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L’art en ligne et hors ligne de Rafaël Rozendaal

Par Maarten Buser, traduit par Thomas Lecloux
25 octobre 2023 8 min. temps de lecture

Au fil d’une œuvre qui s’inscrit à la fois dans l’histoire de l’art et dans la technologie contemporaine, Rafaël Rozendaal s’est fait un nom en tant qu’artiste numérique de premier plan. Ses créations existent aussi souvent sous forme matérielle, soulevant ainsi de passionnantes questions sur la relation entre les mondes en ligne et hors ligne.

Comment représenter un horizon de la plus simple manière qui soit? À première vue, il en faut peu: deux surfaces de couleurs différentes empilées horizontalement, l’inférieure nettement plus fine que la supérieure. Ce n’est pourtant pas si simple. L’artiste néerlando-brésilien Rafaël Rozendaal (°1980) a ainsi expérimenté toutes sortes de combinaisons de couleurs et a constaté, par exemple, que le vert au-dessus du violet ne crée pas un paysage, ni ne donne par conséquent un horizon, à la différence, disons, du bleu au-dessus du vert.

Les recherches de Rozendaal constituent la base de sa série 81 Horizons (2021). Mais de quel type d’art cette œuvre relève-t-elle? En ligne, elle prend la forme de NFT (nous y reviendrons) qui peuvent être simplement visionnés sur le site web de l’artiste. En 2023, sous la forme d’une installation, elle a été l’œuvre phare de l’exposition Color, Code, Communication au Museum Folkwang à Essen, en Allemagne, la plus grande exposition de Rozendaal jusqu’alors. Dans une des salles, les 81 horizons étaient projetés sur autant d’écrans. Les visiteurs qui souhaitaient se procurer la série pouvaient acheter le catalogue ou acquérir une sérigraphie au magasin du musée.

Ces différentes versions illustrent bien la façon dont Rozendaal conçoit son œuvre: comme un ensemble d’instructions qui peuvent prendre corps sur toutes sortes de supports.

Adaptable à tout écran

Depuis 1999, Rozendaal crée des œuvres animées sous la forme de sites web. Une des raisons qui l’y ont amené est le fossé générationnel qu’il ressentait vis-à-vis du monde muséal: l’atmosphère solennelle des musées et les processus décisionnels considérablement plus lents.

Rozendaal a expliqué sa démarche en établissant une comparaison avec les jeunes de seize ans qui montent un groupe de musique et dont le public est souvent du même âge. Pour un jeune artiste, ce n’est généralement pas le cas. C’est ce qui pourra l’amener, par exemple, pour atteindre un public jeune, à concevoir une initiative artistique ou à lancer son propre magazine. La création de sites web a joué ce rôle pour Rozendaal: elle a été le moyen parfait, pour lui, de faire découvrir ses réalisations de façon beaucoup plus directe, et qui plus est, à un public qui lui ressemble.

Cependant, chaque visiteur perçoit quelque peu différemment ces sites web. Une part d’arbitraire a été intégrée dans le code des images mouvantes et les navigateurs particuliers diffèrent les uns des autres, tout comme les écrans. La stylisation des animations souvent riches en couleurs permet à celles-ci de s’étirer ou de rétrécir en fonction des paramètres.

Il existe aujourd’hui d’autres supports qui exigent chacun leur propre version de la création et qui en déterminent la visualisation: smartphones, tablettes, télévisions connectées et autres grands écrans de projection, par exemple dans les musées. Rozendaal a dit toute sa satisfaction d’avoir pu utiliser diverses formes d’affichage au Museum Folkwang: de la projection directe sur un mur à l’installation d’une paroi couverte d’écrans.

Matériau et personnalité

Depuis 2012, Rozendaal travaille également sur des objets hors ligne. Là aussi, le langage visuel multicolore et «étirable» de ses sites web est souvent très apparent. Pour ses premiers travaux sur support matériel, il a utilisé ce qu’on appelle l’impression lenticulaire: une image qui change selon l’angle sous lequel on la regarde. Cette technique est notamment utilisée dans les flippos, les tapis de souris et autres articles promotionnels. Rozendaal a vu là une possibilité de transposer ses animations numériques sur un support physique.

Pourtant, il avait initialement une certaine réticence à utiliser des objets matériels et voulait, selon ses propres termes, préserver la «pureté» de son art. Mais il a tout de même franchi le pas. Plus tard, il s’est mis à travailler des matériaux comme le textile et les miroirs brisés. Les aspects physiques de ces matériaux intéressent Rozendaal, notamment parce qu’ils offrent d’autres possibilités qu’un écran lisse. Mais sous forme numérique, d’autres options sont possibles qui permettent de faire coexister différentes versions d’une même œuvre, ce qui présente un grand intérêt.

Rozendaal fait lui-même remarquer qu’il voit l’art comme la rencontre entre une personnalité et un matériau. Il n’exerce aucun contrôle sur sa personnalité, ni par conséquent sur son inspiration. Ce qu’il préfère est simplement réaliser de nouvelles choses sans se soucier de la signification que le spectateur leur donnera. Si ce spectateur ressent une connexion avec son art, cela lui suffit.

