L’anglais à l’université en Flandre et aux Pays Bas, why (not)?
L’anglicisation croissante des cours dans l’enseignement supérieur aux Pays-Bas et la nécessité pour les universités flamandes d’être plus libres dans le choix de l’anglais: voilà des questions d’actualité plutôt controversées. Dans le Nord surtout, les critiques fusent, au point que le mot «débridé» pointe chaque fois qu’on évoque l’anglais comme langue d’enseignement universitaire. État des lieux et perspectives.
Le débat fait rage depuis une dizaine d’années aux Pays-Bas, car les questions sont épineuses: comment s’imposer en tant que petit pays dans un contexte universitaire mondialisé? Comment utiliser l’anglais sans qu’il ne devienne un «globish» sans nuances? Comment rester attractif pour des chercheurs qui, sinon, partiraient aux États-Unis, au Canada ou en Australie? Comment maintenir le néerlandais comme langue culturelle et sociale dans un environnement multiculturel? Et surtout: quelles sont les leçons à tirer après plus de dix ans d’anglicisation poussée?
Quand Jo Ritzen, alors ministre de l’Éducation, avait mis les pieds dans le plat au début des années 1990, le mur de Berlin venait de tomber, les étudiants européens se jetaient avec enthousiasme sur le programme Erasmus, la mobilité et l’internationalisation étaient sur toutes les lèvres. Selon M. Ritzen, 30 % des cours des universités néerlandaises devaient à terme pouvoir être proposés en anglais.
Aussitôt dit, aussitôt fait. Dans le domaine de l’enseignement et de la recherche scientifique, la proposition a trouvé un large soutien; politiques et parlementaires se sont immédiatement mis au travail. Résultat: en 2022, pas moins d’un tiers des programmes de bachelor néerlandais et plus de deux tiers des masters sont enseignés en anglais.
Comment maintenir le néerlandais comme langue culturelle et sociale dans un environnement multiculturel?
«Aucun pays d’Europe n’a autant misé sur l’anglais comme langue d’enseignement supérieur», déclare Godelieve Laureys, professeure émérite de linguistique à l’université de Gand et co-autrice du rapport Language Matters. Language use and language policy at Flemish universities (La langue compte: usage de la langue et politiques linguistiques dans les universités flamandes), que l’Académie royale flamande des sciences et des arts (KVAB) vient de publier. «Les Pays-Bas étant un pays de commerçants par excellence, les universités y ont observé avec préoccupation comment le flux mondial d’étudiants ignorait l’Europe. Ils ont voulu en capter une partie.»
Rendre les Pays-Bas plus connectés à la recherche internationale, préparer les jeunes Néerlandais au marché du travail mondial et attirer davantage d’étudiants étrangers: tels étaient les principaux objectifs des politiques à l’époque.
Et cette dernière ambition a certainement été réalisée: au cours des 15 dernières années, les universités et les établissements d’enseignement supérieur néerlandais ont quasiment multiplié par quatre le nombre d’étudiants étrangers. Pour l’année universitaire 2021-2022, les Pays-Bas comptaient jusqu’à 115 000 inscriptions «internationales», tandis qu’environ 40 % de tous les étudiants universitaires de première année ne sont plus néerlandais.
Aucun pays d'Europe n'a autant misé sur l'anglais comme langue d'enseignement supérieur que les Pays-Bas
Si la majeure partie des jeunes concernés viennent d’Europe et notamment d’Allemagne, un peu moins de 20 000 Asiatiques, principalement de Chine et d’Inde, ont également trouvé le chemin des Pays-Bas. Viennent ensuite l’Amérique du Nord et du Sud, l’Afrique et l’Océanie.
L’anglicisation, qui suit ce même rythme, illustre bien l’histoire de la poule et de l’œuf: plus il y a de cours en anglais, plus il y a d’étudiants étrangers; plus il y a d’étrangers à l’université, plus vite elle passe à l’anglais. À l’université de Twente, le néerlandais n’est plus la langue d’enseignement depuis deux ans; avec son fameux «Brainport», Eindhoven s’y est même pris plus tôt encore; à Maastricht, l’évolution est tout aussi spectaculaire.
«En tant que chercheur, vous voulez simplement avoir les meilleurs éléments dans votre équipe», explique le professeur Andries de Grip de la School of Business and Economics de l’université de Maastricht. «La nationalité n’a pas d’importance. Et si vous voulez un emploi en économie, dans une banque ou une entreprise internationale, se prévaloir d’une formation en anglais est une véritable valeur ajoutée. Dans mon domaine, toute la terminologie est déjà en anglais. Cela s’applique également à la gestion, tout comme aux départements des finances, de la comptabilité et des ressources humaines en entreprise; l’anglais envahit tout simplement l’ensemble de notre domaine de travail.»
