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L’Atelier ter Bekke & Behage: 25 ans de graphisme d’utilité publique au cœur de Paris

2 novembre 2022 8 min. temps de lecture

Quiconque a déjà arpenté les rues de Paris a probablement vu les créations d’Evelyn ter Bekke et Dirk Behage, deux graphistes des Pays-Bas installés en France. Cette année, ils célèbrent les vingt-cinq ans de leur studio à Paris à travers une exposition et un premier livre à paraître, qui mettent en valeur leur passionnant travail, dédié aux institutions muséales et culturelles. Rencontre.

Leurs noms ne sont peut-être pas connus du public, mais beaucoup ont pu apercevoir leurs créations, placardées le long des couloirs du métro parisien, sur les colonnes Morris ou sur des panneaux d’affichage. Eux, ce sont Evelyn ter Bekke et Dirk Behage. Amoureux de culture, d’art et d’histoire, ce duo de graphistes, issus des Plats Pays, a fondé son atelier éponyme en 1997 au cœur de la capitale française.

Depuis lors, il compte à son actif une longue lignée de collaborations avec certaines des plus illustres institutions, comme le théâtre de l’Odéon, la Maison européenne de la photographie, le musée Toulouse-Lautrec ou encore ceux de la Préhistoire et de la céramique de Limoges. Leur credo? La communication d’utilité publique. Celle qui veille à améliorer la vie en société des citoyens-usagers. Place ici à leurs créations graphiques qui viennent réaffirmer leur indépendance et leur liberté de choix dans le respect des attentes de leurs commanditaires, sans jamais se réduire aux codes de la communication publicitaire.

Des Pays-Bas à la France

C’est dans leur studio, au cœur du 11e
arrondissement de Paris, qu’Evelyn ter Bekke et Dirk Behage nous accueillent. Un très bel espace, haut de plafond et bordé de fenêtres, qui donne vue sur une cour verdoyante où vivent d’autres particuliers. Leurs affiches grand format vêtent les murs, quand les plantes et les sculptures typographiques en porcelaine ornent l’environnement. Et au cœur, un chat gris, Victor, qui se balade. Cadre plaisant pour une longue conversation sur leur travail riche, coloré et éclectique à travers lequel le duo se comprend à demi-mot.

Aujourd’hui, ils présentent leur seconde exposition au Centre national du graphisme Le Signe, à Chaumont, en Haute-Marne, dix ans après celle à l’Espace d’art contemporain Le Portique au Havre. Un copieux portfolio qui sonde les préceptes du graphisme culturel, couvrant un champ large (logos, identités visuelles, imprimés, typographie, éditions électroniques, sites multimédia, scénographie, signalétique).

Evelyn ter Bekke est originaire du sud des Pays-Bas. Après ses études d’art à Breda, elle a papillonné à Amsterdam puis à Rotterdam dans une agence de graphisme avant de ressentir le besoin de partir ailleurs. «Mes parents étaient francophiles, je connaissais la France. J’avais envie de m’y installer pendant une année pour apprendre la langue et travailler dans une agence. Au fur et à mesure, j’ai rencontré Dirk. Nous nous sommes vite rendu compte que nous avions le même regard, les mêmes points communs.»

Dirk Behage vient d’Amérique latine. Une vie plus compliquée, d’immigration. Sa famille a été forcée de quitter le pays réduit à la dictature. «Nous avons été arrachés à nos racines quand j’avais douze ans et nous nous sommes installés aux Pays-Bas, “là où la terre s’arrête et où la mer commence”, comme le formule mon père. J’ai vécu dans la province du Friesland. Après mes études dans une école d’art nationale supérieure à Groningen, je considérais que le graphisme néerlandais était à son plus haut niveau, grâce à des agences comme Total Design ou Studio Dumbar. Je m’y intéressais toujours, non pas pour des raisons esthétiques ou de mode de vie, mais pour des raisons politiques et sociologiques, dues à mon passé.»

