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littérature

L’amour, si c’en est

Par Marijke Schermer, traduit par Faculté de traduction de l’université de Mons
29 mai 2020 14 min. temps de lecture

Chaque année, les étudiants de la faculté de traduction de l’université de Mons traduisent, à notre demande, quelques extraits d’un roman contemporain de langue néerlandaise. Cette fois, nous leur avons demandé de traduire des fragments de Liefde, als dat het is (L’amour, si c’en est) de Marijke Schermer. Cette écrivaine néerlandaise semble passionnée par toutes sortes de perspectives dans les relations. Dans son troisième roman aussi, il y a un immense fossé entre les différents individus. La question centrale est la suivante: dans quelle mesure peut-on encore fonctionner de manière autonome dans une relation?

À peu près le même rituel se répète à demeure: ils échangent quelques mots, boivent un verre de bière, de tonic ou d’eau, il prend parfois une douche, puis ils couchent ensemble. Ils ont trouvé le parfait équilibre, entre sérieux et légèreté. Leur relation est excitante, audacieuse, sentimentale aussi. Parfois, il sanglote dans ses bras. Ils se sentent alors détendus. Parfois, ils manquent de s’endormir. Ils parlent de leur travail, de leurs enfants, il lui parle de la catastrophe, elle prend la défense de sa femme. Lorsqu’ils mangent, ils contemplent la vue. Sev habite un appartement en hauteur, de sa fenêtre, on peut voir la ville et le fleuve qui y serpente. S’ils en ont le temps, ils recouchent ensemble. Il n’apporte jamais rien, ni vin ni fleurs. Il ne reste jamais dormir. Il dit toujours que c’est la dernière fois. Elle lui appelle un taxi et, d’en haut, le regarde monter à bord et partir.

Les portes du balcon sont ouvertes mais les rideaux sont fermés pour protéger la pièce de la chaleur du soleil. Sev s’appuie sur le plan de travail de sa cuisine plongée dans la pénombre et envoie un message à David. Elle l’imagine chez lui dans sa cuisine, avenue Gorter, où elle n’est jamais allée. La façon dont il lutte contre le désespoir en s’occupant de ses filles. Comment elles acceptent son dévouement de bon gré, assez grandes déjà pour considérer qu’il leur revient de droit. Elle ne les a jamais rencontrées; tout ce qu’elle sait d’elles, de lui et de sa femme, c’est ce qu’il lui a raconté. Elle s’imagine tout.

Elle-même a conduit Hendrik, son fils de huit ans, chez son père ce midi. En elle se mêlent des sentiments de liberté, en pensant à la semaine qui l’attend, et de vide. Elle attend que David voie son message et lui dise que ses mots l’ont touché, elle sait qu’ils ont cet effet-là, c’est justement dans ce but qu’elle les envoie. La musique de Satie remplit les différentes pièces de son appartement grâce à un système audio sans fil. David dit que son mariage a été heureux pendant vingt-cinq ans, qu’il était heureux, jusqu’à la catastrophe. Elle prend une bouteille de bière, en réfléchissant à ce qu’elle va manger, quelque chose d’épicé, que les enfants n’aiment pas. Elle renverse son sac sur la table, elle pourra travailler plus tard, quand il fera un peu plus frais. Vingt-cinq ans de bonheur partis en fumée, Sev ne sait pas ce qui est pour elle le plus grand mystère, les vingt-cinq ans ou la fin brutale.

Le mot «ventre» s’affiche sur son écran. Elle sourit. Dans vingt-quatre heures David posera ses mains sur son corps. C’est de cela qu’elle parlait dans son message, de ces mains, qu’elle sentait déjà et où. Elle pense à leur première fois, quand elle a couché avec lui avant de voir son visage ou d’entendre sa voix. Une aventure soigneusement préparée, elle avait prévu chacun de leurs faits et gestes, chacune de leurs actions, ce qu’elle ferait, ce qu’elle attendait de lui. Ce n’est que quelques heures avant son arrivée qu’elle s’était rendu compte que malgré leurs échanges, elle ne savait rien de lui. Lorsqu’elle était allée acheter du vin cet après-midi-là, elle s’était imaginé qu’il pouvait s’agir de cet homme négligé qui avait de la salive écumeuse aux commissures des lèvres et tenait une bouteille de vodka à la main. Elle s’était dit qu’un prédateur sexuel n’aurait jamais pris la peine de parler autant pour faire sa connaissance, n’aurait jamais manié la langue de manière aussi intense et efficace. Elle avait de la force, elle n’avait rien d’une proie et elle pouvait dissimuler un couteau près de son lit.

