Partagez l'article

arts, pays-bas français

Le baron Bethune et la France: une présence discrète

25 avril 2021 10 min. temps de lecture

Il y a deux cents ans, le 25 avril 1821, naissait à Courtrai Jean-Baptiste Bethune. Il est devenu l’une des plus importantes figures de l’architecture néogothique et fut également très influent en France. Les travaux de restauration de l’église Saint-Joseph qu’il a conçue à Roubaix ont récemment été achevés.

Architecte autodidacte et créateur pluridisciplinaire, Jean-Baptiste Bethune (1821-1894), baron de la jeune Belgique, fut la figure incontournable du renouveau gothique au XIXe siècle dans son pays et un des acteurs importants de la scène internationale des arts décoratifs. Très peu connu en France, où l’aura d’Eugène Viollet-le-Duc (1814-1879) masque encore la présence de nombre d’artistes du néogothique, Bethune y fut pourtant actif de bien des manières.

Longtemps déconsidéré, l’héritage néogothique fascine de nouveau. L’état sanitaire alarmant dans lequel se trouvait l’église Saint-Joseph à Roubaix (1875-78) il y a quelques années a plaidé pour une restauration complète. Après les toitures et une intervention spectaculaire sur les vitraux, on s’est attaqué à la remise en état de tout le décor peint intérieur, qui n’avait jamais été nettoyé des poussières accumulées depuis son ouverture au culte. Mobilier comme éclairage ont retrouvé un éclat qui ne manquera pas de convaincre de la puissance de l’esthétique néogothique, dont Bethune s’était fait le chantre.

L’achèvement de la restauration de ce chef-d’œuvre du baron est l’occasion de revenir sur l’étonnante influence discrète d’un homme généreux, fervent catholique et créateur prolixe.

Un baron international

La vie de Jean-Baptiste Bethune semble échapper aux critères en vigueur au XIXe siècle et prit des accents étonnants, grâce à une volonté farouche et une détermination sans faille. Bethune était en effet destiné par sa famille à devenir un homme de loi, comme l’était son père, mais un goût certain pour les arts et une foi de plus en plus fervente le conduisirent vers une autre voie. Naturellement doué pour le dessin, il se perfectionna auprès de quelques maîtres, mais c’est par les milieux catholiques que vint une profonde remise en question.

Chez lui se mêla très vite la conviction que l’art chrétien par excellence, celui qui exaltait la foi et correspondait le mieux à un idéal esthétique, était le gothique. Ce sentiment était d’ailleurs partagé par bon nombre d’érudits en Europe et commençait à être l’objet de débats, plus ou moins enflammés, portés par des revues spécialisées, comme les Annales archéologiques du français Adolphe Napoléon Didron (1806-1867) et que Bethune lisait.

En 1842, le jeune homme tombe malade et sa convalescence favorise une introspection concernant son avenir. Il part en Angleterre avec son ami George Mann, où il découvre in situ les réalisations de celui qu’il admire déjà: Augustus W. N. Pugin (1812-1852). Celui-ci va devenir son véritable guide en matière de création, un modèle insurpassable qu’il chérira toute sa vie, cherchant à l’égaler par un travail assidu. Il deviendra l’ami des collaborateurs de Pugin et servira à son tour de guide aux fils de ce dernier, après sa mort prématurée. Cette relation autant amicale que créative façonna la personnalité artistique de Bethune, qui la mit tout d’abord au service des communautés religieuses continentales.

C’est à partir de la Belgique, de Bruges puis de Courtrai, où se trouve toujours la propriété familiale, que Bethune va s’essayer au vitrail, puis à l’architecture, de manière parfaitement autodidacte, mais en s’entourant de collaborateurs aussi zélés que lui. C’est bien par la force du réseau familial que Bethune va s’imposer – l’évêque de Bruges est son oncle par exemple – mais aussi grâce à la foi qui l’anime et qui lui impose de travailler gracieusement pour tout ce qui touche à des créations religieuses…

Ce fut là une des singularités de la carrière de Bethune: ne refusant jamais un projet d’église ou de couvent, ou même d’une simple image pieuse, il donnait les dessins de ses créations, n’ayant pas besoin de revenus complémentaires à ceux donnés par la fortune familiale. Cette générosité dictée par la foi en fit donc un créateur de plus en plus sollicité.

