La ville qui ne demande rien: Bruxelles, quatrième arrêt
Il y a presque dix ans, Ubah Cristina Ali Farah a quitté Rome pour Bruxelles avec enthousiasme. C’était la quatrième ville où cette écrivaine d’origine somalienne-italienne allait résider depuis qu’elle avait dû fuir Mogadiscio à un jeune âge. À Bruxelles, elle se sent libre et sans contrainte. Elle aime dialoguer avec d’autres écrivains et se rendre dans des endroits les plus divers.
Nous décidâmes de partir à la fin du mois d’août, la voiture pleine à craquer, comme de vrais migrants. Il ne nous fallut qu’une semaine pour mettre dans des cartons tout ce qui nous semblait nécessaire. Nous vidâmes minutieusement la longue maison de Trastevere: les pièces étaient distribuées comme un long couloir, en enfilade, ou plutôt comme un train à compartiments, où nous avions vécu les quinze dernières années de notre vie. C’était là qu’étaient nés deux de mes enfants. La manière de procéder n’avait pas été simple: séparer le nécessaire du futile, choisir les livres, les vêtements et les objets auxquels nous ne pouvions renoncer et qui nous rendraient peut-être la chaleur de notre passé dans notre nouveau domicile bruxellois.
Je n’avais été à Bruxelles qu’une seule fois, bien des années auparavant, et cela avait été le coup de foudre
Préparer notre ancienne maison pour de nouveaux locataires, entreposer tout ce que nous allions laisser derrière nous de précieux dans l’espoir que, tôt ou tard, nous reviendrions le récupérer. Nous étions enthousiastes et un peu fous, nos amis nous regardaient sans trop y croire, enviant gentiment le courage qui nous poussait à quitter un pays, l’Italie, où nous sentions que nous n’avions plus notre place. Nos enfants observaient nos mouvements avec une insouciance confiante: au fond, il s’agissait simplement pour eux d’affronter une nouvelle aventure et les parents seraient à leurs côtés.
J’ai souvent repensé au moment où j’ai décidé, il y a neuf ans de cela, de quitter l’Italie. Ce n’était pas la première fois que je m’en allais. J’avais dû abandonner la ville en feu où j’avais grandi, pour ne plus jamais y revenir, et je portais alors mon premier enfant, je n’avais que dix-sept ans. Après Mogadiscio, d’autres lieux, d’autres géographies s’étaient succédé: la ville hongroise de Pécs, puis Vérone, pour enfin arriver à Rome. Dix-huit ans vécus dans la capitale, et pourtant c’était comme si quelque chose m’échappait encore: un fragment, un écho, un détail intime de la mémoire qui me permette à nouveau de m’enraciner.
Une habitation aux Champs-Élysées
Nous arrivâmes à Bruxelles en fin d’après-midi – la ville était étrangement ensoleillée – après avoir traversé une bonne partie de l’Italie, de l’Autriche et de l’Allemagne. C’est bizarre de penser à ces premiers instants, quand un lieu vous est étranger et que vous ne savez pas encore si les rues, les immeubles, les arbres et les monuments trouveront un jour une place dans votre carte mentale jusqu’à en modifier le sens et la disposition. Je n’avais été à Bruxelles qu’une seule fois, bien des années auparavant, et cela avait été le coup de foudre: le spectacle de lumières de la Grand-Place et le quartier de Matonge qui, avec ses couleurs, ses musiques, ses parfums, m’avait bizarrement fait penser à ma cité perdue, provoquant en moi une nostalgie émue.
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Nous choisîmes d’habiter dans la commune d’Ixelles. Le nom de notre rue était prometteur: avenue des Champs-Élysées. Plafonds hauts, un jardinet où je m’imaginais plantant roses, hortensias et jacinthes, un petit pommier qui ployait sous le poids de ses fruits et un pivert qui avait élu domicile dans l’arbre des voisins. Je l’observais depuis une petite pièce du premier étage séparée du reste de l’appartement, que j’avais choisie pour y faire mon bureau et où je me réfugiais pour écrire un roman prévu pour l’année suivante. Le pivert était noir avec une crête rouge, il attirait mon attention par le martèlement léger de son bec sur l’écorce: un rappel encourageant à tenir bon à un moment où, malgré mon optimisme initial, j’avais une fois de plus perdu tous mes repères.
Ce pivert était pour moi la métaphore de la persévérance et de l’inspiration. Je l’observais en déplaçant mon regard au loin, cela ne m’était jamais arrivé dans les maisons européennes où j’avais vécu jusque-là – Bruxelles peut être une métropole vaste et bruyante, mais, au fond d’elle-même, elle a conservé cet esprit rustique, fait de silences et de distances.
