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arts

L’architecte Michel de Klerk en inspirateur de l’école d’Amsterdam

Par Bart Van der Straeten, traduit par Caroline Coppens
16 juillet 2024 11 min. temps de lecture

Il a réalisé des bâtiments extravagants, conçu des meubles, des intérieurs et des horloges, réalisé d’innombrables dessins et produit des œuvres graphiques. Et pourtant, l’architecte Michel de Klerk est tombé dans l’oubli. Une belle exposition au musée Het Schip à Amsterdam lui restitue aujourd’hui sa place de figure centrale de l’école d’Amsterdam et le met au rang des innovateurs architecturaux, aux côtés de Berlage et de Dudok.

La renommée d’un artiste est une chose étrange. Il arrive qu’un artiste travaille de son vivant dans l’oubli le plus complet, mais que, des années après sa mort, il soit tout de même considéré comme l’un des grands de son époque. Le contraire peut se produire également: le nom de l’artiste disparaît dans la nuit des temps au cours des décennies qui suivent sa présence sur terre, alors qu’il était considéré par ses contemporains, dans son pays ou à l’étranger, comme l’une des forces les plus puissantes de sa génération. C’est le cas de l’architecte et designer polyvalent Michel de Klerk (1884-1923).

L’histoire de l’architecture néerlandaise du début du XXe siècle a surtout retenu les noms de Berlage, de Dudok et de Rietveld. Or, une intéressante exposition au musée Het Schip à Amsterdam montre que Michel de Klerk était l’une des figures centrales d’un mouvement qui s’est largement répandu: l’école d’Amsterdam. Après son décès prématuré, des suites d’une pneumonie, le jour de son trente-neuvième anniversaire, pas moins de cinq numéros de Wendingen, la revue de l’association Architectura et Amicitia dont De Klerk était un membre actif, ont été consacrés à son œuvre. Ses édifices ont aussi été évoqués –généralement en des termes très favorables– dans des revues et des livres flamands, français, britanniques, italiens, japonais et américains.

Cet Amstellodamois juif, né en 1884, n’a pourtant pas reçu beaucoup d’éducation. La pauvreté régnait dans le quartier juif où a grandi ce fils d’un tailleur de diamants et qui était un terreau fertile pour le socialisme naissant. Les idéaux de cette idéologie se retrouvent dans les «palais ouvriers» que De Klerk concevra plus tard, tels que les cités résidentielles De Dageraad et Spaarndammerplantsoen.

Le jeune Michel, surnommé Sam, est doué pour le dessin et son talent sera remarqué par l’architecte à succès Eduard Cuypers, neveu du célèbre Pierre Cuypers, architecte notamment du Rijksmuseum et de la gare Centrale d’Amsterdam. À 14 ans, Michel rejoint le studio de Cuypers, où dominent les idées du mouvement Arts and Crafts anglais. Les architectes doivent y collaborer avec des artisans et se former à l’artisanat. De Klerk réalise d’abord des dessins: des esquisses et des portraits, mais aussi des projets de maisons et de quartiers résidentiels, qu’il soumet en son nom propre à des concours.

Entre-temps, il va chercher pour le studio l’inspiration au Royaume-Uni, en Allemagne et en Belgique –il visite notamment l’exposition universelle de Bruxelles en 1910. Mais c’est la Scandinavie, où il passera sa lune de miel après son mariage avec Lea Jessurun en 1910, qui l’impressionnera le plus. Il suffit de regarder la carte postale que De Klerk a envoyée à un ancien collègue et qui montre la tour du Paladshotel à Copenhague pour savoir ce qui lui a inspiré la future tour du Schip.

Pour arrondir ses fins de mois, il arrive aussi à De Klerk de dessiner sur commande, notamment des vignettes pour des entreprises, ce que nous appellerions aujourd’hui des logos. Il participe également à des concours d’affiches et reçoit par l’intermédiaire du fonctionnaire J.F. van Royen, amateur d’art, des commandes d’armoiries, de boîtes aux lettres et de timbres pour les services postaux des Pays-Bas, les PTT.

De Klerk ne deviendra réellement architecte que lorsqu’il rejoindra le studio des frères Waanders à titre d’indépendant. Sa première réalisation est une maison d’habitation à Uithoorn: la façade en briques, le relief avec des renfoncements et des saillies, les détails décoratifs, l’attention portée aux ferronneries, aux jardinières, aux gouttières, tous ces éléments typiques ne feront que s’accentuer dans son œuvre ultérieure.

La consécration viendra plus tard, lorsqu’il concevra des édifices beaucoup plus grands. En 1912, il achève la Hillehuis, un immeuble à appartements situé sur la Johannes Vermeerplein. Étant donné que De Klerk a conçu la façade comme une unité, qu’il l’a ornée de nombreuses décorations en briques rompant l’austérité et qu’il a dessiné lui-même les ferronneries et les garnitures des portes, ce bâtiment est considéré comme le véritable point de départ de l’école d’Amsterdam.

