L’art surinamien de retour au Stedelijk Museum d’Amsterdam
Le 12 décembre 2020 s’est ouverte au Stedelijk Museum d’Amsterdam une exposition intitulée Surinaamse school (L’école surinamienne), consacrée à l’art surinamien. Elle a dû refermer ses portes peu après, un triste sort qui a frappé de nombreuses institutions culturelles. Mais aujourd’hui, elle accueille de nouveau les visiteurs curieux.
Cette curiosité est justifiée, car les occasions de voir l’art surinamien ont été rares ces derniers temps. Jusqu’en 1975, l’année de l’indépendance de l’ancienne colonie néerlandaise, cet art est exposé régulièrement, et de nombreux artistes du Suriname étudient ou travaillent aux Pays-Bas. Mais l’indépendance provoque un tournant. Si certains artistes optent pour les Pays-Bas, d’autres choisissent au contraire de rester ou de retourner vivre dans leur lointaine patrie.
Le coup d’État de 1980 et les tristement célèbres massacres de décembre 1982 approfondissent encore la fracture sociétale. Plusieurs artistes, collectionneurs et intellectuels fuient le pays, certains grands artistes-enseignants décèdent, comme Jules Chin A Foeng (1983) et Nola Hatterman (1984), d’autres cherchent leur propre voie avec ténacité.
Ce n’est que dans les années 1990 qu’aura lieu entre la jeune république et l’ancienne mère-patrie un nouveau rapprochement qui débouchera en 1995 sur une grande rétrospective.
Cette exposition intitulée Twintig jaar beeldende kunst in Suriname (Vingt ans d’arts plastiques au Suriname) présente l’art réalisé au Suriname entre 1975 et 1995 et a été présentée auparavant au Surinaams Museum à Paramaribo.
Ensuite, elle a été transportée avec quelques ajouts à Amsterdam et inaugurée en décembre 1996 au Stedelijk Museum. Aujourd’hui, soit 25 ans plus tard, Surinaamse school en présente la suite.
Il ne s’agit pas d’une suite au sens chronologique du terme puisque l’exposition actuelle remonte en réalité plus loin dans le temps et tente de chercher davantage les racines de l’art moderne au Suriname. Parmi les œuvres exposées, les plus anciennes remontent au début du XXe siècle, tandis que la plus récente date de 1991, bien que les concepteurs de l’exposition aient placé la limite «vers 1984-1985». En outre, cette exposition ne porte pas seulement sur le monde de l’art au Suriname même, mais sur «l’art surinamien» en général.
En ce qui concerne les racines de l’art moderne surinamien, il restait à faire un travail de pionnier. La modeste littérature consacrée à cet art évoque toujours, pour la période d’avant-guerre, les noms de ceux qui, les premiers, exercent dans la capitale Paramaribo les arts plastiques au sens occidental du terme, à savoir le Grec Pandellis, par exemple, ou encore Rustwijk et Wim Bos Verschuur. Ces pionniers donnent des cours de dessin et réalisent quelques œuvres en dilettante, généralement en marge d’autres activités. Bos Verschuur, par exemple, est par ailleurs instituteur, politicien et dirigeant syndical. Mais grâce à ses cours de dessin, il peut, lui et quelques-uns de ses pairs, donner des perspectives à une nouvelle génération de jeunes Surinamiens qui découvrent combien le dessin et la peinture permettent de réaliser des merveilles.
Ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale que l’occasion leur en est vraiment donnée. En raison de la guerre elle-même, l’appel à plus d’indépendance résonne de plus en plus fort. Quelques jeunes talents surinamiens se rendent aux Pays-Bas pour poursuivre leur formation dans une académie. Les trois premiers, Erwin de Vries, Rudi Getrouw et Stuart Robles de Medina, entament leur grand voyage en 1947 et 1948. Après leur retour dans les années 1950, ils forment l’avant-garde d’un modernisme surinamien naissant. L’un d’eux, Erwin de Vries, deviendra l’artiste surinamien le plus connu et le plus accompli à ce jour.
Peu de temps après apparaîtra une deuxième vague, initiée en un sens par Nola Hatterman, qui enseigne le dessin au Cultureel Centrum Suriname (CCS) à partir de 1953. Hatterman est une artiste amstellodamoise qui a déjà acquis une certaine notoriété avant-guerre avec des peintures dans le style de la Nouvelle Objectivité. À l’époque déjà, elle a souvent travaillé avec des modèles surinamiens. Après la guerre, elle s’attache encore plus à la cause surinamienne et part s’installer définitivement dans ce pays en 1953. Elle commence à enseigner le dessin à Paramaribo et prend sous son aile de jeunes artistes, y compris les moins nantis. En 1961, elle devient directrice d’une (modeste) école de dessin.
