L’attrait durable des Ardennes chez les écrivains néerlandais
Quiconque s’essaie à rapprocher la Wallonie des lettres néerlandaises flâne bientôt dans les Ardennes. Voici un siècle et plus, il était question d’une réelle fascination pour cette contrée. Aujourd’hui, elle demeure une belle toile de fond, voire un peu plus.
Avec son mari Jan, Annie Romein-Verschoor est l’une des plus éminentes historiennes que les Pays-Bas ont connues. En 1970, jetant un regard rétrospectif sur sa vie et son œuvre, elle relève: «En septembre, nous avons passé des vacances inoubliables dans un petit hôtel des bords de l’Ourthe, près de La Roche-en-Ardenne. Nous nous sommes sentis incomparablement libres, faisant le matin de grandes promenades, nageant l’après-midi derrière l’établissement dans un bassin recueillant l’eau d’un ruisseau, et jouant, le soir venu, au billard russe avec trois générations d’une grande et bruyante famille anversoise.»
Le village en question se situe plus ou moins au cœur des Ardennes belges, région très prisée depuis longtemps par les Néerlandais. À la fin du XIXe et au début du XXe siècle, cette attirance s’est traduite par une abondante production tant chez les prosateurs que chez les poètes, à commencer par les Tachtigers et des auteurs évoluant dans la sphère d’influence de ce groupe de novateurs «des années 1880». Après la Deuxième Guerre mondiale, les Ardennes apparaissent toujours dans l’œuvre d’écrivains des Pays-Bas, mais le plus souvent en guise de décor. On relève toutefois quelques exceptions, ceci dans les deux principaux genres littéraires.
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Près du pont, «un endroit secret»
Jetons d’abord un coup d’œil sur la poésie. «Groeten uit de Ardennen» (Bonjour des Ardennes), cycle du recueil Een bord bekijken (Regarder un panneau, 1966) de Bert Voeten (1918-1992), mérite d’être mentionné. Écrit dans le village de Gendron, il intègre certaines caractéristiques essentielles des Ardennes. Les poèmes sont d’une simplicité et d’une austérité non forcées, le tout basé sur une observation minutieuse: «Partout, je rencontre des hommes/ fusil de chasse sous le bras/ porté avec légèreté/ canon dirigé vers le sol. On voit rarement des oiseaux.» De plus, cet auteur relève des nuances «belges» dans le paysage animé: «Les châteaux les moins délabrés/ abritent des jeunes/ que commandent des coups de sifflets/ lancés par des aumôniers wallons/ qui à la nuit tombée papotent/ autour du feu de camp.» Plusieurs lecteurs et lectrices reconnaîtront cette image.
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Près du gros bourg d’Houffalize se niche le petit village de Mabompré. En 1967, avec sa famille, le poète expérimental et surréaliste Jan G. Elburg (1919-1992) y pose ses valises. Ils occupent un temps un chalet appartenant à l’écrivaine Mischa de Vreede (1936-2020). Cette dernière a composé un cycle de cinq poèmes sur ses séjours dans les Ardennes, inséré dans le recueil Binnen en buiten (Dedans et dehors, 1968). Pour Elburg, la découverte de Mabompré et de ses alentours est une véritable révélation. Par la suite, lui et ses proches trouvent à quelques kilomètres de là, dans le village de Givroulle, un «endroit secret». Pendant des années, ils y passeront pour ainsi dire toutes leurs vacances d’automne.
Pendant la Deuxième Guerre mondiale, l’éclectique Elburg s’est engagé dans la Résistance. Pour ce qui est de ses conceptions poétiques, il n’est pas enclin à mettre de l’eau dans son vin; malgré tout, il se considère comme un auteur qui se sent chez lui dans les styles et les genres les plus divers. Bien qu’il paie de sa personne sur la scène littéraire, il doute de l’existence d’une réalité utopique aux coloris exotiques. Un point de vue qui s’exprime surtout dans ce que beaucoup considèrent comme son recueil le plus réussi, Laag Tibet (Bas-Tibet, 1952), grâce auquel il se rattache réellement au groupe expérimental «des années 1950», les Vijftigers. Il se distingue par une véritable marque de fabrique, en particulier le recours à des images et des associations d’idées faisant la culbute: «Par-dessus les landes viennent regarder les collines,/ par-dessus les collines viennent les pointes d’un glacier/ ouvrir à la scie les criques vers vos villes.// Et du poussier je lèverai un pays/ où les hommes se tiennent parmi les mouettes.»
