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littérature

Le banal comme condition du sublime

19 mars 2019 3 min. temps de lecture

Dédicacé à son père, le poète Guillaume van der Graft, le nouveau recueil en traduction française de Benno Barnard (° 1954) s’inscrit résolument dans le terreau familial, ancestral et actualisé par son titre même : Le Service de mariage.

Cinq cycles composent ce voyage intérieur dans les méandres généalogiques du poète, auxquels s’ajoutent deux poèmes, le premier en tête de l’ouvrage, le second – le plus long – comme une clôture en même temps qu’une ouverture au monde, à l’occasion d’un voyage à Paris et à la manière du poème élégiaque de Guillaume Apollinaire, «Zone».

Ce poème, «Mots enterrés», n’est premier que dans la version française, celui de la version originale étant, de l’avis du traducteur Daniel Cunin, impossible à traduire et à restituer tel quel. Il demeure que cette ouverture fait non seulement écho à la dédicace, mais à l’acte poétique même: «Je rêve de mon père mort, couché entre / les racines des tilleuls, visage enfoui / dans les fondements de la langue […] je rêve qu’un mot enterré de mon père se fraie / un passage dans la terre, le mot d’un poème / qui nous connaît, bien des gens et moi.»



Ces «mots enterrés» font écho aux morts inhumés, comme un impitoyable mouvement de balancier, d’une part du passé rêvé – les thèmes du «rêve» et du «réveil», souvent terrible, sont présents, surtout dans les premiers textes – au présent impuissant de l’enfant-poète, d’autre part du présent épuisé par le poète vieillissant à la promesse que porte l’enfant: «Deviens grand, mon Christopher, fais-toi homme», proclame le père, paraphrasant le poète russe Joseph Brodsky.

De filiation en filiation, de tercet en tercet, Benno Barnard dresse une galerie de portraits, à commencer par lui-même dans le premier cycle intitulé «Les Animaux de Darwin», comme une volonté de sortir d’un déterminisme de l’espèce qui le condamne à n’être autre qu’un cadavre en attente de décomposition. Il envie la tortue pour sa permanence, le chien pour son unité qui est pure instantanéité, presque sans mémoire – «La rose est sans pourquoi», écrivait déjà le poète allemand Angelus Silesius en son temps.

Ce «pourquoi?» obsède le poète, se tenant à la pliure de son existence, de son temps. Il n’y a pas d’échappatoire autre que de scruter le sublime dans le trivial, à la manière de Rembrandt qui consacre une eau-forte à une Femme qui pisse, dont Benno Barnard se fait l’écho dans un poème louant cette liberté qui s’exprime en un jet: « Moi, Rembrandt / je chéris (de même que Shakespeare et Mozart) / le banal comme condition du sublime, disons, / femme, le terre à terre de ton trou du cul.»

Il y a une crudité étonnante dans ce recueil, de «pisser» et «lâcher un pet» au «refuge de putes décrépites». Cette grivoiserie apparemment provocatrice n’est que le seuil d’une réalité terrifiante, celle de la mort qui tisse une trame transversale pour constituer l’étoffe pleine du poème, à la fois vie et trépas, permanence et effondrement, souffle et cadavre, berceau et tombe. Benno Barnard semble composer un Tombeau poétique familial, dont « le service de mariage » serait le cœur mémoriel : ce quatrième cycle s’ouvre par une variation sur la rencontre amoureuse et s’achève par l’échec relatif de tout lyrisme à la lisière de la vieillesse. «Ça a commencé et ça a pris fin / dans les petites et les grandes heures, / voici longtemps, pas plus tard qu’hier. / […] Entre mes gênes et des ancêtres / au destin de pierre, dont j’ignorais tout, / et qui pourtant sont chez eux dans mes tics.»

Car il y eut, tout au long de cette existence coincée entre un père aux mots enfouis et un fils à la parole balbutiante, des trahisons, des éclats charnels, des pertes abyssales, «l’incompréhensible effroi archaïque», l’envie de dire et d’exprimer, encore et toujours.

Il y a surtout – désormais – l’enfant, à qui le poète ne peut offrir comme «bon conseil» qu’un langage apophatique, retirant une à une les assises vitales, de la prière à sa parole paternelle, en passant par la nature et la littérature. Les mots s’affaissent devant l’abîme de l’incertitude ; seule demeure l’espérance, exprimée dans l’ultime cycle du recueil, «Prière sans fin», dans lequel Benno Barnard croise à nouveau l’origine et le présent, ainsi que les registres, biblique, grivois, lyrique, quotidien.

BENNO BARNARD, Le Service de mariage (titre original : Het trouwservies), traduit du néerlandais par Daniel Cunin, collection «Les Passeurs d’Inuits», Le Castor Astral, Bordeaux, 2019 (ISBN 979 10 278 0206 7).
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Pierre Gelin-Monastier

critique littéraire
© dessin : Zhang Xiaokuo.

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