Environ 40 % de tous les étudiants universitaires de première année ne sont pas néerlandais
De plus, Maastricht bénéficie de sa situation géographique: «périphérique aux Pays-Bas, mais très centrale en Europe et dans l’Eurégion. Lorsque nous nous asseyons autour de la table pour des projets eurégionaux avec des partenaires de la Rhénanie du Nord, des provinces de Liège et du Limbourg ou de la Belgique germanophone, je peux en témoigner: lors de notre première réunion, chacun parle sa langue nationale, le néerlandais, l’allemand ou le français, et c’est un peu la galère. Mais à la réunion suivante, par commodité, cela devient vite l’anglais.»
To teach or not to teach
Si l’internationalisation est une réussite rigoureuse au niveau des chiffres, l’étudiant en sciences politiques Arthur Wiggers (université d’Amsterdam, Hertie School of Governance, Berlin) craint que l’amélioration qualitative promise des universités néerlandaises ne suive pas nécessairement. «Je me suis raisonnablement bien informé», dit-il, «mais j’attends toujours des preuves concluantes que la poursuite de l’enseignement supérieur en anglais présente plus d’avantages pour une société. En outre, je trouve que de nombreux étudiants et enseignants s’expriment assez mal en anglais. On le voit dans les groupes de travail et lors de la rédaction de dissertations.»
M. Wiggers, qui y a consacré un article d’opinion dans le quotidien Het Parool, craint donc un appauvrissement, d’autant plus que les étudiants néerlandais n’apprendraient plus à s’exprimer en néerlandais académique. De même, pourquoi les étudiants en droit néerlandais de l’université Erasmus de Rotterdam devraient-ils discuter en anglais? Où est le bénéfice si, en administration publique, les statistiques sont uniquement enseignées dans la langue de Shakespeare – kind of?
Arthur Wiggers: Le déclin des compétences linguistiques en néerlandais aura des conséquences sur le marché du travail
«Le déclin des compétences linguistiques en néerlandais aura des conséquences sur le marché du travail», prédit Arthur Wiggers. «Le néerlandais reste essentiel dans des professions telles que médecin généraliste, juge ou notaire.»
Cette observation rejoint l’avis de la psycholinguiste Annette de Groot (université d’Amsterdam), une voix active en matière de l’anglicisation: «la langue académique et scientifique doit s’appuyer sur la précision et la nuance, et c’est là que les Néerlandais qui étudient en anglais ne sont pas à la hauteur. 20% des étudiants de première année ne connaissent déjà pas suffisamment le néerlandais», constate Mme De Groot, «mais 100% des étudiants s’avèrent déficients en ce qui concerne l’anglais académique. Le vocabulaire anglais de l’étudiant néerlandophone moyen est inférieur d’au moins 40% à son vocabulaire néerlandais. Étudier dans une langue que vous ne maîtrisez pas suffisamment est plus éprouvant mentalement et rend vos études plus difficiles.»
Pourtant, «le débat sur l’anglicisation a tout intérêt à ne pas se transformer en un plaidoyer Contre l’anglais!», avertit Godelieve Laureys, en référence au titre délibérément polémique d’un livre publié en 2019 sur le sujet, et dans lequel Annette De Groot a publié un chapitre.
«De nombreux arguments cités par les opposants à l’anglicisation tiennent en effet la route, même s’ils s’avèrent parfois trop simplifiés. Le néerlandais est influencé par l’anglais parce que les langues sont tout simplement soumises aux relations politiques et économiques du moment, cela a toujours été ainsi,» affirme Mme Laureys. «Mais le néerlandais est-il menacé par l’anglais? Non, le néerlandais reste une langue robuste et codifiée, utilisée de manière fonctionnelle dans tous les contextes sociaux, et étudiée à un haut niveau. Il est donc peu probable que notre langue disparaisse de sitôt.»
Annette de Groot: Étudier dans une langue que vous ne maîtrisez pas suffisamment est plus éprouvant mentalement
Arthur Wiggers ne veut pas non plus «dire adieu à l’anglais. Par définition, il n’y a pas de retour en arrière. Mais il y a une autre voie à suivre: pourquoi ne pas encourager les étudiants étrangers à apprendre le néerlandais? Ils auront alors plus de chances aux Pays-Bas et pourront s’intégrer au marché du travail. C’est tout à leur avantage.»