Cette même année, trois de ses élèves, Armand Baag, Ruben Karsters et Jules Chin A Foeng, s’embarquent en vue de poursuivre leurs études aux Pays-Bas. Baag restera en Europe, renouera avec la peinture après quelques errances et travaillera à une œuvre considérable jusqu’à sa mort. Après ses études, Chin A Foeng retournera au pays et y fondera plusieurs écoles d’art. Artiste passionné et expérimental, il est aussi un «Surinamiste» dans l’âme, convaincu qu’il appartient aux Surinamiens de prendre leur propre sort en main. Plusieurs de ses œuvres sont exposées également. Karsters retournera lui aussi au Suriname, où il succédera à Hatterman à la direction de l’école de dessin.
À partir des années 1960 et 1970, on assiste au Suriname à un grand élan artistique, fait remarquable pour un pays aussi faiblement peuplé (vers 1970, il compte moins de 400 000 habitants). En termes de style et de contenu, l’art se présente sous de nombreuses facettes et se laisse difficilement catégoriser. Dans la petite communauté artistique, tout le monde se connaît, mais chacun tente de trouver sa propre voie. Faute de musée présentant des exemples clairs, les artistes expérimentent différents styles et parcourent ainsi eux-mêmes l’histoire de l’art moderne. Il n’existe pas de grand marché de l’art, les artistes ne peuvent pas en vivre et s’y adonnent en dilettante. La grande diversité ethnique de la population et l’appel à trouver un son et un caractère surinamiens propres forment des forces motrices, surtout vers l’indépendance. Dans la diaspora, en particulier aux Pays-Bas, les artistes individuels tentent de trouver leur propre voie, mais avec un succès variable.
L’exposition
Pour rendre justice à cette évolution complexe, les commissaires de l’exposition ont opté pour un agencement en partie chronologique et en partie thématique, tout en se limitant à la peinture. Dans la toute première salle, le visiteur est quelque peu désorienté. Nous voyons ici des photos des sœurs Anna et Augustus Curiel, deux photographes talentueuses qui ont surtout été actives dans les années 1920 et 1930. Les photos donnent une impression captivante de la société urbaine de l’époque au Suriname, mais on n’y voit aucun rapport avec la peinture.
Les véritables précurseurs apparaissent dans les salles suivantes. Les quelques œuvres de Rustwijk, Pandellis et Bos Verschuur qui ont fait surface montrent clairement pourquoi leur rôle est toujours resté marginal: ce sont de petites œuvres académiques très modestes. L’ambiance provinciale de la Paramaribo d’avant-guerre laisse peu de place à la pulsion artistique. Ceux qui ont de plus grandes ambitions partent aux Pays-Bas, comme Leo Glans, dont on peut voir quelques beaux portraits. Il restera aux Pays-Bas, mais mourra jeune, victime de la lèpre.
© Gert Jan van Rooij
Ensuite, on découvre une salle tout entière dédiée à Nola Hatterman. On peut y voir comment son œuvre a évolué. Son désormais célèbre portrait de Louis Richard Drenthe, réalisé en 1930 dans le style de la Nouvelle Objectivité, côtoie Het West-Indisch dansfeest (Soirée dansante dans les Caraïbes) de 1948. Malgré les changements stylistiques, toutes les œuvres témoignent de son affection chaleureuse pour les Noirs, auxquels elle s’identifie de plus en plus. Dans ses œuvres surinamiennes, elle souligne la beauté des personnes noires et donne une place au thème de l’esclavage. Ce faisant, mais aussi par ses activités d’enseignante, elle saura inspirer un grand groupe de jeunes artistes. Une œuvre précoce de Rinaldo Klas, intitulée Ontsnapt (Le fugitif) témoigne clairement de cet héritage.
© Stedelijk Museum Amsterdam
Après la salle dédiée à Hatterman, on abandonne la ligne historique pour aborder une série de salles largement thématiques, consacrées successivement au portrait, à la religion, à l’histoire, aux expérimentations formelles, à l’internationalisation, à la vie et à la spiritualité. Des thèmes plutôt disparates et généreusement dimensionnés qui, dès lors, se chevauchent. Il est par conséquent devenu impossible pour le visiteur de suivre une ligne historique. L’œuvre d’artistes individuels est souvent répartie sur plusieurs thèmes. En outre, la notion d’École surinamienne a été utilisée comme un vaste filet pour englober les «artistes situés dans un contexte surinamien», avec des choix parfois curieux. Cette approche prive aussi le visiteur d’un aperçu du climat artistique spécifique au Suriname.
Cela n’enlève rien au fait que chaque salle recèle des éléments très appréciables, puisqu’on y découvre des œuvres rarement présentées. Ce fait n’est pas seulement dû à la politique muséale économe, mais aussi à la présence dans l’exposition de nombreux prêts privés. La galerie de portraits, par exemple, contient quelques belles surprises, telles que le petit portrait enlevé de l’écrivain Albert Helman par Erwin de Vries, un autoportrait de Cliff San A Jong en style Renaissance, ou encore le portrait délié de la prostituée Maxi Linder par Nic Loning.