La maison louée par les Elburg à Givroulle se dresse au bord du ruisseau éponyme. En 1981, le poète écrit à un confrère néerlandais que lui et sa famille sont dorénavant accueillis dans ces lieux comme de vieux amis: «Je dois avouer que je considère l’automne comme un échec si jamais je ne vois pas au moins une fois ma cheminée fumer sur le toit d’ardoise alors que, depuis le haut de la colline, je contemple la vallée rouge tachetée de blanc. Aucun vivant ne vient jusqu’ici, à part nous, la biche, le sanglier et la buse.»
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L’«endroit secret» des Elburg se trouve à vrai dire dans le hameau du Pont-des-Gattes –à proximité du village de Gives–, rattaché aujourd’hui à la commune de Bertogne. Il s’agit d’une maison de vacances en bois à façade triangulaire. Le cadre et la saison de la chasse font une telle impression sur le poète qu’il a, chaque fois, du mal à quitter cet environnement naturel. En octobre 1970, le lieu lui inspire les «Drie Ardense gedichten» (Trois poèmes ardennais), un des sommets de son œuvre, bien peu hermétique si on le compare à d’autres vers de sa main.
Le premier de ces trois poèmes s’intitule «Stromerij van Sch» (Rêvepluie de Sch). Le terme stromerij renvoie à la pluie et Sch au patronyme de Robert Schumann. Le titre joue avec Träumerei (Rêverie), titre de l’une des Kinderszenen du compositeur allemand. Dans «Poëzie ook» (Poésie aussi), le deuxième poème, Elburg aborde le silence nocturne qui laisse place à certains souvenirs des jeunes années, tandis que le troisième, «Najaarskampanje» (Campagne automnale), commence par un jeu de mots caractéristique de l’auteur: «rode oktover» (octobre bouge). Les Ardennes auraient dû occuper une place beaucoup plus importante dans l’œuvre d’Elburg. Après une soirée littéraire à La Haye, qui s’est prolongée tard dans la nuit, le poète a en effet perdu le manuscrit d’un recueil consacré à cette région.
En 1973, dans Na veertig (Après quarante ans/ Après 1940), Guillaume van der Graft (pseudonyme de Willem Barnard, 1920-2010) suit les traces d’Apollinaire à Stavelot. Son fils Benno Barnard renchérira sur les vers en question. Parmi les autres poètes contemporains qui se sont arrêtés sur des parties de la Wallonie, citons Anneke Brassinga et Hester Knibbe, mais plus encore Victor Vroomkoning –auteur souvent sous-estimé– dans ses recueils Echo van een echo (Écho d’un écho, 1990) et IJsbeerbestaan (Existence d’ours polaire, 1999).
Dans les pas de son père: Benno Barnard
Benno Barnard, mentionné à l’instant, a un faible pour la Wallonie, en particulier pour les Cantons de l’Est (aujourd’hui Ostbelgien). Cela remonte à sa jeunesse. Dans une interview, il déclare: «La plupart des Belges ne gardent qu’une impression fugace des Cantons de l’Est, l’image du ski de fond et d’un feu de bois dans l’âtre, alors qu’il s’agit en réalité d’une région extrêmement intéressante. Je me fais fort de raconter des choses à ce sujet qui surprendraient plus d’un Belge.»
Pourtant, les premiers pas du Néerlandais dans cette région ont été plutôt hésitants. Fin 1973, alors qu’il est âgé de dix-neuf ans, il passe des vacances avec ses parents à proximité de Stavelot. Dans une ferme où ces derniers séjournent régulièrement. Le fils de Willem Barnard est en conflit avec lui-même et souffre de crises d’abattement. Il arrive en stop dans la commune située dans la province de Liège. Depuis la place du marché, il gravit à pied la colline enneigée et boueuse.
Ce n’est qu’au bout de quelques jours que Barnard fils remarque une plaque apposée sur l’une des façades latérales de l’Hôtel du Mal-Aimé: «À l’aube du 5 octobre 1899, le poète Guillaume Apollinaire quitta cette maison où il vécut une saison de sa jeunesse.» Le futur auteur d’Alcools quitta ce qui s’appelait la pension Constant sans payer son ardoise. Barnard poursuit: «Le matin en question, mon père, arrivant dans l’établissement une heure après moi, s’est assis à ma table. Après avoir commandé un café, il s’est raclé la gorge et a entamé une conversation. Pourquoi me montrais-je silencieux et renfrogné à ce point?» Le jeune homme ne sait pas encore que son père a écrit, en 1969, un poème sur ce même hôtel.