Lorsqu’il s’était dirigé vers sa chambre et était apparu dans l’encadrement de la porte, elle s’était rendu compte: c’était un homme, pas un garçon, mais un homme. Il avait enlevé ses chaussures, sa chemise et son pantalon près du lit, elle avait respiré son odeur, il s’était glissé sous la couverture et avait posé sa tête contre sa poitrine.

Elle reçoit une photo de sa poêle. Il lui envoie souvent des clichés des plats qu’il prépare, elle zoome sur ce qu’il y a autour, tente de compléter le puzzle à l’aide des herbes qu’il utilise, des objets qu’il achète, des couteaux avec lesquels il coupe, des affaires de ses enfants qui traînent, toutes ces banalités du quotidien dont il la prive. Elle a envie de gambas.

Il ne lui a jamais dit qu’elle était belle, ni parlé de ce qu’il aime chez elle. Cela lui plaît. Elle a eu des petits amis qui la trouvaient belle, d’autres qui estimaient qu’elle ne l’était pas assez. Ce genre de critiques, même quand elles sont positives, lui semblent toujours humiliantes. La manière dont il la regarde quand il la touche, dont il se couche sur le dos et s’abandonne à elle, dont il savoure ce qu’elle lui cuisine et lui relate sa vie, voilà ce qui compte. Il dit que son excentricité et son attitude libertine sont une protection contre le jugement d’autrui. Il dit qu’il envie sa liberté. Selon lui, ce n’est pas qu’elle est incapable d’avoir une relation comme elle l’a déjà suggéré, mais simplement qu’elle n’en veut pas. C’est justement dans les malentendus à son sujet qu’elle décèle l’admiration de David. Elle prend sa bouteille de bière en photo et lui écrit un message où elle parle de sa langue et de sa tête entre ses cuisses. Elle veut le provoquer, ce père dévoué.

Elle le connaît depuis quatre mois et elle l’a toujours vu seul, n’a jamais rencontré quelqu’un de son entourage, ne s’est jamais montrée en public à ses côtés. Est-ce une bonne façon d’apprendre à se connaître? Ou la situation dissimule-t-elle des aspects de personnalité qui en disent long sur sa vraie nature? Si elle l’avait rencontré à une fête, elle ne l’aurait peut-être pas remarqué. Dans son cercle d’amis, il aurait peut-être été le mari de Terri et rien d’autre. Il s’exprime bien et est capable d’ordonner ses pensées, elle sait qu’il n’aime pas se vanter, qu’il est vif et qu’il a de l’esprit, qu’il lit, suit l’actualité et que ses opinions ne diffèrent que très peu des siennes, ce qui rend leurs discussions passionnantes. Mais elle pense aussi savoir à quel point il est réservé en public, elle sait à quel point il s’était retranché dans sa famille et cela, comme beaucoup de personnes qui en ont une, le rend intouchable. Il y a quelque chose que ces gens-là laissent à la maison, qu’ils n’ont plus besoin de rechercher en se frottant au monde extérieur ni de tester sur d’autres. C’est précisément pour cela qu’ils n’auraient pas pu se rencontrer à un autre moment qu’au paroxysme de sa crise de couple. Parce qu’il a dissimulé son monde intérieur pendant si longtemps, parce qu’il y refoulait soigneusement toute perturbation, par satisfaction, par maîtrise de soi et par sens moral, à présent, au milieu de la tempête, leur relation est une perle rare. Elle n’en a jamais assez.

Il dit que grâce à elle un nouveau monde s’est ouvert à lui. Sev a peur qu’il ne cherche que du sexe, mais cette crainte ne se manifeste que lorsqu’elle s’autorise à n’être que la plus petite version d’elle-même. En vérité toutes ces subdivisions ont un lien entre elles : sexe, amour, intimité, conscience, nostalgie. C’est justement ce lien qui rend les choses difficiles. Il n’y a que toi et moi, sur notre petit nuage éphémère… Elle n’est plus sûre de pouvoir s’en tenir à leur arrangement.

Avenue Gorter, David coupe l’ail, les poivrons et les échalotes et les plonge dans l’huile. L’amour. Il sèche les gambas et cuit les spaghettis dans l’eau bouillante. L’amour. Il fait frire brièvement le persil dans la petite poêle et cuit les gambas dans l’autre. L’amour pour ses filles. Il avale un verre de vin. Deux fois plus d’amour, deux fois plus de préoccupations. Il leur offrira tout ce dont elles ont besoin et même plus. Sa chemise lui colle au dos. Il se sert un autre verre de vin. Depuis le jour où Terri est entrée dans sa vie, vingt-cinq ans plus tôt, «il» et «elle» se sont lentement transformés en un «nous» et ce «nous», dix ans après leur mariage, s’est élargi pour devenir une famille. «Il» et «elle» se sont évanouis telles des vagues dans la mer. C’est pour cela qu’il n’a plus aucune idée de qui il est, il sait seulement où il se trouve: ici, chez lui. L’expression de sidération sur le visage de Sev lorsqu’il lui dit quelque chose comme ça! Il cueille quelques feuilles de basilic sur le rebord de la fenêtre. Elle est sale, il la lavera quand le soleil ne brillera plus. Le bol de mozzarella sur le plan de travail lui fait instinctivement penser au corps de Sev. Il frémit. Il incline juste à temps le couvercle de la casserole dans laquelle cuisent les pâtes. Il cherche le couteau adéquat et le pose au bon endroit. Il cuisine comme il travaille, se laisse guider par son inspiration et exécute une suite de mouvements précis. (…)

