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littérature

L’avenir de la France: extrait d’un roman de Simon Vestdijk

Par Simon Vestdijk, traduit par Christian Marcipont
23 mars 2021 6 min. temps de lecture Simon Vestdijk

L’histoire se passe en 1820. À l’instigation de son oncle, ancien fournisseur de l’armée impériale, un jeune étudiant allemand, Wolfgang Lindenhagen, narrateur de ce récit, est envoyé comme précepteur à Grenoble, chez un certain Trublet, que l’oncle a bien connu autrefois.

L'avenir de la France

Hélas, les renseignements fournis par ce dernier ne correspondent guère à la réalité sur place: les trois filles aînées de Trublet sont adultes et n’ont plus besoin de leçons. Dans son désœuvrement, Wolfgang est amené à trier la correspondance de M. Trublet. Il y découvre certains documents d’où s’exhale un parfum de mystère…

Wolfgang en profite également pour observer les allées et venues dans la maison. Ici aussi, le mystère pointe le bout de son nez. M. Trublet héberge d’étranges personnages qu’il fait passer pour des voyageurs de commerce. La fille aînée, Élise, tombe enceinte des œuvres de l’un d’eux, M. de Lamoignon, tandis qu’un autre, M. Andilly, est surpris en fâcheuse et scabreuse posture avec la cadette, Marie. Petit à petit, Wolfgang en arrive à soupçonner qu’une conspiration est à l’œuvre. Il en découvrira plus tard le but: accueillir l’Empereur exilé s’il parvient à s’évader de Sainte-Hélène.

Ces mystérieuses menées n’ont toutefois pas échappé à la police secrète qui, après avoir interrogé Wolfgang, se décide à effectuer une perquisition chez M. Trublet.

L’avenir de la France

Au bout d’un certain temps, il apparut qu’il leur importait moins de se livrer à une perquisition – ou alors était-ce simplement pro forma – qu’à un nouvel interrogatoire, lequel suivit les mêmes voies que celui du policier dégarni mais, du fait même qu’il consistait en questions d’ordre similaire, sembla progresser sans sa connaissance préalable de l’affaire ou ses indications.

Les visiteurs étaient certes des esprits moins avisés que lui, mais ils étaient tout aussi tenaces et pas moins durs à la détente dès lors qu’il était question d’embobeliner ceux qu’ils interrogeaient. En tout cas, ils étaient certainement moins bien intentionnés à l’égard de M. Trublet. Ce dernier prenait le temps de la réflexion avant de répondre; d’un autre côté, on pouvait également se dire qu’il jugeait l’idée de se défendre contre l’ineptie d’une telle accusation d’une piètre utilité; en tout état de cause, il refusait d’afficher ses sentiments royalistes. Je ne fais ici mention que des points qui ne furent pas abordés lors de mon propre interrogatoire.

Il fut d’abord question de la personne d’Andilly, lequel ne fut cependant point nommé au titre de dénonciateur, mais tout bonnement en tant que suspect de bonapartisme, à l’égal des autres. Pourquoi avait-il été congédié si brutalement? Cette question embarrassa davantage le négociant que d’avoir à passer sous silence ce qui eût pu plaider en faveur du bonapartisme d’Andilly – son bonapartisme supposé, pourrait-on dire; il n’envisageait bien sûr pas une seconde de mentionner la tentative de séduction de sa fille cadette, d’autant qu’il aurait couru le hasard, ce faisant, d’exposer Marie elle-même à un interrogatoire.

Les autres messieurs accomplissaient-ils correctement leur travail? Trublet affirma qu’il n’avait pas à se plaindre. Ce travail était-il important? Non, dit Trublet, mais il devait être fait. Le soutien apporté aux vétérans ne fut pas évoqué, et pas davantage le départ de Lamoignon. J’ignore toujours si Andilly avait réellement trahi; que lui aussi ait été suspecté de bonapartisme ne suffit pas à écarter cette hypothèse dans la mesure où différentes instances de la police secrète auraient pu avancer sans se concerter; du reste, il aurait été concevable que lesdites instances eussent fait jouer à Andilly plusieurs rôles simultanément.

La suite de l’entretien consista essentiellement à contrôler les relations de M. Trublet avec certains bonapartistes plus ou moins connus à Grenoble; je me contenterai ici de citer les noms que je connaissais déjà ou dont j’entendrais parler par la suite: Joseph Rey (au demeurant, il semblerait qu’il n’eût pas été un authentique bonapartiste), Dumoulin, Renauldon (fils d’un ancien maire), Perrin, ainsi que quelques autres. On prononça le nom de Lafayette. Il va de soi que Trublet connaissait tous ces noms, et peut-être les personnes elles-mêmes, mais il nia toute intimité avec ces individus et j’eus l’impression qu’on lui ajoutait foi. On l’interrogea s’il avait connu Didier. Trublet répondit qu’il avait refusé de le connaître.

