’écrivain nous invite à plonger dans «le clapotis des rames, l’eau saumâtre lisse et luisante, la ville enrobée dans son mystère.» Sur le canal San Pietro, «chaque bateau qui passe, si petit soit-il, met son grain de sel dans cette histoire.
Les Vénitiens sont des citadins qui tanguent, un peuple de l’eau, les habitants d’une ville qui vogue, une ville amphibie.» L’eau peut cependant se muer en ennemie, lorsqu’elle sort de son lit. Elle a englouti la ville à plusieurs reprises, rappelant ainsi son caractère infiniment fragile, sinon éphémère.
«La Sérénissime, «la très sereine», telle est la traduction littérale de l’adjectif accolé à Venise depuis des siècles. Mais est-ce encore vrai? Désormais envahie par une horde de visiteurs, elle semble dénaturée, voire défigurée. Saviez-vous qu’elle ne compte que 55 000 Vénitiens pour 30 millions de touristes? Venise est déjà plus que vendue», regrette Cees Nooteboom. Aussi faut-il préserver son âme à tout prix. En témoignent les photos couleur de sa femme, Simone Sassen, qui agrémentent sa prose. Telle une cité désertée, elle s’offre aux regards des visiteurs, tout au long des quatre saisons. Les lions de pierre semblent aussi vivants que les statues, les jardins ou les bâtiments colorés. «Où que vous soyez, c’est partout Venise.» Y compris quand le soleil s’assoupit. «La nuit, cette ville garde toujours ses secrets, elle les garde mais ne les cache pas, elle les expose sous les espèces de l’énigme.» L’errance se poursuit grâce à la traduction fidèle et sensible de Philippe Noble. Elle nous conduit à travers l’aspect légendaire des moindres recoins, mais en a-t-on jamais fait le tour? «Ici, le temps n’a pas de poids», écrit Nooteboom. «Tout n’est que recommencement, la ville à chaque fois doit être reconquise. Elle ne s’arrête jamais ni nulle part.»