(…) Dans leur maison au coin de la rue, David passe la serpillière et ne peut s’empêcher de penser à la théorie de Kahneman, qui avance que nous ne pouvons plus percevoir une période de notre vie, comme un mariage, comme elle l’était à l’époque, à cause de l’influence que la fin de cette période a sur nos sentiments. À l’étage, Krista contemple ses fesses grâce au miroir mal fixé du couloir et à celui de sa garde-robe.

De l’autre côté du fleuve, dans l’appartement au confort spartiate qu’elle loue dans la rue où elle vivait déjà pendant ses études, Terri se rase les jambes. Elle se délecte de cette forme rituelle de préparation, elle a de belles jambes, une belle peau. Elle tond harmonieusement ses poils pubiens. Plus tôt dans la journée, elle a entamé l’écriture de sa deuxième lettre à Krista, celle-ci sera le coup de grâce, mais elle ne s’en rend pas encore compte, elle est toujours persuadée qu’il vaut mieux tout avouer à sa fille de quinze ans. Elle ne saisit toujours pas l’ampleur des dégâts, elle ne se rend pas compte que chacun de ses gestes, au lieu d’apaiser la situation, rajoute de l’huile sur le feu. Selon elle, c’est simplement une question de temps avant que tout rentre dans l’ordre, pour laisser place à quelque chose de plus calme, une nouvelle vie, comme elle l’a imaginée, comme des milliers d’autres personnes l’imaginent. Une vie de femme divorcée, mais respectable; meurtrie, mais vivante; toujours aimante et bienveillante envers les enfants, mais sans situation familiale, redevenue un individu. Responsable, mais libre. Elle étale l’huile sur ses jambes, de la crème à la vitamine E sur son ventre et sa poitrine, applique une autre pommade sur son visage et son cou, un baume sur ses lèvres et ses paupières, elle a dépensé des sommes folles pour s’offrir ces produits, ce qu’elle n’aurait jamais fait auparavant.

Parfois elle est envahie par le doute, craint que ce soit une erreur, un souvenir surgi du néant, David à vingt-cinq, trente ans, elle était folle amoureuse de lui, enfin… était-ce bien elle? Cette Terri date d’une époque révolue, comment repenser à sa jeunesse sans l’idéaliser? Dès qu’elle se replonge dans ses souvenirs ils perdent leur sens. Elle essaye de chasser ces images de son esprit en se concentrant sur la personne qu’elle est devenue, sur son corps changé, sur le désir qui l’envahit. Elle songe brièvement mais intensément au David de quarante-neuf ans, le David qui doute de tout, qui a abandonné sa fonction de directeur, qui est claustrophobe dans les bouchons, qui s’affale sur le canapé dès le repas englouti, qui porte les mêmes pantalons depuis vingt-cinq ans et ressort tout le temps les mêmes blagues. Quand elle y réfléchit, son sentiment d’avoir commis une erreur se dissipe, elle se rappelle à quel point quitter David l’a libérée. Elle se remet alors à penser à Lucas, celui qui, d’après David, est la source de tous leurs malheurs, alors qu’en réalité, il s’agit surtout de la source de son malheur à lui. Lucas n’a été que «l’élément déclencheur» de l’histoire. David entrait dans une colère noire quand elle utilisait ces mots.

Lui, l’élément déclencheur, récupère ses costumes au pressing, inconscient de toute cette colère qui ne lui plairait guère, non pas que ces disputes le concernent mais parce qu’il n’apprécie pas les gens qui hurlent. Toutes ces choses auxquelles tant de gens croient, mais qui paraissent futiles à ses yeux: les émotions fortes, l’amour avec un grand A, le mariage, l’égalité, la non-violence, la démocratie. Il monte les marches quatre à quatre, accroche ses vêtements dans l’armoire, claque la porte d’un geste qui lui donne suffisamment d’élan pour pivoter d’un tour complet sur son talon gauche. Il se sent vivant. Il s’admire dans le miroir, apprécie son beau visage anguleux, il ne repense que très rarement à son enfance, quand il n’était encore qu’un gamin rondouillard et différent. Il ne sait rien des disputes qui éclatent entre Terri et David, même s’il peut les imaginer. Il le peut, mais il ne le fait pas. Il lui est désagréable de penser à toute la famille qu’elle traîne derrière elle, un homme en rage, deux filles énervées, des dettes et des comptes communs, du mobilier qu’il faut partager. Il ne veut pas être mêlé à cet héritage. Il dévale les escaliers, le soleil illumine sa cuisine si peu souvent utilisée, il pense à Terri et à son corps frémissant, elle a quelque chose de dur en elle, un côté avide jamais apaisé qui lui plaît beaucoup.