Correspondant avec les plus grandes sommités religieuses de son temps, comme avec les plus grands architectes, comme Viollet-le-Duc, ou le Hollandais Pierre Cuypers, ou encore l’Allemand August Reichensperger, Bethune en vint très rapidement à incarner en Belgique la figure du défenseur de la chrétienté, mais par la création artistique strictement appliquée à cet objectif. Au faîte de sa carrière, le baron Bethune était une personnalité connue dans le monde entier, de l’Angleterre à la Chine, du Vatican au Brésil…

Bethune, créateur transfrontalier

Installé à Courtrai, Bethune initie sa pratique durant la décennie 1850, d’abord par l’architecture de quelques chapelles et demeures privées de la noblesse catholique ultramontaine, principaux mécènes de ses travaux. Très vite s’y intègrent, sur le modèle anglais, des arts décoratifs corollaires: peintures murales, puis mobilier et accessoires. C’est la rencontre avec la très influente famille Desclée, qui va définitivement amplifier la carrière artistique du baron et le faire s’intéresser de plus en plus à la France.

À Roubaix, ville qu’il peut joindre par train direct à cette époque, Bethune va édifier au total quatre édifices, dont seuls sont parvenus jusqu’à nous le couvent des Clarisses (1873-76) et l’église Saint-Joseph. Le premier est directement commandé par les frères Jules et Henri Desclée, pour honorer un vœu de leur père. Le couvent et l’église adoptent depuis l’extérieur la même sobriété que leur enveloppe de brique ordinaire, mais contrastent par l’opposition des intérieurs, parfaitement adaptés à leurs fonctions. À l’austérité requise par les sœurs répond le projet fastueux des décors de l’église, propres à fasciner et impressionner la population ouvrière.

La période des années 1870 va voir le baron s’impliquer sur différents fronts créatifs et multiplier les occasions de construire en France. Bethune décide de participer au grand concours lancé pour l’érection du Sacré-Cœur à Paris en 1875 et pour lequel il propose un projet évidemment gothique, bien trop austère pour le goût français. En 1876, sa réputation lui vaut d’être appelé au chevet du chantier de la cathédrale Notre-Dame de la Treille à Lille, vaste projet de cathédrale gothique idéale qui ne trouva jamais sa forme complète.

Il reste six ans conseiller, tout en s’intéressant à d’autres projets locaux. En effet, l’année suivante, c’est vers lui que se tournent les premiers responsables de la future nouvelle faculté catholique de Lille, pour laquelle il soumet plusieurs variantes. Aucune ne trouvera réellement grâce aux yeux de l’administration, qui n’arrivait pas à faire fléchir le baron sur des questions d’organisation des plans.

Outre l’aménagement partiel du château de Villers-Châtel près d’Arras, l’œuvre française de Bethune compta également une importante réalisation parisienne et ô combien symbolique: l’œuvre des Flamands, rue de Charonne. Cet ensemble hélas détruit aujourd’hui signait l’implantation prosélyte d’une forme de pensée chrétienne au cœur de la capitale française, cherchant à s’imposer autant sur le plan moral et religieux que par son esthétique homogène, dont Bethune avait défini les lignes. (1)

À des extérieurs sobres, construits dans des matériaux peu onéreux, répondaient des intérieurs splendides, surprenants, saturés de décors peints et resplendissant sous les lumières vives des becs de gaz. L’unité venait des proportions, toujours au centre du travail de conception, à l’image des bâtisseurs du Moyen Âge, et de l’harmonie des formes imposées aux arts décoratifs par la fidélité absolue au style du XIIIe siècle. L’idéal chrétien flamand ultramontain tentait ainsi d’étendre son influence en France.

Par ailleurs, la présence forte de l’architecte belge dans la région lilloise, qui était en train de devenir une métropole transfrontalière, était secondée par une action pédagogique dont il ne faudrait pas minimiser l’importance. Dès 1863, Bethune est un des cofondateurs de la Guilde de Saint-Luc à Gand, qui devint le principal centre de formation privé à l’architecture et aux arts appliqués de Belgique, irradiant dans tout le pays et au-delà. Une succursale fut créée à Lille dès 1877, dans la période la plus intense de la présence de Bethune dans le paysage architectural français.