L’architecture prônée par De Klerk: une œuvre d’art totale dominée par le romantisme et la fantaisie

De Klerk a également participé à la conception et à la construction de l’exemple le plus célèbre de ce mouvement. Officiellement, le maître d’œuvre de la Scheepvaarthuis sur la Prins Hendrikkade était Joan van der Meij, mais dans la pratique, Piet Kramer et Michel de Klerk ont fait plus que leur part du travail en tant qu’assistants. Le budget était presque illimité, ce que reflètent aussi les intérieurs luxueux.

De Klerk s’est ainsi occupé de la salle de réunion de la Koninklijke Paketvaart Maatschappij (KPM): il a littéralement tout conçu lui-même dans cette pièce, des lambris aux meubles en bois, de la moquette au plafonnier et à la porte ornée d’un paradisier… Il s’agit de l’expression parfaite de l’architecture prônée par De Klerk –si on en croit un texte rare où il dévoile ses idées: une œuvre d’art totale dominée par le romantisme et la fantaisie, et qui s’efforce d’ennoblir «l’art de l’industrie et de l’utilitaire».

Il accomplira une telle œuvre d’art totale dans les trois immeubles d’habitation qu’il concevra par la suite au Spaarndammerplantsoen. Le premier sera qualifié de «vie unique de forme et de couleur» par l’architecte flamand Huib Hoste, pionnier de l’architecture moderniste en Belgique. Avec ses toits de forme parabolique, l’utilisation très diversifiée des matériaux, la construction expressive en briques et les sculptures d’angle comiques (comme un lutin chaussé de sabots en bois!), cet immeuble montrera quelque chose d’inédit, de totalement nouveau. De Klerk s’impose définitivement comme l’innovateur le plus important de son époque.

Le deuxième immeuble d’habitations se greffe sur le premier, mais des appareillages inhabituels (notamment des chevrons et des ondulés), des éléments indiens et l’utilisation de tuiles comme éléments illustratifs lui confèrent tout de même un caractère propre. Huib Hoste verra dans ce deuxième immeuble une «relation très réussie entre bâtiments et espaces ouverts». Il le qualifiera d’«exemple de la manière dont une place moderne peut être conçue» et souhaitera que «tous les bâtisseurs d’Amsterdam aillent le voir». On ignore ce que Hoste a pensé du troisième immeuble résidentiel de la place.

À la demande de l’association de logement Eigen Haard –dont il a également conçu le logo–, De Klerk dessinera le plus mémorable de tous ses projets: Het Schip (qui abrite aujourd’hui le musée éponyme où se tient l’exposition sur De Klerk). Le bâtiment, situé sur une parcelle triangulaire peu pratique, se distingue par ses briques de Groningue rouge orange vif, la combinaison de l’horizontalité et de la verticalité et les oriels d’angle saillants («cigares») presque laids.

Comme dans le deuxième bloc de la Spaarndammerplantsoen, l’alternance entre espaces ouverts et fermés est surprenante et bien réfléchie, et plus encore que là, des motifs indiens sont intégrés dans la conception –le fait que De Klerk ait eu un collaborateur sino-indien en la personne de Liem Bwam Tjie peut expliquer cette particularité. Mais ce qui attire le plus l’attention, c’est l’intérieur du petit bureau de poste situé dans le bâtiment, brillant exemple de l’architecture intérieure de l’école d’Amsterdam, et la tourelle élancée, inutile mais très esthétique, qui surmonte le bâtiment: un «motif de pur sentiment» selon certains, d’une «fragilité virginale» selon d’autres.

Het Schip fera forte impression, aux Pays-Bas comme à l’étranger. «Dans quelques années, tout étranger qui le découvrira dans le guide Baedeker vous interpellera à son sujet», prédira un critique. Le Bouwkundig Weekblad notera l’émerveillement des cercles d’élite «de Londres, de Berlin et de Vienne». Quant au journal belge Le Soir, il qualifiera le quartier de «monstrueux», reconnaissant l’influence allemande, mais citant également les tragédies de Maurice Maeterlinck et l’œuvre d’Henry van de Velde comme références. Le fait qu’avec Het Schip et sa tourelle, De Klerk ait créé un nouveau point de repère est sans doute le mieux démontré par un projet du très jeune Renaat Braem. À dix-huit ans, alors qu’il étudie à l’Académie d’Anvers, le futur moderniste et rationaliste dessine l’affiche annonçant une excursion scolaire à Amsterdam. Au centre de l’image trône non pas le Rijksmuseum ou la gare Centrale, ni la Bourse conçue par Berlage, mais la tourelle élancée du Schip.

