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L’art textile, matière à réflexion

Par Maarten Buser, traduit par Caroline Coppens
9 avril 2025 11 min. temps de lecture

Le textile, ce matériau qui existe depuis la nuit des temps, fait un retour en force dans les arts visuels. Qu’est-ce qui attire des artistes comme Sanne Bax, Maria Kley, Iulia Paraipan et bien d’autres vers ces tissus maniables?

Vous regardez des arbres du désert, mais leur texture rappelle plutôt celle d’un tapis. Dans la série Joshua Tree de Sanne Bax (depuis 2023), les paysages sauvages et l’abri douillet de votre salon se côtoient. En même temps, les teintes atmosphériques rappellent la peinture abstraite. S’agit-il donc de sculpture, de peinture ou d’art textile? Car, de fait, ces statues sont tout cela à la fois.

Si vous préférez que les formes d’art soient rigoureusement cloisonnées, vous éviterez à tout prix les statues de Sanne Bax (1994, vit et travaille à Gorinchem), et vous pourriez tout aussi bien passer cet article. En revanche, ceux et celles qui ont l’esprit aventureux s’émerveilleront sans aucun doute de la combinaison merveilleuse du matériau –laine de mouton teintée– et de la flore désertique représentée par Bax. Le fait que ces statues manœuvrent si obstinément entre différents types de médias ajoute à la fascinante confusion.

Une statue cousue

Pour une artiste qui produit des œuvres hybrides telles que celles-là, il n’est pas surprenant qu’elle ait suivi un parcours de formation remarquable. Bax s’est d’abord inscrite dans une école de mode, car elle confectionnait ses propres vêtements dès l’âge de treize ans. Elle s’exprimait bien dans ce domaine, et un avenir de styliste de mode semblait tout tracé. Mais elle s’est vite aperçue, au cours de ses études, qu’elle voulait réaliser des œuvres autonomes, ce qui n’allait pas de pair avec les limites imposées par la conception de vêtements pour le corps humain.

Bax s’est alors tournée vers l’Académie Gerrit Rietveld à Amsterdam, où non seulement elle pouvait suivre une formation d’artiste plasticienne, mais qui proposait aussi une filière textile. Les connaissances qu’elle avait déjà acquises y ont été bien utiles. En fait, la réalisation de ses sculptures n’est pas si différente de la confection d’un vêtement, explique Bax. Il s’agit d’imaginer une forme spatiale, de fabriquer des pièces de patron et de les coudre ensemble. Aujourd’hui, elle file et teint son propre fil, en partie parce que cela lui permet d’avoir accès à des matériaux que personne d’autre ne possède.

Soyons clairs: même si Bax travaille aujourd’hui presque exclusivement avec de la laine, elle insiste sur le fait qu’elle n’est pas une artiste textile. Elle a travaillé d’autres matériaux dans le passé et laisse ouverte la possibilité d’y retourner.

Un matériau riche en associations

De prime abord, il y a une certaine distance entre la flore désertique représentée et le matériau utilisé, la laine. Mais cette association devient beaucoup plus logique si l’on considère que les moutons jouent souvent un rôle important dans les paysages. Ils sont en quelque sorte des gestionnaires de la nature: non seulement en broutant, mais aussi en disséminant inconsciemment des graines qu’ils transportent sous leurs sabots.

Bax permet ainsi aux paysages de jouer un rôle dans son art de multiples façons. Même lorsqu’elle teint le fil en jaune fluorescent, il reste un matériau naturel, précise-t-elle. C’est un excellent exemple de la façon dont les textiles –plus encore peut-être que la pierre ou la peinture à l’huile– sont porteurs d’une foule d’associations et d’histoires.