M. Wiggers sait de quoi il parle. Il a effectué un Erasmus à Paris, a eu le plaisir d’étudier à la Cité universitaire et internationale et a fait Sciences Po, en grande partie en français. «Les Néerlandais ont toujours des stéréotypes sur la façon dont les Français s’investissent dans leur langue, mais j’ai trouvé le français vraiment amusant à apprendre, et puis tout le monde vous aide.» D’ailleurs, en français ou non: «dans son domaine, Sciences Po est classé deuxième au monde, entre Harvard et Oxford!»
«Les étudiants étrangers cherchent simplement la voie de la moindre résistance», observe Annette de Groot. «Opter pour l’anglais signifie qu’ils ne font plus l’effort d’apprendre le néerlandais, qu’ils ne se mêlent pas aux Néerlandais et recherchent surtout la compagnie de leurs propres compatriotes. Il y a vingt ans, les étudiants étrangers faisaient encore ces efforts. Il y avait alors un multilinguisme et une véritable internationalisation, et non le provincialisme d’une anglicisation presque totale.»
«Dans ce système, les étudiants sont uniquement baignés dans le paradigme anglo-saxon et néolibéral», prévient M. Wiggers. «En première année de sciences politiques, nous parlons davantage des quartiers à problèmes de Chicago que du Schilderswijk à La Haye. Avec l’anglicisation, nous perdons d’un seul coup notre focus sur les sujets néerlandais, qui sont eux aussi d’une grande importance.»
«On ne parle plus des Pays-Bas,» reconnaît Mme De Groot, qui a elle-même donné des conférences en anglais. «Les trois quarts des étudiants en psychologie de ce pays viennent désormais de l’étranger et tous utilisent exclusivement des manuels en anglais.»
Un débat sensible
Non seulement l’étudiant néerlandais est progressivement évincé des universités néerlandaises, mais l’usage de l’anglais est particulièrement pernicieux pour les étudiants issus de l’immigration. Ils ont souvent travaillé dur pour apprendre le néerlandais et doivent l’abandonner en raison de l’anglicisation de l’enseignement supérieur. En outre, l’exclusion du néerlandais conduit non seulement à une connaissance très partielle de la langue mais provoque aussi des dommages à la société néerlandaise. Pour les jeunes qui ne viennent pas d’un milieu très instruit et qui ont déjà du mal à se connecter aux élites, l’anglicisation fait surgir de nouveaux obstacles.
«Et pourtant, dans la guerre des mots parfois virulente qu’entraîne l’anglicisation, les critiques sont souvent accusés d’être nationalistes, étroits d’esprit ou passéistes. Dès que vous parlez des effets secondaires sociaux, on vous place dans le mauvais camp politique», témoigne Annette de Groot. «C’est la raison pour laquelle presque plus personne n’ose prendre la parole sur ce sujet.»
L'usage de l'anglais est particulièrement pernicieux pour les étudiants issus de l'immigration
En Flandre, où l’on a, contrairement aux Pays-Bas, une expérience historique du pouvoir émancipateur des luttes linguistiques, l’anglicisation a non seulement commencé plus tard, elle ne s’est pas non plus enracinée aussi profondément. En raison de quotas imposés par décret, les universités flamandes ne sont autorisées à proposer que 6% de leurs cours de bachelor en anglais. Les masters peuvent aller jusqu’à 35%, à condition que le programme en question existe également en néerlandais dans l’une des cinq universités. En outre, dans les bachelors néerlandophones, un maximum de 30 crédits sur 180 seulement peuvent être obtenus en anglais. Dans les masters, c’est la moitié.
Trop peu, se plaignent les universités flamandes, pour qui un tel carcan menace de compromettre leur internationalisation. De nombreuses institutions regardent dès lors jalousement vers les Pays-Bas.
«Les points faibles de la politique flamande résident dans le fait qu’elle est trop quantitative et trop condescendante», affirme Godelieve Laureys. «Elle met également tous les programmes d’étude dans le même sac. Or tous ces programmes n’ont pas le même besoin de l’anglais comme langue d’enseignement. Vu la politique restrictive du gouvernement flamand, même les quotas maximaux ne sont pas tous atteints. Notre recommandation est donc qu’on rende le choix de l’anglais plus libre dans certains programmes et qu’en même temps, on se concentre davantage sur la différenciation.»
«Le message principal de notre rapport est qu’il ne s’agit pas de raisonner en ou/ou mais bien en et/ou», poursuit Mme Laureys, «et que les universités ont des défis à relever pour assurer la qualité de l’anglais aussi bien que du néerlandais.»