«Que pensez-vous de son exécution?

– Exagérée.

– En quoi exagérée?

– Didier ne valait pas la peine d’être pris au sérieux.

– Quand, dans ce cas, prendrez-vous une révolte bonapartiste au sérieux?

– Quand l’Empereur se trouvera à la frontière avec une armée.

– Cela se pourrait-il produire?

– Non.

– Quelle était votre relation avec le général Bonaparte lorsqu’il était encore ici?

– Correcte.

– L’avez-vous jamais rencontré?

– Non.

– Lui avez-vous rendu visite quand il était à Grenoble?

– Je viens de vous dire que je ne l’avais jamais rencontré.

– C’est ce que nous avons entendu. Avez-vous, le 6 juillet 1817, publiquement nommé le roi Louis l’Inévitable?

– Non. Je ne m’exprime jamais en public, et encore moins le 6 juillet. (À cette date était célébré le bref siège de Grenoble par les troupes alliées.)

– Avez-vous en secret nommé le roi Louis l’Inévitable?

– Non.

– Comment jugez-vous cette appellation?

– Eh bien… » M. Trublet se gratta derrière l’oreille. «Cela dépend de la situation d’esprit de celui qui l’utilise. Il est permis de qualifier un souverain légitime d’inévitable puisqu’il a droit au trône…

– Vous n’êtes donc pas convaincu de la nature insultante de cette expression ?

– Si mes réponses ne vous satisfont pas, donnez-moi trois mois d’emprisonnement. (Trois mois, telle était la peine ordinaire pour des délits que l’on ne pouvait taxer de haute trahison.)

– Nous n’allons pas vous emprisonner, M. Trublet, vous le savez très bien.» Le personnage paraissait profondément ulcéré. «Êtes-vous au courant que, dans la salle de café de l’Hôtel des trois Dauphins, l’un de vos voyageurs de commerce – ou quoi que ce soit d’autre pour quoi vous vouliez les faire passer – ait déclaré: “L’Homme n’a pas encore abattu sa dernière carte”?

– De qui s’agit-il ?» Trublet refusait de se donner l’apparence d’être en colère contre l’imprudent «voyageur de commerce». Manifestement, l’interrogateur en ignorait le nom; il n’avait d’ailleurs pas de papier sur lui où figurât ce nom ou sur lequel eussent été notées les questions.

«Le saviez-vous ou l’ignoriez-vous?

– Je l’ignorais, mais il peut avoir désigné un de mes clients, sur la solvabilité de qui il eût été hasardeux de faire fond.

– Vous avez réponse à tout, M. Trublet.

– Il est en effet des choses que je connais mieux que mes subordonnés.

– Comment voyez-vous l’avenir de la France?

– Favorable. Je n’ai pas à me plaindre. Globalement favorable.»

L’interrogatoire se poursuivit de la sorte encore quelque temps, et il était déjà huit heures passées lorsque les policiers quittèrent les lieux, passablement grognons. L’entretien que j’ai rapporté donne une idée du niveau des échanges. M. Trublet me raconta que ces gens avaient pour tactique accoutumée de mettre le doigt sur des infractions vénielles et que cette visite ne signifiait rien. La police secrète disposait de forces bien plus redoutables, raison pour laquelle il était absolument indispensable d’éloigner les «voyageurs de commerce», bien que cela ne leur plût point. Ayant achevé ces mots, il se dirigea vers l’étage pour les libérer de leur inconfortable situation.

Lorsque je lui demandai s’il ne serait pas indiqué de faire établir une fois pour toutes leur innocence par des instances plus autorisées, il eut un haussement d’épaules: ces instances, affirma-t-il, n’étaient jamais suffisamment autorisées, et établir l’innocence de quiconque n’avait aucun sens en ces temps que nous vivions. Moins de six années auparavant, tous les innocents avaient été coupables, y compris les gens de police. Ce dernier point me donna beaucoup matière à réflexion.

Extrait de De hôtelier doet niet meer mee (L’hôtelier ne veut plus jouer), Nijgh & Van Ditmar, La Haye – Rotterdam, 1968 (réédité dans la série des Romans complets, 48e volume, 1982), p.85-88.
Vestdijk Literatuur museum

Simon Vestdijk

écrivain (1898-1971)

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