S’installer dans un nouvel endroit par choix ou par obligation, ce sont deux choses très différentes
Émigrer signifie disparaître, mourir à soi-même, devenir invisible, sauf pour le cercle étroit qui vous entoure. L’instinct m’avait toujours poussée à ne pas vivre de manière linéaire, à remettre en question la conscience comme la connaissance, j’avais appris à comprendre comment accepter ma nature vulnérable pour en sortir plus cuirassée. Ce qui me sauva la première année, c’est ma capacité, acquise par le passé, à accomplir de petits gestes quotidiens pour m’aider à me recentrer. J’avais été mère toute ma vie d’adulte: accompagner les enfants à l’école en traversant à vélo l’avenue Louise quand il faisait encore nuit le matin, apprendre le français avec eux, aller au marché de la place Flagey le week-end et me forcer à choisir des légumes qui m’étaient inconnus – brocoli, brocoli nain, radis noir, chou cloqué, chou, tubercules, navet, carottes jaunes, rouges et violettes – préparer les repas avec les fruits de la terre que je foulais, m’arrêter devant le marchand d’huîtres, telle fut ma manière de me coordonner au brouhaha de la ville, à ses rythmes et à ses saisons.
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S’installer dans un nouvel endroit par choix ou par obligation, ce sont deux choses très différentes. L’âge aussi joue son rôle. L’expérience et le temps affinent notre capacité à nous débrouiller, mais au fil du temps le poids que nous portons sur nos épaules devient de plus en plus lourd et l’avenir qui nous attend inéluctablement plus court. Nous gagnons en intuition et en sagesse, mais nous sommes de moins en moins enclins à prendre des risques.
Le silence enfin brisé
À mon arrivée en Italie, après la guerre puis mon passage en Hongrie, j’avais à peine plus de vingt ans. L’italien était ma langue maternelle, ce qui était un avantage ambivalent, car j’étais convaincue que les gens me prendraient pour ce que j’étais: une jeune Italo-Somalienne qui avait grandi dans un ancien pays colonial. Je fus surprise et scandalisée de voir que personne n’était au courant de cette histoire et que l’on me demandait constamment d’où je venais. C’est sans doute l’une des premières raisons qui me poussèrent à écrire puis à m’en aller: je voulais que tout le monde connaisse ce passé qui liait les deux pays dont j’étais le fruit. En m’en allant, je sentais que l’Italie ne m’avait pas comprise et me poussait à nouveau à choisir l’exil.
Bruxelles m’a aidée à briser le silence qui m’avait entourée pendant des années
Bruxelles au contraire ne me demandait rien. Au fur et à mesure que la langue française prenait forme dans mes pensées, et même s’il me fallait encore apprendre le néerlandais, j’avais déjà le sentiment de pénétrer doucement le tissu de la ville. Je flânais à l’aventure et partout, quartiers, rues, places, je me délectais du concert des mille langues qui animaient la capitale européenne. Quand on mentionne Bruxelles, ceux qui ne la connaissent pas pensent surtout au monde des institutions, au Parlement et à la Commission, ignorant son âme éclectique et fluide.
Mon identité plurielle me poussait vers des lieux où tout le monde n’osait peut-être pas s’engager. Un lieu qui m’est cher, par exemple, c’est le hammam de Schaerbeek où des femmes de tous âges, toutes origines et toutes dimensions se rencontrent dans ce bain de vapeur, puis se reposent ensuite en sirotant un thé à la menthe: on entend en sourdine des chansons d’amour libanaises et égyptiennes.
Ou bien ces endroits où l’on peut boire un jus de gingembre frais, acheter du manioc et des plantains et, pourquoi pas aussi, passer la nuit à danser.
Ou encore les lieux culturels, l’opéra, les concerts, le cinéma et le théâtre, jamais circonscrits aux limites d’une seule nation ou d’une seule langue, comme c’est le cas ailleurs. Par exemple, Passa Porta, la Maison internationale des littératures, qui m’accueillait en tant qu’écrivaine et c’est tout, peu importe d’où je venais. Bruxelles ne vous demande pas de vous justifier: votre présence suffit pour faire partie de la ville.
Partir implique toujours une perte, mais c’est le lieu où nous arrivons qui nous fait comprendre si ça en valait vraiment la peine. Quitter l’Italie, ignorer les attentes du secteur de l’édition locale, cela m’a permis de devenir plus indépendante et plus forte. Personne n’attendait plus rien de moi, je n’avais rien à prouver, je pouvais lire, écrire et penser ce que je voulais.
Bruxelles m’aidait à briser le silence qui m’avait entourée pendant des années. Comme le dit merveilleusement bien Audrey Lorde, la transformation du silence en langage et en action conduit à se révéler soi-même, c’est un acte plein de risques qui exige du courage.
