Laissons la parole aux animaux et aux meurtriers : «La Tanche» d’Inge Schilperoord
Le 13 octobre à 14.00 heures, la Villa Mont-Noir à Saint-Jans Cappel organise un événement autour de la culture et de la littérature néerlandaises. Thomas Beaufils, auteur du livre récemment paru Histoire des Pays-Bas, parlera de la culture des Pays-Bas et Margot Dijkgraaf, écrivaine et critique littéraire, animera une rencontre avec les jeunes écrivaines néerlandaises Inge Schilperoord et Eva Meijer. Cet événement fait partie du projet Phares du Nord, une initiative du Nederlands Letterenfonds (Fondation néerlandaise des lettres) et de Literatuur Vlaanderen
Eva Meijer (° 1980) est philosophe et écrivaine. À ce jour elle a publié quatre romans et essais, acclamés dans son pays, autour du thème de la communication animale et du langage. Sa thèse de doctorat en philosophie traite de l’animal en tant qu’individu politique.
Les Presses de la Cité ont récemment édité Les animaux et leurs langages (titre original: Dierentalen), une traduction de la main de Sandrine Maufroy, et préparent l’édition française de Het vogelhuis, un autre livre d’Eva Meijer.
Il y a deux ans, La Tanche, la traduction signée Isabelle Rosselin du roman Muidhond d’Inge Schilperoord (° 1973), a su impressionner plusieurs critiques littéraires en francophonie. Voici le compte rendu paru dans le n° 1 / 2018 de la revue Septentrion.
En 2010, l’universitaire Charlotte Lacoste, ancienne élève de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, faisait paraître un essai intitulé Séductions du bourreau (PUF), dans lequel elle analysait la fascination exercée par les criminels dans la littérature française contemporaine. De La Perfection du tir de Mathias Énard (2003) à Zimmer d’Olivier Benyahya (2010), en passant par Les Bienveillantes de Jonathan Littell (2006), nombre de romans laissent aujourd’hui la parole aux meurtriers, contribuant à cette banalisation du mal si bien analysée par Hannah Arendt. Selon Charlotte Lacoste, cette littérature «restreinte au pire, ou plutôt (et c’est sans doute là le pire) au pire tel que l’on se complaît à le voir représenté, recueille tous les suffrages», aboutissant à l’abolition du sens et à un relativisme problématique.
Le premier roman d’Inge Schilperoord (° 1973), psychologue judiciaire et critique néerlandaise pour des journaux majeurs dans son pays, montre que cette mode littéraire non seulement n’est pas limitée à la France, mais connaît encore de nouveaux déploiements. Ou pour le dire avec Charlotte Lacoste, «si, comme on le ressasse aujourd’hui ad nauseam, on ne fait pas de littérature avec des bons sentiments, l’œuvre d’art doit nécessairement consister en un concentré d’abjections et d’exactions». Il faut croire que les lecteurs et les critiques ne se lassent pas d’une telle mode, puisque le roman a été nominé pour de nombreux prix importants, y compris le prix Femina étranger en France, et a remporté le Bronze Owl, meilleur premier roman de l’année, aux Pays-Bas.
L’idée de La Tanche lui est venue dans le cadre de son travail comme psychologue judiciaire, au contact de criminels attirés sexuellement par les enfants. Que pensent-ils? Qu’éprouvent-ils? Luttent-ils seulement? Telles sont les questions qui traversent l’existence du jeune Jonathan, accusé de pédophilie sur une petite fille et libéré faute de preuves. Bien qu’écrit à la troisième personne, le roman nous place au cœur de la psychologie d’un personnage faible d’esprit, en quête de structure, affective et temporelle, qui vit avec sa mère et un chien dans un quartier en démolition – métaphore évidente du drame qui se joue.
Nulle envolée lyrique, nul effet de style pour donner une esthétique littéraire au roman. Inge Schilperoord déploie une narration dépouillée, presque scientifique, calquée sur le protocole de vie que Jonathan tente de s’imposer sur les conseils du psychologue rencontré en prison. L’emploi du temps est précis, afin de circonscrire au mieux les moments de latence, et répété, encore et encore. Le lecteur suit cet interminable soliloque sur le programme à tenir, entre la promenade du chien, les repas avec la mère et les temps de travail dans une entreprise de poisson.
Dans un environnement en destruction, Jonathan semble espérer un temps sa propre restauration. C’est sans compter avec la présence voisine d’une jeune femme – perpétuellement absente – et de sa fillette, Elke. Une relation s’instaure inévitablement entre le jeune homme et la petite fille à peine âgée de dix ans, faisant tomber une à une les barrières que le premier avait péniblement érigées.
Derrière l’édification d’une façade concrète se cache un champ de ruine psychologique. À l’image de cette tanche blessée, pêchée par Jonathan, et qui, malgré des soins précis apportés par le jeune homme et Elke, ne guérit pas – alors que la légende la surnomme «poisson médecin» en raison de supposés pouvoirs thérapeutiques. Une à une, les digues lâchent: Jonathan laisse Elke se rapprocher inexorablement, jusqu’à ne plus percevoir le sens de la moindre limite, jusqu’à laisser la pulsion psychotique l’envahir définitivement.
Inge Schilperoord décrit le moindre effet psychique et corporel vécu par Jonathan, enfermant toute compréhension du personnage dans ce seul prisme, hérité de son métier. Tout mystère de la personne, du mal qui l’habite, est réduit à cet enchaînement irréfragable de mécanismes décrits avec complaisance, qui le poussent progressivement à la possibilité du crime, du passage à l’acte – «comme si écrire consistait, en l’essentialisant, à exhiber le «Mal» irréductiblement inscrit en l’homme, et qui le pousse à insulter, à violenter, voire à exterminer ses semblables» (Charlotte Lacoste).
Parce que le crime est insupportable à la conscience, le psychotique recrée un monde d’explications et de compréhensions qui fait de lui la victime d’une impitoyable fatalité; le crime, à défaut d’être légitime, n’est plus sans intégrer une forme de bonté. La violence demeure, mâtinée d’intentions en clair-obscur. Inge Schilperoord s’aventure ainsi en une contrée connue de la littérature, en lui apportant une donnée nouvelle, scandaleuse, par son écriture sèche, oscillant entre la narration romanesque et l’essai psychologique.