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L’appropriation réciproque des identités: la collaboration «mystique» avec Alain Platel

18 octobre 2021 5 min. temps de lecture Passerelles entre francophonie et néerlandophonie

Fabrizio Cassol est saxophoniste, compositeur et cofondateur du groupe belge de jazz d’avant-garde Aka Moon. Son parcours et son œuvre peuvent se lire comme une série de traversées artistiques, musicales et humaines. Il a collaboré avec plusieurs chorégraphes et metteurs en scène flamands de renom. Au début des années 2000, Cassol a rencontré le chorégraphe Alain Platel, fondateur des Ballets C de la B. C’était le début d’une collaboration fascinante.

La proposition d’écrire le présent article m’honore, parce qu’elle m’invite à exprimer mon admiration profonde pour certains artistes avec qui j’ai eu la chance de collaborer, et à la fois me trouble parce que je me sens confronté à un concept d’appartenance défini par la notion de frontière linguistique au sein d’un même pays. Né de parents italiens dans la région liégeoise et bruxellois d’adoption, je me suis toujours senti comme un électron libre à l’identité spongieuse, acceptant l’étrangeté comme un fluide libérateur.

À la recherche de l'âme cosmique

Depuis un séjour chez les Pygmées Aka au cœur de la forêt centrafricaine en 1992, je n’ai cessé de vibrer en compagnie d’artistes de toute notre planète avec une intensité à en perdre le souffle. Imaginer des «terres d’accueil» constitue l’essentiel de ma démarche, des architectures émotionnelles où l’envie de rassembler tisse la complexité des différences tout en harmonisant les visions.

Ceci pourrait constituer la raison principale qui a donné l’envie à certains créateurs comme le chorégraphe flamand Alain Platel de me proposer des collaborations.

Dans ma langue intérieure et personnelle, j’ai pris l’habitude de nommer ces artistes «âmes cosmiques». Une qualité d’âme qui se distingue par le fait d’avoir une profonde connaissance de son patrimoine tout en étant habité par la nécessité de se fondre dans d’autres cultures, telle une aspiration irrésistible vers l’altérité.

Je pourrais même dire que depuis une trentaine d’années j’ai patiemment recherché ces âmes cosmiques de continent en continent, ce qui me permet de comprendre certains mystères qui relient des cultures aux savoirs souvent impénétrables. Quelle que soit l’appartenance religieuse ou laïque, géographique, ethnique, de genre ou d’âge, chacune de ces «âmes cosmiques» porte une mémoire en perpétuelle réinvention, des individualités qui se transcendent mutuellement, portées par des collectivités toujours reconstituées.

Si les créations avec Platel et ses Ballets C de la B se sont étendues jusqu’à aujourd’hui sur une quinzaine d’années, et si l’on s’en tient aux arts de la scène de Flandre et Bruxelles, d’autres ont nourri mon parcours. Précédemment j’ai collaboré avec Anne Teresa De Keersmaeker ou tg Stan, et tout récemment avec la jeune Lisaboa Houbrechts pour I Silenti, qui a vu le jour en juin 2021.

Alain Platel a rejoint la cour des grands maîtres flamands et restera à son tour une source d'inspiration fascinante, incontournable et inépuisable

Concernant les Ballets C de la B ou Rosas, force est de constater que ces compagnies sont multiculturelles par l’ensemble des artistes qu’elles brassent. Tous les continents y sont représentés et il est assez courant de ne pas avoir une langue en commun. Je voudrais également citer l’étroite relation avec le Théâtre royal flamand à Bruxelles sous la direction de Jan Goossens pendant une dizaine d’années. Un espace de création dédié au partage et à la réflexion dans un contrepoint de mains tendues sous le sceau de l’engagement artistique, sociétal et humain.

Une appropriation réciproque des identités: Alain Platel

Comme il m’est impossible dans le cadre qui m’est ici imparti de partager ne fût-ce que l’essentiel de ces multiples rencontres, je me focaliserai sur un angle de vision des créations avec Alain Platel.

Notre première rencontre fut hautement symbolique, puisqu’elle se situe à Jérusalem. Comment soupçonner que les discussions nourries par l’aura de la ville sainte allaient engendrer une si longue amitié? Si je devais résumer en un mot la qualité de notre collaboration, je choisirais celui de «mystique», une approche sensible vers les plus démunis et imprégnée par des élans compassionnels, telle que l’évoquent les œuvres qui nous ont servi d’inspiration.

La première pièce fut «VSPRS» avec l’adaptation des Vêpres de Monteverdi. Musique sacrée dédiée à la Vierge Marie mais recontextualisée au service d’une quête des mystères de l’hystérie et de la transe. Un art du tremblement qui a donné naissance pour chacun de nous à de nouvelles voix artistiques qui résonnent encore aujourd’hui: la découverte d’un nouveau langage corporel pour Platel, et pour ma part une façon inédite de traiter notre patrimoine culturel en le déplaçant, en le faisant résonner avec d’autres sources musicales.

Ensuite la cérémonie d’ouverture de la nouvelle salle du Théâtre flamand à Bruxelles avec un immense chœur constitué de plusieurs chorales comme un puzzle des identités bruxelloises. Une façon de proclamer ce nouveau lieu ouvert à toutes et tous, quelles que soient les appartenances. J’y ai mis en musique la prière de saint François d’Assise, déclaration humaniste bien au-delà du symbole religieux. Une procession méditative allant inéluctablement vers un tourbillon humain et sonore aspiré par la lumière et la joie.

La troisième étape a été pitié! inspirée par la Passion selon saint Mathieu de Bach. Le rôle du Christ était assumé par le jeune contre-ténor congolais Serge Kakudji, une anticipation visionnaire sur ce qui allait éclore dans le monde de l’art, l’ouverture aux grands débats postcoloniaux.

Succéda Coup Fatal avec comme partenaire le musicien Rodriguez Vangama. Symbiose entre les musiques congolaise et baroque, même si un des moments forts a été la reprise du To Be Young, Gifted and Black de Nina Simone. Une aventure complexe qui aura nécessité une préparation étalée sur quatre ans à Kinshasa.

Enfin, le récent Requiem pour L. avec des musiciens de la République démocratique du Congo, d’Afrique du Sud et d’Europe. Une cérémonie de deuil réinventée au départ du Requiem de Mozart et animée par une musique bouillonnante de vie face à un écran géant d’où l’on pouvait suivre les derniers instants de Lucie.

Dans ces deux dernières créations, les musiciens étaient totalement impliqués physiquement comme une allégorie de corps libérés, empreints d’une théâtralité naturelle mais extrêmement précise et puissamment évocatrice de l’expression humaine. Coup Fatal comme un hymne à la vie, Requiem pour L. comme un chant de la mort.

Si Platel a souvent décrit son œuvre comme «bâtarde», je dirais qu’elle contribue à la créolisation des langages du corps par une appropriation réciproque des identités. Sa force puissante et radicale, forgée par un courage au-delà de l’imaginable, révèle les beautés cachées d’une humanité que l’on pourrait croire perdue d’avance. L’urgence épidermique de son art laisse entrevoir les forces invisibles qui nous stimulent et le murmure des gestes crée une polyphonie à la lisière de l’inouï.

En cela, peut-être, Platel «boucle la boucle» pour rejoindre la cour des grands maîtres flamands et restera à son tour une source d’inspiration fascinante, incontournable et inépuisable.

Fabrizio Cassol

Fabrizio Cassol

saxophoniste et compositeur

© photo: Chr. Van der Burght

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