Une dimension féministe

L’une des principales raisons pour lesquelles les textiles connaissent une résurgence majeure dans les arts visuels est la revalorisation en cours de l’art des femmes. Souvent, pendant des siècles, les femmes n’avaient pas accès aux ressources et à la formation nécessaires pour peindre ou sculpter, et devaient se rabattre sur le quilting ou la broderie, par exemple. Les femmes gagnant aujourd’hui leur place dans l’histoire de l’art, le textile suscite lui aussi un nouvel intérêt.

Pour une jeune artiste contemporaine comme Joyce Overheul (1989), cette association avec le féminin et le féminisme est une raison importante de travailler avec des textiles. Ce faisant, elle dénonce l’injustice sociale, notamment en brodant des citations liées à l’inégalité des sexes et aux comportements transgressifs, telles que «ce n’était sûrement pas son intention». Des artistes belges comme Klaas Rommelaere (1986) et Hana Miletić (1982) s’intéressent également aux aspects sociaux des textiles, en brodant ou en tissant avec d’autres artistes, tout en échangeant probablement des histoires.

Souvent, les femmes devaient se rabattre sur le quilting ou la broderie parce qu’elles n’avaient pas accès aux ressources ou à la formation nécessaires pour peindre ou sculpter

Un autre facteur important dans la revalorisation de l’art textile est la grande attention portée aujourd’hui par le monde de l’art à ce qui se passe ailleurs qu’en Amérique du Nord et en Europe occidentale, dans des régions où les tissus sont très présents dans l’art. Ces dernières années, par exemple, on a pu visiter plusieurs grandes expositions muséales en solo d’artistes d’Europe de l’Est qui se sont inspirés notamment des traditions locales. En outre, nombre d’expositions collectives récentes consacrées aux textiles présentent une programmation très internationale. Pensons à Carpetland. Critical Tapestries (Extra City, Anvers, d’octobre 2023 à avril 2024), à Spuiten en stikken (Centraal Museum, Utrecht, été 2024) et à Unravel, présentée récemment au Stedelijk Museum d’Amsterdam.

Il est remarquable que toutes ces expositions associent les textiles à des thèmes sociétaux tels que l’injustice, la migration et le féminisme, par exemple en dépeignant des injustices ou en faisant référence à des traditions. Les expos dans lesquelles les textiles jouent un rôle deviennent ainsi un ensemble hétéroclite de thèmes et d’approches: des tapis figuratifs qui abordent des thèmes sociocritiques aux sculptures nouées, à la limite de l’art abstrait.

De jeunes artistes néerlandais tels que Hemaseh Manawi Rad (1995) et Nazif Lopulissa (1991) sont également soutenus par les musées. Pour eux, le choix de travailler avec des textiles est clairement lié à leurs origines multiculturelles. Ainsi, ils s’inspirent respectivement des tapisseries iraniennes et de la culture du tissage indonésienne, tout en les combinant avec des tissus et des sujets occidentaux.

Une longue histoire

Les sculptures tuftées de Sanne Bax sont déjà précédées d’une histoire, car sur le plan de la forme, nombre d’expérimentations ont eu lieu avec des textiles dans les Plats Pays. Citons, aux Pays-Bas, une remarquable pionnière de l’art textile dont les œuvres ont été exposées dans de nombreux musées ces dernières années: Ferdi Tajiri-Jansen (1927-1969), généralement connue sous son seul prénom. Ses douces Hortisculptures, réalisées avec des matériaux comme le nylon et la fausse fourrure, font référence aux plantes, aux animaux et au corps féminin.

À l’instar de pionnières internationales telles que la juive allemande Anni Albers (1899-1994) et l’Américaine Sheila Hicks (1934), Ferdi a développé sa pratique dans un cadre plus large d’innovations à la fois dans les arts visuels et dans la société. Ses sculptures représentent une espèce d’intersection entre la culture pop, le féminisme et les innovations en matière de sculpture dans les années 1960, qui recouraient toujours plus aux matériaux inhabituels.