Dans son livre consacré à la Belgique Door God bij Europa verwekt (Fille de l’Europe, engendrée par Dieu, 1996), Benno Barnard revient de manière beaucoup plus détaillée sur ses nombreux passages dans les cantons d’Eupen, de Malmedy et de Sankt-Vith; il s’attarde inévitablement à Spa et une nouvelle fois à Stavelot. Dans «Monsieur Hallard», la première partie, il décrit les cabrioles qui marquent l’histoire et la géographie de ces contrées, indissociables de l’une ou l’autre des guerres qui ont coupé et redistribué les cartes. Traditionnellement francophone, Malmedy, qui a pu être qualifiée de Preussisch Wallonien, bénéficie encore aujourd’hui d’un statut particulier au sein des Cantons de l’Est. La cité compte une petite minorité d’habitants germanophones.
Barnard a un faible pour cette ville, pour le pont qui enjambe la Warchenne, pour la place triangulaire et son kiosque à musique, pour la cathédrale et ce qu’il reste de l’abbaye bénédictine. Ces Cantons, nous dit-il: «Trois petites villes, une poignée de villages, des fagnes, des forêts, des petits cours d’eau, du gibier en novembre, l’odeur des feux de bois rustiques. Clichés pittoresques où les Belges aiment faire du ski de fond à Noël, près de la frontière de l’Allemagne.»
Trois romans
@ K. Breukel
Trois récits plus ou moins récents illustrent l’attrait durable qu’exercent les Ardennes belges sur les littérateurs néerlandais. Tout d’abord, Les Jumelles de Tessa de Loo. Le livre a touché un large public grâce à l’adaptation cinématographique magistrale signée Ben Sombogaert.
Après la mort de leurs parents, les sœurs jumelles Lotte et Anna Bamberg grandissent loin l’une de l’autre. Anna reste en Allemagne tandis que Lotte est envoyée aux Pays-Bas. La première est bientôt condamnée à travailler dur pour les autres. La deuxième évolue au sein d’une famille qui, à première vue, lui offre toutes les opportunités.
Au début, les sœurs, qui aspirent à être ensemble, font tout pour se retrouver. Cependant, les circonstances, dont la Deuxième Guerre mondiale, dressent maints obstacles. Anna épouse un officier SS qui perd la vie à la fin du conflit. De son côté, Lotte a un fiancé interné à Auschwitz. Cinquante ans après leur séparation, les deux sœurs se retrouvent par hasard dans une station thermale huppée (Spa). Lotte s’enfuit dans la forêt: elle souhaite qu’Anna disparaisse. Finalement, elle lui pardonne tout ce qui s’est passé.
C’est à Paliseul, bourg wallon de la province de Luxembourg, que se déroule Un long week-end dans les Ardennes de Hella S. Haasse (1918-2011), romancière surtout connue dans l’aire francophone pour d’autres œuvres telles En la forêt de longue attente, La Ville écarlate et Les Seigneurs du thé. Le village respire l’histoire littéraire. C’est là que s’est installé après son mariage le grand-père de Paul Verlaine, Nicolas-Auguste Verlaine d’Arville. Né à Bertrix –qui faisait alors partie de la France révolutionnaire et de ce que l’on appelait le département des Forêts, l’aïeul était procureur à la Haute Cour de Saint-Hubert. Son petit-fils Paul est émerveillé par la beauté des paysages du village et de ses environs, lieux que l’on ne pouvait à l’époque atteindre qu’en calèche. Depuis la capitale française, le voyage ne prenait pas moins de trois jours. Le frêle écolier y reprend des forces, il pêche la truite dans la Semois, fait de longues promenades dans les forêts et la campagne qui paraît illimitée. Avec son père et d’autres notables, Paul part à la chasse dans les environs, à Opont.