Il a ainsi requestionné sa place ici. Il avait de l’admiration pour Grapus, un collectif de graphistes majeurs à Paris, fondé par Pierre Bernard (1942-2015). Et il a eu l’opportunité de venir via un concours pour Le Louvre qu’ils ont gagnés. De fil en aiguille, ils ont continué ensemble puis fondé un autre studio, l’Atelier de création graphique, orienté social et culture, jusqu’à sa rencontre avec Evelyn ter Bekke.

Métissage culturel

La France fait partie des territoires les plus attractifs culturellement et artistiquement, nourris de théâtres, de musées, de centres d’art, de galeries, de manifestations et d’expositions diverses. Un patrimoine culturel qui les a séduits d’emblée, constituant un pilier de la vie sociale. «J’ai été formée par le graphisme néerlandais, inspiré des principes du Bauhaus, alors qu’en France, il est né des beaux-arts, de Toulouse-Lautrec. Cela m’a animée, enrichie et ouvert grandement le champ», explique Evelyn ter Bekke.

«Rien qu’à Paris, il y a quatre théâtres nationaux, contre un seul aux Pays-Bas», reprend rieur Dirk Behage. «Les Néerlandais sont connus pour leur rigueur de la commande. En France, les commanditaires, pour la plupart, ne savent pas ce que font les graphistes. La dimension pédagogique et philosophique y est plus importante et donne lieu à beaucoup de discussions. La relation est certes moins encadrée, mais si le graphiste parvient à être autonome, le travail se déroule mieux et plus librement.»

Le duo puise ses influences autant chez les maîtres néerlandais, comme Willem Sandberg et Jan van Toorn, que dans le graphisme russe et japonais ou dans l’art et la musique

Le duo puise en effet ses influences chez les maîtres néerlandais, comme Willem Sandberg, Jan van Toorn ou encore Jurriaan Schrofer. Mais aussi dans le graphisme russe et japonais, chez les architectes ou encore dans les milieux de l’art et de la musique (post-punk, punk, new wave). Depuis 2010, ils sont membres de l’AGI (Alliance Graphique Internationale), qui veille à créer les meilleures conditions possibles pour les graphistes de tous pays. En outre, l’avènement du numérique a démultiplié la circulation des images. Pour Dirk Behage, ancien enseignant aux Arts Déco, l’étudiant possède une culture visuelle aujourd’hui bien plus poussée. «Malheureusement, la plupart ne comprennent pas toujours ces images et ne questionnent pas leur signification ni leur processus.» Le besoin de transmettre leurs savoirs devient dès lors plus qu’une nécessité.

La culture n’est pas une marchandise

Pour eux, une bonne affiche, cela signifie «être vue avant d’être lue». Tel est leur credo pour «déclencher l’imaginaire et alimenter la curiosité» auprès d’un public qui la découvre par hasard. «L’affiche n’est pas un lieu de reproduction, mais un lieu de création», rappelle Dirk Behage. Et en vingt-cinq ans de carrière, le duo montre sa capacité à savoir mener ses collaborations dans la durée, comme le Musée européen de la photographie (22 ans) et le théâtre de la Colline (8 ans).

Quant à leurs commanditaires en cours, c’est aussi déjà un travail à long terme. À l’exemple du Théâtre Ouvert (10 ans), de ceux de l’Odéon (5 ans) et de Saint-Nazaire (5 ans). Ou encore du musée de la Porcelaine de Limoges (10 ans), de la maison d’éditions Jean Lenoir sur les arômes du vin (17 ans), et de l’architecte Marc Barani (13 ans), pour lequel ils ont conçu la signalétique du Palais de Justice d’Aix-en-Provence et de l’Institution de France.

Leurs créations essentiellement typographiques se façonnent dans la notion «d’identité». «Le b.a.-ba du graphisme, c’est le rapport entre texte et image», rappelle le duo. Le théâtre national de la Colline a d’ailleurs été une source de réinvention sur le temps. Un parfait terrain d’exercice qui leur a permis de trouver des solutions aux problématiques, de chercher le contraste et de dégager un langage propre, tout en singularisant les attentes du commanditaire.