Godelieve Laureys: Le point faible de la politique flamande est qu'elle est trop quantitative et trop condescendante
Et pourtant, lorsqu’on parle de la recherche scientifique, cet autre volet de l’activité universitaire, «la bataille a en fait déjà été livrée», admet la professeure. «Là, l’anglais est vraiment nécessaire si l’on veut avoir une large audience et maintenir sa position dans les classements. Toutefois, nous devons veiller à ce que les publications en néerlandais et dans d’autres langues puissent, elles aussi, recevoir la qualification A, et qu’elles ne soient pas considérées comme inférieures simplement parce qu’elles sont rédigées dans une autre langue que l’anglais.»
Bien que le débat sur l’anglais tourne principalement autour de l’enseignement supérieur et universitaire, on n’a là qu’une partie de la photo. La tendance se confirme également dans les entreprises néerlandaises et belges, et dans la société en général. Chez les jeunes surtout, l’anglais se révèle très populaire. En Flandre, le français comme deuxième langue a même beaucoup reculé.
«L’anglicisation est un courant de fond, il est difficile de mettre en œuvre une politique à l’encontre d’une tendance sociale», estime Andries de Grip. «De plus, l’argument selon lequel les enseignants et les étudiants néerlandais parlent mal l’anglais ou qu’ils perdent leur néerlandais à cause de l’anglais, s’est répandu.»
Andries de Grip: L'anglicisation est un courant de fond contre lequel il est difficile de lutter
«C’est fantastique d’entendre que les étudiants s’expriment souvent avec aisance et sans effort en anglais», se réjouit Godelieve Laureys. «L’argument comme quoi beaucoup d’entre eux parleraient un mauvais anglais n’est pas vraiment fondé. D’ailleurs, aux Pays-Bas, la polémique n’a vraiment démarré que lorsque, après les universités, les hautes écoles sont, elles aussi, passées à l’anglais. Leur public cible y était clairement moins bien préparé, et c’est là que le problème de l’anglais est devenu le plus visible.»
Agenda caché
En outre, ce qui contrarie les opposants de l’anglicisation aux Pays-Bas, c’est le fait que les universités ne s’y sont fondamentalement pas montrées très honnêtes quant à leurs objectifs: contrairement à la Belgique, où l’État garantit largement le financement, les ressources des institutions néerlandaises sont devenues très dépendantes du nombre d’inscriptions d’étudiants internationaux.
«En fait, le cosmopolitisme promis n’était qu’un faux prétexte», constate Arthur Wiggers. «La base de cet écueil est le système de financement, totalement pervers», estime, quant à elle, Annette de Groot. «Jusqu’il y a peu, rares étaient les universités néerlandaises qui parvenaient à expliquer leur politique linguistique.»
Et le tournant n’a toujours pas été pris, craint la professeure, même si la prise de conscience des effets secondaires indésirables de l’anglicisation est bien là. L’opinion publique semble elle aussi avoir «basculé» et les universités néerlandaises doivent, plus que jamais, prendre position en cette matière.
Le monde politique également a fini par se réveiller. Ainsi, en 2019, la ministre de l’Éducation Ingrid van Engelshoven (du parti centriste D66) avait préparé une loi pour protéger le néerlandais comme langue d’enseignement de manière plus contraignante. Mais le cabinet est tombé et le projet de loi a été déclaré «controversé» à la Chambre basse, c’est-à-dire irrecevable. L’actuel ministre Robbert Dijkgraaf (D66 lui aussi) doit revoir sa copie.
«Le fait est qu’il n’est même pas nécessaire de réviser la loi», souligne Mme De Groot, «nous avons une loi de 1992 qui stipule qu’une langue d’enseignement autre que le néerlandais n’est possible que si l’enseignement l’exige. Il ne reste plus qu’à faire appliquer cette loi. En attendant, le nombre de cours en anglais augmente année après année. Si cela continue ainsi, les jeux seront faits.»
© Universiteit van Tilburg
Pour ou contre l’anglais dans l’enseignement supérieur? La discussion est aussi complexe qu’insoluble, même si certaines lignes de force se dégagent, alors qu’en Flandre il faudrait laisser la politique se décanter davantage, les Pays-Bas pourraient bénéficier d’un engagement renouvelé du gouvernement en tant que régulateur.
L’anglais peut certainement avoir sa place dans les cours qui ont un profil éminemment mondial ou international, mais il devrait au moins être possible que le néerlandais reste la langue principale dans les cours dont le débouché est d’abord orienté vers le marché du travail néerlandophone. To be continued, donc.