Het Schip fera forte impression, aux Pays-Bas comme à l’étranger

Lorsque De Klerk meurt en novembre 1923, il vient heureusement d’assister à l’achèvement des premières maisons de son dernier complexe résidentiel: De Dageraad, fruit d’une collaboration avec son ami Piet Kramer et partie intégrante du plan d’urbanisme Plan Zuid de Berlage. Ce qui frappe, c’est la construction d’angle monumentale et ondulante qui donne au bâtiment un cachet très différent de celui auquel les casernes résidentielles nous avaient habitués jusqu’alors. Les réactions seront unanimes: «Quelle riche imagination, quelle maîtrise des formes!», écrira un critique d’architecture. Le Bouwkundig Weekblad décèlera dans l’architecture de De Klerk un certain mystère qui déroute le spectateur: «Est-ce du baroque, de l’expressionnisme, un défi, un aveu, une bravade, ou la preuve d’une maîtrise?» Le magazine s’enthousiasmera en revanche pour la façon dont les places sont abordées: sur elles repose «l’atmosphère que l’on trouve à Bruges, dans son béguinage».

Sa mort prématurée limitera le nombre de bâtiments réalisés par De Klerk. Mais son œuvre est bien plus vaste, comme l’ont montré les cinq numéros thématiques du magazine Wendingen après sa mort. Si le premier numéro était consacré à ses bâtiments réalisés, les suivants étaient voués à ses portraits dessinés, à ses croquis de voyage, aux meubles qu’il a conçus (dont certains ont été exposés à la fameuse Exposition internationale des arts décoratifs de Paris en 1925) et, enfin, à ses projets architecturaux jamais réalisés. Sans compter ses ex-libris, ses couvertures (pour Wendingen, mais aussi pour des livres isolés) et ses autres travaux graphiques, lesquels n’ont pas fait l’objet d’un numéro thématique.

L’exposition au Schip s’intéresse également à l’influence qu’ont exercée De Klerk et ses projets. Peu après sa mort, l’architecture romantique tombera dans l’oubli. Elle sera remplacée par la fonctionnalité, la rationalité et les lignes claires, une architecture visant la transparence, la clarté et la reproductibilité. Les conceptions de l’école d’Amsterdam deviendront un sujet d’opposition; le nom de Michel de Klerk disparaîtra assez rapidement de l’esprit des amateurs d’architecture.

Il faudra attendre les années 1960 pour qu’il refasse surface, par le biais de publications au Royaume-Uni, en Allemagne et aux États-Unis. La première monographie sur De Klerk, signée Suzanne S. Frank, paraîtra aux États-Unis en 1970. Dans les années 1970, 1980 et 1990, l’intérêt pour l’école d’Amsterdam augmentera peu à peu, y compris aux Pays-Bas, bien qu’il faille attendre le milieu des années 1990 pour que certaines créations de De Klerk soient classées comme monuments nationaux. Ce n’est qu’en 1997 que la première exposition monographique de son œuvre aura lieu au NAi à Rotterdam, l’actuel Nieuwe Instituut, où les archives de De Klerk, notamment, sont conservées et disponibles pour la recherche.

Vingt-sept ans plus tard, cent ans après sa mort, l’exposition introductive au Schip démontre que De Klerk a sa place parmi les grands innovateurs de l’architecture néerlandaise, aux côtés de Berlage et de Dudok. De Klerk n’était pas un théoricien –il n’a guère formulé de prises de position ou de principes de conception, et on n’en trouve donc pas dans l’exposition. Mais ses bâtiments extravagants, ses meubles, ses horloges, ses dessins et autres designs parlent d’eux-mêmes. Pour citer Hendrik Wijdeveld, rédacteur en chef de Wendingen: Michel de Klerk était le plus enfantin et le plus puissant» des architectes, il «jouait avec ses formes dans le royaume sans entraves de son imagination».

K.P.C. de Bazel, contemporain de cet architecte joueur et maître d’œuvre du majestueux palais de la Vijzelstraat qui abrite aujourd’hui les archives municipales d’Amsterdam, a dit à propos de De Klerk qu’il était «l’un des rares à avoir le don d’animer la pierre et de lui donner vie». De Bazel lui-même est mort d’une crise cardiaque dans le train reliant Bussum à Amsterdam, alors qu’il se rendait précisément à l’enterrement de son talentueux collègue.

Expo
L’exposition Michel de Klerk. Inspirator van de Amsterdamse School
peut être visitée jusqu’au 1er septembre 2024 au Museum Het Schip à Amsterdam.

Catalogue
Ton Heijdra & Alice Roegholt, Architect en kunstenaar Michel de Klerk. Inspirator van de Amsterdamse School, Museum Het Schip, Amsterdam, 2023. Disponible en néerlandais et en anglais.

Bart van der Straeten

Bart Van der Straeten

poète - lecteur - critique
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