Dans Un long week-end dans les Ardennes, roman plutôt court par rapport à ce à quoi elle avait habitué ses lecteurs, Hella S. Haasse tente de mettre à jour des liens dissimulés entre le paysage, les animaux, la protagoniste, la mystérieuse maison dans laquelle cette dernière emménage et les rites d’extrême droite dont elle ignore tout, mais qui se déroulent à proximité dans les bois. Cette pianiste ne manque pas d’être désorientée quand elle découvre, à son grand désarroi, que des membres de sa famille sont impliqués dans ces scènes païennes.
© P. Boer
Dans Hoogmoed (Orgueil, 2016), le subtil roman de Richard Hemker, le personnage Chris Seutorius se retire définitivement dans les Ardennes belges. Son projet –écrire la biographie de Pic de la Mirandole, le philosophe italien du XVe siècle– ne progresse guère. Son attention est essentiellement accaparée par l’achat et la rénovation du presbytère dans lequel il décide d’emménager. Ses démêlés avec le village dont il est le nouvel habitant sont entrecoupés d’une auto-analyse sans concession. Jetant des coups d’œil rétrospectifs, Chris se concentre sur les moments qui pourraient donner lieu à des réflexions sur la vie et la mort. Il en résulte un récit particulièrement varié sur l’amitié et la perte des proches, sur la chaleur humaine et la solitude.
Aux aléas entourant la transaction immobilière se mêlent des pages sur les rapports que le personnage entretient avec les villageois. Le tout est entrelardé de passages qui reviennent sur les «orgueilleuses» jeunes années, les béguins de l’adolescence, des conférences et des rencontres littéraires. Peu à peu, toutes sortes de confluences se dessinent qui offrent une ébauche de l’avenir. L’auto-analyse et la réflexion sont censées créer les échappatoires nécessaires, des ouvertures sur l’éternité, des moments de simplicité et de liberté.
Pour conclure
On peut se demander quel est le dénominateur commun qui a attiré les écrivains néerlandais dans les Ardennes belges. En d’autres termes, qu’est-ce qui lie les auteurs du passé, dans l’œuvre desquels cette contrée occupait une place prépondérante, et les écrivains contemporains, pour lesquels elle n’est plus qu’une toile de fond fragmentaire? La beauté des paysages, bien entendu, mais aussi l’anonymat relatif dans lequel ils ont pu y vivre et à coup sûr la tranquillité qu’offrent les lieux, loin du tumulte quotidien. Les lecteurs qui ont déjà séjourné dans les Ardennes savent à n’en pas douter de quoi je parle.
«Descendant le chemin creux» de Bert Voeten
Descendant le chemin creux
j’arrive à la maison
remontant le chemin creux
j’arrive – à gauche longeant l’église –
au Café de l’Harmonie
qui fait aussi épicerie.
Descendre le chemin
est souvent plus pénible
que le remonter.
Poème traduit par Daniel Cunin. Extrait de «Groeten uit de Ardennen», cycle du recueil Een bord bekijken, De Bezige Bij, 1966.
«Rêvepluie de Sch» de Jan G. Elburg
yeux ouverts, incurables:
le regard se vide peu à peu de son sang
dans du coton noir suie
de nuit sous un toit d’ardoise
sous d’augustes arbres
sur les collines autour de la maison.
donc l’écoute
des gouttes qui tombent
sur les feuilles tombées, les dizaines de
feuilles qui tombent;
et écouter le bruissement derrière
le murmure de la pluie:
une nouvelle pluie tirant sur un son d’automne.
la défiance elle aussi incite à veiller car
le faisan est suspendu sous l’auvent.
mais le hibou qui habite au-dessus
ne vole pas non plus par ce temps,
le renard est tout aussi mort et le putois reste chez lui.
et derrière les nuages
la lune semble tout de même briller,
pensée qui n’apporte pas non plus le sommeil.
car – écoute ça chérie – sous le pont, non,
au bord de notre prairie détrempée,
invisibles, malgré tout concevables:
ornières et pustules de pluie
en mouvement
dans le ruisseau
sans cesse
dans le
murmurant
ruisseau où la pluie
tombe
murmure et cesse de murmurer
et va se mouvoir différemment.
chose à propos de laquelle demain – so what –
je hausserai aussi les épaules.
Poème traduit par Daniel Cunin. Publié dans la revue Maatstaf, XVIII, n° 9, 1970-1971, p. 616-617.