Alors, dans la solitude qui parfois m’accablait, la littérature était mon rempart, elle m’apprenait à dialoguer et à habiter les personnages des livres que je lisais et que j’écrivais comme si c’étaient de vrais corps, en chair et en os.
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À Bruxelles, les émotions semblent hiberner lors des saisons plus froides, les maisons se muent en forteresses impénétrables où seuls les parents proches ont accès. Cette pudeur et cette retenue ambiantes ont sans doute été pour moi l’obstacle le plus dur à surmonter. Une façon différente de communiquer. Il m’a fallu des années, ou peut-être me suis-je juste résignée, mais à la longue j’ai l’impression – certes de manière épisodique – d’avoir eu comme jamais auparavant l’opportunité d’échanger avec des auteurs et des amis d’un peu partout qui avaient une sensibilité proche de la mienne.
Un dialogue qui a énormément nourri mon imaginaire fécond et m’a aidée à mieux déchiffrer le monde qui m’entoure. Il nous arrive souvent, à nous les écrivains, d’employer les sentiments et les tensions que nous éprouvons pour les transporter dans des situations en apparence très lointaines, mais, en réalité, celles-ci transmettent ceux-là de la manière la plus vivante qui soit.
Ce ne sont pas les murs qui nous entourent qui font du lieu où nous vivons une maison. Ce sont les relations qui nous permettent de planter des fondations, de construire notre esprit, à la fois refuge et réconfort. Ainsi, nous pourrons toujours emporter avec nous cette maison, et notre maison pourra voyager. Je suis celle / qui s’en va, écrit la poétesse Sujata Bhatt.
Je suis celle / qui s’en va, toujours / qui s’en va avec sa maison / qui ne peut que demeurer en moi / le sang – ma maison qui n’a de place / dans aucune géographie.
L’allée du Kaai
Quand Jason m’a connue, j’avais de longs cheveux noirs, la peau éclatante, les hanches et les seins généreux. Et c’était vrai de tout mon corps. Si belle et si jeune qu’il n’osait m’effleurer. Je suis tombée amoureuse de lui et l’ai aidé à conquérir le plus précieux des trésors, secret et remède de toutes les blessures du cœur. «Rapproche-toi, me dit-il un soir, je ne veux qu’une chose, entendre ta voix, me le permets-tu?» et il me le répéta pour me séduire et me flatter, ses lèvres cherchèrent ma peau, je sentis son parfum de musc et de bois. «Viens avec moi, loin de ton océan et loin de ta mémoire. Nous emmènerons notre trésor avec nous.»
Je l’ai suivi, comme une étrangère ensorcelée, vers une terre qui n’était pas la mienne. «Emporte avec toi l’eau de la mer», aurait-il dû me dire, «une citerne bien fraîche débordant d’eau salée. Ou bien une dune argentée où la lune se reflète. Tu auras besoin de ces profondeurs et de ces courbes pour te sentir encore chez toi. Emporte aussi des oiseaux dorés: ils te chanteront les feuilles qui ne se flétrissent jamais, les fruits odorants qui se balancent aux branches.» Je n’ai rien fait de tout cela; et la distance a creusé mes yeux, larges et affamés.
Mais toi, parviens-tu à sentir le parfum de la mer? Je crois avoir vu une mouette il y a quelques mois. Désormais, je ne passe plus trop mon temps à chercher les mouettes à l’horizon: elles viendront quand elles le voudront, il se pourrait qu’elles ne viennent pas, si ça se trouve.
Assieds-toi à côté de moi, repose-toi un peu, il fait frais maintenant, je réussirai peut-être à te raconter mon histoire. Le soleil n’est plus qu’une ombre pâle, et l’eau du canal bouillonne, huileuse, semble grise et brune, je dirais même verte par endroits. Je cherche les mots pour évoquer la chaleur de l’été, mais c’est plutôt l’automne, je le sens, qui me remplit le cœur. Tu les vois, ces sacs débordant de terre? Et les murs chatoyants juste derrière nous? Les couleurs semblent peu à peu s’estomper – signes avant-coureurs de leur disparition. Bientôt tout sera détruit, espace vide aménagé en parc, étendues de tiges vertes plantées dans une terre fertile. C’est ce qu’on m’a dit. Ce hangar, là, était une usine d’amiante; cet autre, un vilain entrepôt de meubles. Je me suis attardée, après-midi, du côté des tournesols en pots: quelques touffes de bourrache et quelques tomates y poussaient. Une jeune fille dansait à l’allée du Kaai, des lignes de couleur jaillissaient, elles enflammaient ses bras et jambes tout entières – un vrai spectacle pour les yeux. J’aurais voulu moi aussi me badigeonner de couleur, que mon corps devienne une carte vivante et créatrice. Dans l’herbe, les enfants tiraient à l’arc, d’autres faisaient des acrobaties. La musique absorbait tous les bruits.