Mais même les œuvres de ces pionnières, qui ont déjà traversé plusieurs générations, ne sont en fin de compte qu’une miette sur la jupe de l’histoire du textile. Les Égyptiens tissaient déjà du lin vers 3400 avant J.-C. La fabrication des tissus a pu se développer pendant des millénaires grâce aux contacts interculturels. On peut donc qualifier le renouveau actuel de l’art textile d’avant-garde, mais c’est une avant-garde précédée d’une histoire extrêmement ancienne. Qu’il s’agisse de broderie, de tufting ou d’utilisation de tissus mis au rebut, ces œuvres portent toujours des traces de cette histoire.

L’expression de soi et de son histoire

C’est précisément en raison de cette riche tradition que Iulia Paraipan (1996, vit et travaille à Enschede) voit la possibilité d’utiliser les textiles de nombreuses manières inédites. Depuis des millénaires, les textiles servent d’expression culturelle, notamment en fixant et en transmettant les récits et l’histoire d’un peuple particulier. Un exemple bien connu à grande échelle est la tapisserie de Bayeux du XIe siècle, qui relate la bataille historique d’Hastings en 1066, telle une bande dessinée avant la lettre. À plus petite échelle, Paraipan a une démarche similaire avec les œuvres d’art tuftées et picturales avec lesquelles elle s’est démarquée lors de sa présentation de fin d’études à l’académie en 2023. Dans ces œuvres, l’attachement au foyer et l’identité sont étroitement liés, surtout si l’on compare des titres comme Dinner at Home et The Place I Come From (tous deux de 2023).

L’œuvre la plus remarquable est Dinner at Home. Elle est accrochée au mur et semble se dérouler dans un cadre rectangulaire. C’est aussi une nature morte, un genre essentiellement pictural. De loin, on croit voir une peinture sur toile –une confusion qui amuse l’artiste. De près, en revanche, on constate que la texture est très différente, beaucoup plus douce. Il n’y a pratiquement pas d’arrière-plan, si ce n’est un morceau de table ovale. Les pieds de la table semblent pendre dans le vide et la vaisselle paraît grimper au mur. Il ne s’agit donc pas non plus d’un traditionnel tapis ou d’une moquette. Cette forme atypique invite le spectateur à y regarder de plus près.

Du quotidien et du neuf

Paraipan parle de la façon dont on garnit les tables en Roumanie, son pays d’origine. Imaginez qu’on vous invite. Les objets posés sur la table vous donnent déjà une idée de la situation familiale. Les objets religieux indiquent qu’il s’agit d’une famille croyante. Vous regardez ensuite une composition de symboles et, de là, il n’y a qu’un pas à franchir pour arriver aux natures mortes peintes. Comme Paraipan a représenté ces objets du quotidien à travers des textiles, ils acquièrent une dimension quelque peu aliénante –un peu surréaliste, pour reprendre ses termes–, qui souligne leur charge symbolique, mais aussi le côté familier des textiles.

C’est précisément cette quotidienneté que Paraipan trouve importante. Habituellement, on ne prête guère d’attention à tous les tissus de notre vie, surtout à une époque où l’on peut commander de nouveaux vêtements et se les faire livrer en toute facilité. Dans cette démarche, la durabilité n’est pas une priorité. Le tufting contrebalance cette fugacité. Le processus de fabrication demande un réel effort et est assez imprévisible, car il se fait au revers. Ce que l’on voit à l’endroit peut être une surprise. Cette démarche relie Paraipan aux traditions (textiles) roumaines, qui proviennent souvent de la campagne. Mais l’artiste regarde aussi vers l’avenir: elle cherche des façons d’utiliser ce médium pour aborder des thèmes d’actualité, comme la manière dont les symboles personnels et culturels vous aident à cerner votre identité dans une société en constante évolution.