Il a été voir une prostituée plus tôt dans la journée, il ne l’avouera pas à Terri, il ne croit pas non plus à la sincérité. Dans une discussion hypothétique voici ce qu’il lui dirait : «exactement la raison pour laquelle ton mariage n’a pas fonctionné, après vingt-cinq ans, tu t’es enfin rendu compte qu’il est désastreux d’appartenir à l’autre, de disposer de son existence, de sa vie sexuelle, de ses fantasmes.» Si on s’abandonne tout entier, il ne reste plus rien de nous. Terri ne pourrait pas mener cette discussion, ne songerait qu’à ce qu’elle a fait pour David, elle aurait peur de ne pas pouvoir faire confiance à Lucas, elle serait tiraillée entre les deux, être seule ou avec lui, entre une chose et son contraire, ne saurait pas quoi répondre. Lucas boit un verre d’eau. Les avantages d’une pute, c’est que le client paye pour ce qu’il désire et qu’ensuite il prend la porte sans être lié par aucune obligation. Il ne va pas voir de toxicomanes, de femmes malades ou trop bon marché. Il pense être un client apprécié, car il est beau, propre sur lui et il sait se tenir. Il demande toujours la même chose, une pipe et une pénétration, de préférence anale. Il se sent puissant et revigoré quand il sort dans la rue.

La chaleur ne semble pas vouloir quitter la ville ce soir-là. David a les yeux grands ouverts dans l’obscurité de sa chambre, il pense à tout ce qui l’attend, au fardeau qui pèse sur ses épaules, au conseiller conjugal qui les a mis sur la liste d’attente, à sa colère inutile qui n’y changera rien. Alors qu’il cesse de penser à ses responsabilités pour réfléchir au lendemain, quand il quittera son travail plus tôt, à seize heures s’il y arrive, pour rester plus longtemps chez Sev, jusqu’après minuit, après avoir fait croire à ses enfants qu’il se rend à une fête, alors qu’elle hante ses pensées, son corps plantureux, son esprit vif, qui lui donnent l’impression qu’à ses côtés, il peut enfin être lui-même, un nouveau lui-même qu’il commence seulement à découvrir, alors un cri strident le ramène à la réalité. Ally – il est de nouveau alerte. Il peut rajouter les cauchemars à sa liste d’inquiétudes. Après avoir contemplé son petit visage plongé dans un sommeil profond, il referme délicatement la porte derrière lui, remonte à l’étage où il fait meilleur et se faufile dans ses draps le corps en sueur, il reprend sa liste depuis le début: les cauchemars d’Ally, les devoirs de Krista, Krista qui refuse d’adresser la parole à Terri, le divorce qui reste à négocier, les avocats, la pension alimentaire, l’hypothèque, la garde des enfants, Noël, les vacances, les parents de Terri – comment s’y prendre, ce point relève-t-il de sa responsabilité? -, la conseillère conjugale, convaincre Terri d’adhérer à la démarche en attendant leur tour sur la liste d’attente. «Une conseillère conjugale?», avait-elle demandé, «Qu’est-ce que tu en attends?» De l’apaisement, avait-il répondu. Elle l’avait fusillé du regard. Il aurait voulu qu’elle meure, il repose sur le lit, les poings fermés, il aurait voulu qu’elle meure et être veuf.

Terri essaye de se détendre de l’autre côté du fleuve, en commençant par ses orteils et en remontant vers la tête, elle doit se concentrer sur son corps, pas sur celui de Lucas allongé auprès d’elle et sous lequel elle rêverait de se glisser, elle a l’impression que seul le poids de son corps peut la détendre. Lui a abusé du vin et sa respiration est lourde. Dans son demi-sommeil il pense à demain, quand il la baisera de nouveau à la première heure, dès qu’ils seront réveillés, il se demande si elle le laissera faire ce qu’il veut, il pense à ses petites fesses bien fermes.

Extraits de Liefde, als dat het is (L’amour, si c’en est), Uitgeverij Van Oorschot, Amsterdam, 2019, pp. 9-13 et 22-27.
Portret klein kopie M Schermer

Marijke Schermer

écrivaine

© A. Louwes.

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