© Gert Jan van Rooij
L’œuvre dominante est ici le grand portrait de famille d’Armand Baag, aux grandes formes monumentales et aux couleurs vives. Baag est bien présent dans la quasi-majorité des salles et détermine ainsi dans une large mesure l’image de l’exposition. Cela vaut certainement pour les salles consacrées à la religion et à la spiritualité. Ses œuvres sont généralement de grande taille, d’un ton lourd, et il est l’un des seuls à s’essayer aux grandes scènes impliquant de nombreux personnages. Pourtant, sa présence déforme la vision de l’art réalisé au Suriname, lequel présente relativement peu de religion et de spiritualité.
© Joyce, Sura et Surina Baag
Les œuvres des pionniers du modernisme mentionnés plus haut que sont Erwin de Vries, Stuart Robles de Medina et Rudi Getrouw ont été rassemblées sous le dénominateur commun d’Expérimentations formelles. Ces artistes sont allés le plus loin dans l’expérimentation artistique, et ont également embrassé l’abstraction, une approche qui ne plaisait pas à Nola Hatterman. Ici, l’œuvre dominante est Het magische oog (L’œil magique) d’Erwin de Vries que le Stedelijk Museum a acquis en 1963. Il s’agit d’un exemple grand, sombre et impressionnant de matiérisme, et même un exemple d’art muséal, ce format n’ayant pas été réalisé pour un usage privé. Mais on y trouve également une jolie œuvre abstraite de Getrouw, avec l’utilisation douce et lyrique de la couleur qu’on lui connaît, et une belle expérience quasi musicale signée Robles de Medina. Hans Lie, l’un des artistes les plus turbulents des années 1960 et 1970, dont n’est présentée qu’une seule œuvre, demeure quelque peu sous-exposé.
© Gert Jan van Rooij
Dans les salles consacrées aux thèmes de l’internationalisation et de la vie, il faut de nouveau partir à la recherche d’œuvres individuelles dignes d’intérêt, comme celles de Ron Flu. La cohérence thématique est très superficielle, de sorte que dans la salle consacrée à «la vie», on découvre des œuvres traitant de l’histoire (alors actuelle) du Suriname, avec une épaisse couche symbolique, mais aussi des scènes de la vie quotidienne, et deux mangues posées sur un tabouret.
© Gert Jan van Rooij
Entre les salles thématiques, un espace est réservé à l’artiste Jules Chin A Foeng, bien qu’on y trouve surtout des œuvres de quelques élèves, notamment René Tosari, dont est principalement présenté le travail graphique de sa brève période révolutionnaire. Les œuvres de Chin A Foeng lui-même sont dispersées dans plusieurs autres salles, dont quelques-unes des œuvres photoréalistes qu’il réalisa à la fin des années 1970.
Des œuvres exceptionnelles, mais une exposition incomplète
Si l’exposition comprend des œuvres exceptionnelles qui méritent d’être vues, on ne peut cependant se défaire de l’impression que les (nombreux) concepteurs n’ont pas tout à fait trouvé la clé. Ceci s’explique certainement par la genèse de l’initiative. Tout a commencé par la proposition faite par la chercheuse Ellen de Vries de consacrer une exposition à Nola Hatterman. Comme le musée ne pouvait adhérer totalement à cette idée, le concept a été ajusté à plusieurs reprises en cours de route, et cela s’en ressent.
Certains artistes manquent à l’appel, comme Ruben Karsters – un autre élève important de Nola Hatterman. D’autres sont un peu surexposés, ou on peut même s’étonner qu’ils aient été inclus dans cette rétrospective. Et par ailleurs, certains artistes de premier plan sont sous-exposés. Ainsi, plusieurs belles œuvres de Soeki Irodikromo (décédé cette année) sont présentées, mais elles sont disséminées entre plusieurs salles. Dans le cas d’autres peintres, on ne nous présente que des œuvres mineures; c’est le cas de Paul Woei, par exemple. Certaines omissions ont sans doute une cause pratique. La grande majorité des œuvres proviennent de collections néerlandaises, ce qui – il faut l’admettre – est tout de même restrictif pour une exposition intitulée L’école surinamienne.
L’exposition contient néanmoins de nombreux éléments surprenants et remarquables, qui donnent envie d’en découvrir davantage. Il est en outre encourageant de voir qu’à l’heure de la mondialisation, le Stedelijk Museum développe une vision plus large et plus ouverte sur la notion d’art moderne.
L’exposition Surinaamse school est visible jusqu’au 11 juillet 2021.