Du corps à la société

Maria Kley (1981, vit et travaille à Bruxelles) trouve assez logique que le textile se prête tellement bien à des thèmes socialement engagés. Les tissus couvrent et protègent ce qui est vulnérable: votre corps et votre identité, par exemple. Kley associe les textiles à des mots-clés tels que le soin, la résilience, la connexion et la transformation. Ces thèmes sont également au cœur de son œuvre, ce qui explique en partie qu’elle ait choisi les tissus.

Après sa formation à la création de mode, Kley a travaillé quelque temps à la fois pour une marque de mode d’avant-garde et pour H&M, mais elle a ressenti un besoin croissant de créer des œuvres autonomes. Après avoir développé sa pratique artistique dans un silence relatif durant un moment, elle s’est inscrite à l’Académie des beaux-arts d’Amsterdam.

Peu après sa résidence, la pandémie du covid a éclaté, avant même qu’elle n’ait trouvé un nouvel atelier. Dans son salon, elle a cherché dans ses archives des matériaux qui –comme elle le dit si bien– résonnent avec cette période étrange.

Cela ne devait pas nécessairement être du textile. Pour ses sculptures, Kley travaille aussi avec d’autres matériaux, souvent inhabituels, comme des gobelets à café en papier et même des enveloppes de déclarations d’impôts. En l’occurrence, elle a opté pour des restes de compresses médicales. Ce matériau représente les soins et la guérison, mais aussi la stérilité. Sa perméabilité à l’air et sa trame pliée étaient également des propriétés attrayantes à ses yeux.

Foulards et gaze médicale

Pendant les confinements, le fils de Maria Kley, Rune, alors âgé de quatre ans, s’est révélé un dessinateur prolifique. Il prétendait avoir représenté des animaux; sa mère y voyait des espaces abstraits. Elle décide alors de donner vie à ces dessins, très domestiques, en colorant manuellement la gaze et en la modelant sur une corde à linge. Le résultat final, The Animals (2023), est aussi délicieusement difficile à cataloguer que les œuvres de Iulia Paraipan et de Sanne Bax, mais d’une manière très différente. Ainsi, ces animaux n’ont pas la massivité souvent associée à la sculpture. Kley a en outre tenu compte des combinaisons de couleurs, de la composition et de la luminosité, avec un résultat pictural. Par ailleurs, sa formation dans le domaine de la mode a influencé le processus de création: elle a cousu des matériaux ensemble. Elle réalise chaque nouveau projet sur mesure, avec l’approche d’un tailleur.

Pour cette artiste, l’inspiration peut venir de près comme de loin. Lorsque nous la rencontrons, elle revient d’un voyage au Pérou, où elle a visité des ateliers textiles et s’est familiarisée avec une tradition de tissage vieille de plusieurs milliers d’années. Mais elle peut aussi trouver l’inspiration beaucoup plus près de chez elle, comme pour Klara Barbara I (2018), une vidéo dans laquelle sa tante, sa grand-mère et elle empilent des morceaux de soie provenant des anciens foulards de sa grand-mère, pendant que celle-ci, âgée de 104 ans, évoque des souvenirs. Les textiles peuvent couvrir une dimension temporelle et un espace géographique considérables tout en restant très personnels.

Un vaste champ d’action

Kley constate que le textile lui offre une grande liberté. Elle trouve cette flexibilité attrayante, notamment parce qu’elle donne au matériau un vaste champ d’action, tant sur le plan formel que thématique: du microniveau de la fibre unique ou de l’individu au macroniveau du patchwork, ou de la société qui se réinvente, par exemple en temps de crise. Cela rappelle la manière dont Iulia Paraipan explique la popularité croissante du textile. Selon elle, ce matériau ne permet pas seulement de révéler le passé: il est aussi une façon passionnante de montrer le présent.

Les Joshua Trees de Sanne Bax sont exposés de mars à octobre 2025 au Museum Klooster Ter Apel.
Maarten Buser-1- -Aad Hoogendoorn

Maarten Buser

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