«On évite le graphisme de rangement», cite en souriant Dirk Behage. «Celui qui consiste à mettre les éléments à tel ou tel endroit, à répéter un même schéma, car cela n’a pas de réelle fonction. On a pris ici des contreparties: pas de photo, pas de quadrichromie, tout en Pantone pour un ton direct et vif. Et pas de fond perdu. On utilise le blanc du papier, comme une Marie-Louise autour du texte afin d’isoler le contenu des autres visuels dans les couloirs de métro. Pour des raisons économiques, on a droit seulement à 3 couleurs et non 4. Et tout est fait en sérigraphie.» Tous deux s’amusent ainsi avec les contraintes, inhérentes au processus de création. Si elles limitent les possibilités, ils font preuve d’ingéniosité en prenant le contre-pied des créations iconographiques.

Leur travail reste ainsi proche du graphisme publicitaire, car ils se servent des mêmes outils (texte, typographie, impression, sérigraphie, affiche), mais à une seule différence: la déontologie. «C’est vraiment l’intention que l’on met derrière le sujet pour satisfaire le commanditaire», rappelle les graphistes. «Notre vision n’a pas une visée commerciale, mais d’en faire un monde meilleur, plus clair, plus humaniste, où le public et les parents sont écoutés, l’écriture, lue, et la forme, vue.» À savoir, revenir aux idéaux de l’art graphique, à la manière des pionniers qui, même dans leur travail commercial, ont su porter haut l’exigence, provoquer la rupture et changer le visage de la culture visuelle du XXe siècle.

Patrimoine graphique haut en couleur

Un autre facteur a également été déterminant dans leur parcours, celui de la crise sanitaire. Le ralentissement de l’activité leur a permis de prendre du recul et une nouvelle orientation, avec une approche plus iconographique. Grâce à la décision du théâtre de l’Odéon. Comme tant d’autres, l’établissement a continué de communiquer pour «rester en contact avec son public», faisant naître un esprit de solidarité entre les intermittents, les imprimeurs et les graphistes. «L’Odéon nous voit vraiment comme des créateurs et non des fournisseurs», insistent les graphistes. Une conduite venue renforcer ce besoin de raconter leurs histoires, de transmettre leur expérience aux aspirants graphistes et de montrer les espoirs d’un métier, même en période fragile.

L’exposition débutant en novembre, qui sera suivie début 2023 de la parution de leur livre, montre ainsi nettement leurs avancées. «Nous avons toujours pensé que notre métier n’était pas fait pour être sur un mur d’un musée», avouent-ils d’une seule et même voix. «Le graphisme culturel se destine d’abord à la rue, aux espaces publics, aux boîtes aux lettres. Mais ces dix dernières années révèlent ici un réel changement dans notre façon de faire. Le plus important reste la relation entre le graphiste et les commanditaires. Elle doit être réciproque.»

Si la contextualisation dans leur travail est importante, elle l’est donc tout autant dans un environnement muséal. L’exposition au Centre national du graphisme présente ainsi plus de deux cents affiches, objets et imprimés, avec en ouverture leur superbe autoportrait en Ministeck, composé de 81 956 pièces de mosaïque. Des supports en forme de totems s’étendent dans une scénographie, scindée en trois parties (réflexion, application, immersion), placardant des affiches recto et verso, quand d’autres sont suspendues par les cimaises. Un jeu d’explosion de couleurs, de formes géométriques, de collages inventifs et de langage typographique submerge l’espace du Signe, se rassemble, s’harmonise et même s’écoute. La visite se rythme en effet par une bande son avec des bruits de bar, de café, de rue, de couloirs de métro, d’une salle qui se remplit… Tous les lieux d’effervescence où se voient et se lisent leurs affiches, pour ainsi mettre en lumière l’importance du graphisme d’utilité publique, son processus, son message, son histoire, sa puissance.

L’exposition Atelier ter Bekke & Behage se tient du 16 novembre 2022 au 19 février 2023 au Centre National du Graphisme – Le Signe, 1 Place Emile Goguenheim, 52000 Chaumont, France
Nathalie Dassa

Nathalie Dassa

journaliste

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