«L’air stimulant des bois» de Tessa de Loo
Elles avançaient maintenant dans une forêt de hêtres, des troncs sombres et luisants se dressaient de part et d’autre. Sur la gauche, un ravin au fond duquel la trace noire et sinueuse d’un ruisseau serpentait dans la neige. Hormis les rares voitures, elles étaient pour la première fois totalement seules. Cet isolement accentuait leur réunion, bien plus que les différents lieux publics où elles s’étaient jusque-là retrouvées. Seules à elles deux, dans les Ardennes -deux fois déjà, l’Est et l’Ouest s’étaient affrontés, quelque part dans ces bois, ces collines.
– Aïe, mes pauvres pieds, dit Anna.
Un petit toit pendu, hexagonal, surgit dans leur champ de vision, un peu en contrebas de la route. Une eau brune stagnait dans une petite cavité à la surface du sol – raison pour laquelle on avait construit la maisonnette, comme pour protéger le sanctuaire. L’empreinte était là, bien visible dans la pierre, près d’un robinet auquel elles n’osèrent pas boire. Elles s’attendaient à quelque chose de bouillonnant surgi du sol mais ici, tout semblait se jouer en cachette, enfoui profondément dans une construction de guingois qui n’aurait pas juré dans un cimetière catholique. (…)
(…) Après avoir consulté une carte des sentiers pédestres, Lotte avait sélectionné un itinéraire au nom idyllique, «Promenade des Artistes». Elle regrettait ses épanchements de la veille. Un souvenir en commun ne justifiait pas de fraterniser – curieusement, le mot «sororiser» n’existait pas. Elle veillait à garder ses distances, les mains résolument enfoncées dans les poches de son grand manteau. Un soleil délavé filtrait entre les branches; le long du chemin serpentait un ruisseau argenté.
Anne se réjouissait à chaque pas de la souplesse soudaine de ses articulations – la boue commençait à produire des effets! Elle respirait l’air stimulant des bois et croyait sentir l’oxygène pénétrer au plus profond de mes poumons.
Extraits de Les Jumelles (titre original: De tweeling), traduit par Hélène Papot, éditions Robert Laffont, Paris, 2008.
«Gros-Cailloux» de Richard Hemker
Je dois vraiment faire quelque chose aujourd’hui, sinon je vais devenir fou. Le grand air fait du bien en général. Une bonne excursion. J’ai fait toute la route à pied jusqu’à Gros-Cailloux par un sentier à travers les bois où la neige s’était à peine infiltrée jusqu’au sol mais le froid d’autant plus fort, et la lumière me frappait les sens avec une dureté bienfaisante. Dans une clairière, un sanglier grignotait l’écorce d’un sapin abattu. Le vent étant favorable, le grand et bel ours ne me remarqua pas. Vision bizarre d’un combat avec l’animal, là, dans cette clairière sous le soleil hivernal.
Au bout de deux heures de marche, on atteint donc Gros-Cailloux, guère l’endroit pour l’esprit tourmenté avec ses devantures couvertes de suie et ses toits couleur plomb, mais avec un peu de soleil et une petite couche de neige, le lieu apparaît tout de suite plus riant. L’Ourthe, grossie par les eaux de fonte, y sinue avec véhémence ces jours-ci, et pour couronner l’ambiance, une kermesse a été installée, avec une baraque à nougat, un manège pour les tout-petits et une grande roue de huit mètres de haut pour ceux un peu plus grands. Derrière l’église, je trouvai un petit magasin très particulier avec des cages à oiseaux de seconde main, de vieux stylos, de la verrerie, des ustensiles de ménage en plastique, des fleurs artificielles, des rouleaux de tissu et des rubans. La gérante est une femme potelée et pleine de gaieté, les cheveux noirs relevés en chignon. Je lui demandai si elle avait une perceuse électrique. Non, elle n’en avait pas, mais des mèches, oui, et elle disparut derrière un rideau pour revenir avec un set de broches à pierre que j’achetai déjà. Elle me regardait avec chaleur. Une vraie personne, pensai-je, ému, et je m’étonnai moi-même en engageant un brin de conversation. Oh, elle était là depuis Mathusalem, non il n’y avait pas beaucoup de passage, sûrement pas maintenant. L’été permettait de compenser un peu, et elle s’abaissa sous le comptoir pour se relever munie d’un petit tas de cartes postales qu’elle me montra avec un petit sourire matois guère justifié par les vieilles images gentillettes. Avant de prendre congé, je continuai à me lover dans quelques bonnes lapalissades.