Réduire et styliser

Pour autant, les idées de Rozendaal ne jaillissent pas du néant. Son travail est marqué par d’innombrables heures passées dans des musées, ainsi que par un intérêt pour les animations (par ordinateur) et un enthousiasme pour les évolutions technologiques. Concernant ce dernier point, Rozendaal remarque que la technologie réduit la réalité, par exemple par la compression de fichiers. L’abstraction fonctionne, en fait, de la même manière: il s’agit de faire un choix entre les détails que l’on montre ou non.

Beaucoup d’œuvres de Rozendaal ont trait à la manière dont l’humain réduit et stylise le monde qui l’entoure. Il prend pour exemples les films d’animation et les jeux vidéo. Ces technologies étaient au départ très rudimentaires et ne permettaient pas de représenter le monde fidèlement. Il fallait faire preuve d’une grande créativité pour s’accommoder de ces restrictions, ce qui a donné naissance à un langage visuel particulier. Rozendaal cite l’exemple de Mickey Mouse, qui n’avait pas quatre doigts mais trois doigts et un pouce, car cela permettait une économie de temps précieuse lors de l’animation.

Accessible au public

81 Horizons est un bon exemple de la façon dont la technologie peut marquer le langage visuel de son empreinte.

Cette série a commencé sous la forme de NFT. Pour les lecteurs à qui cela ne dit rien, cet acronyme signifie non-fungible token, qui se traduit peut-être le mieux par «pièce irremplaçable». Cette technologie permet d’être propriétaire de quelque chose qui existe en principe uniquement en ligne. Par exemple, le tout premier Tweet jamais posté et la célèbre vidéo Charlie Bit My Finger, publiée sur YouTube, ont été vendus sous la forme de NFT.

Cela n’implique nullement que l’œuvre en question devienne inaccessible au public – au contraire. Le certificat de propriété est conservé dans la blockchain, qui est une base de données publique. Il est également possible d’y placer l’œuvre complète, même s’il convient pour cela d’être économe: toutes les données que l’on y inscrit coûtent de l’argent. Mais 81 Horizons dans sa totalité représente seulement neuf kilobits. À titre de comparaison: un courriel moyen est environ cent fois plus volumineux. À plusieurs égards, ces œuvres constituent donc la manière la plus simple de représenter un paysage.

Explorer les combinaisons de couleurs

Tout à la fois, ce sont des siècles d’art paysager qui résonnent dans 81 Horizons. Rozendaal est fasciné par la manière dont l’art peut agir comme une sorte de dialogue silencieux à travers les siècles. Au Museum Folkwang, une version de Homage (2022) sous forme d’installation était exposée au milieu de grands noms de la peinture abstraite tels que Piet Mondrian, Barnett Newman, Frank Stella et Josef Albers. La tradition de la peinture abstraite est étroitement liée à ce qui n’est pas visible, comme la musique, les idées spirituelles et les théories. C’est pourquoi une peinture abstraite peut souvent être interprétée comme la représentation de quelque chose qui existe à un autre niveau. Le monde numérique n’est-il pas chose semblable?

L’œuvre de l’artiste germano-américain Josef Albers a été la source d’inspiration directe de l’Homage de Rozendaal et mérite ici une brève digression. Sous le titre Homage to the Square, Albers a peint des centaines de tableaux (de 1949 à sa mort en 1976), explorant, au moyen de carrés, la façon dont les couleurs interagissent.

En observant plusieurs de ces peintures, on constate leur caractère très épuré. Elles semblent peu empreintes d’expression personnelle. Mais du fait de leur conception en série, on s’aperçoit très vite qu’Albers expérimentait et sondait toutes sortes de possibilités dans son atelier.

La main humaine et le progrès

Un même esprit d’exploration transparaît dans l’œuvre de Rozendaal, notamment parce que lui aussi travaille en séries. Son Homage procède, au même titre, d’une certaine curiosité : que donnerait l’ajout de mouvement à la série d’Albers? L’animation compte plus d’une centaine de combinaisons de couleurs, toutes choisies par Rozendaal. Car si on laisse à l’ordinateur le soin de sélectionner les couleurs, remarque l’artiste, on obtient comme palette moyenne une sorte de gris boueux et de brun. Le choix humain s’avère dès lors nettement plus intéressant.

Cela nous rappelle que derrière toute technologie utilisée au quotidien se cachent des programmeurs et des concepteurs humains, certes anonymes. Ce sont ces techniciens de l’ombre qui, en fin de compte, permettent à l’œuvre de Rozendaal de gagner continuellement en force, au contraire des pièces matérielles. Conserver un objet physique tel qu’une peinture dans le meilleur état possible est une tâche particulièrement ardue.

Ainsi, le ternissement de la peinture est un phénomène presque impossible à empêcher. Les couleurs d’Albers -et parallèlement le sentiment que l’on avait en observant ses peintures – étaient autrefois bien plus intenses. Les œuvres numériques de Rozendaal, en revanche, ne peuvent que gagner en qualité, du moins tant que la technologie continue de progresser. Rozendaal est enthousiasmé par les avancées que la qualité des écrans a connues au cours des dernières années. Jamais les couleurs de ses œuvres numériques n’ont été si nettes et vives qu’aujourd’hui.

Cet article a initialement paru dans Septentrion n° 8, 2023.
Maarten Buser-1- -Aad Hoogendoorn

Maarten Buser

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