Il s’agissait de donner aux jeunes apprentis à la fois un cadre chrétien et une formation de qualité, où le gothique était le mot d’ordre et la seule ligne créative possible. Malgré cette restriction, l’institut lillois formait à une sorte de pluridisciplinarité par laquelle les élèves touchaient aussi bien à l’architecture qu’à la sculpture, la peinture, l’enluminure, la typographie ou le graphisme. À l’époque où le métier de designer s’invente, Bethune met en place un enseignement inspiré des imagiers du Moyen Âge, qui permet d’envisager un renouveau esthétique.

Design chrétien pour tous

À Roubaix, la famille Desclée exploitait une usine à gaz pour la fourniture de l’éclairage public, mais cette fonction fut augmentée assez rapidement par l’ajout d’une dinanderie d’art, la cuivrerie Saint-Éloi, destinée à vendre des appareils d’éclairage en tout genre. Bethune en fut nommé directeur artistique à partir de 1880 et continuera cette activité jusqu’à sa mort. Pour cette nouvelle société, Bethune dessina sans relâche des dizaines de modèles de candélabres, appliques, torches, lustres… combinables entre eux par le jeu d’éléments interchangeables.

Très vite, la gamme d’objets en cuivre ou bronze s’élargit pour toucher à tout ce qui concerne la vie religieuse: lutrin, encensoir, châsses, ciboires, cadres, etc. Inévitablement, on chercha à étendre le marché en touchant un plus large public, et l’entreprise se diversifia vers des produits domestiques, toujours marqués du sceau néogothique.

La cuivrerie Saint-Éloi disposa d’un magasin en centre-ville, judicieusement placé en face du portail de l’église Saint-Martin, mais vendait sur catalogue dans le monde entier et acceptait des commandes spécifiques, parfois monumentales, comme des statues ou des reliquaires d’exception. Bethune supervisait toutes les productions et créations d’objets, déléguant des assemblages, mais validait seul l’essentiel des modèles. Des objets dessinés par Bethune se trouvent aujourd’hui encore éparpillés aux quatre coins du monde, emportés dans les missions des nombreuses colonies belges et françaises d’alors.

Ce commerce était à lui seul le symbole de la force de conviction des catholiques belges, qui désiraient reconquérir, et convaincre par l’esthétique gothique, une population chrétienne francophone de plus en plus tentée par la laïcité. C’est là une des influences importantes, certes diffuse, de l’œuvre de Bethune. Mais par ailleurs, la cuivrerie Saint-Éloi n’était qu’une des branches de son prosélytisme, car le baron s’impliquait dans d’autres domaines tout aussi utiles…

Dès 1872, les frères Desclée s’était lancés dans la création d’une imprimerie, puis d’une maison d’édition à Tournai. Par leurs mariages conjoints avec les sœurs De Brouwer, l’entreprise se transforma dans une maison d’édition appelée à un bel avenir: les éditions Desclée-De Brouwer, qui dominèrent à partir de 1876 le marché du livre religieux francophone pendant près d’un siècle. La maison d’édition fut également implantée à Lille, décidément la tête de pont française de la diffusion des principes défendus par certains catholiques belges.

Pour la Société Saint-Augustin, qui diffusait les éditions Desclée-De Brouwer et d’autres produits liés au graphisme et l’imprimerie, Bethune fut là aussi le designer attitré, dessina inlassablement des images pieuses, des bordures ou des principes de mises en page qui furent utilisés encore très longtemps pendant le XXe siècle. L’esthétique ainsi créée devint une véritable image de marque d’un certain catholicisme. Par le biais de ces images peu coûteuses et largement diffusées, Bethune fut peut-être plus présent en France et dans le monde que la plupart des créateurs de son époque aux activités plus spécifiques.

L’association de capacités créatives réellement polyvalentes et d’un prosélytisme ardent firent de Bethune une personnalité unique du XIXe siècle, aussi bien dans l’univers de l’architecture et des arts appliqués que dans les milieux catholiques les plus fervents et proches du Vatican. La rencontre avec la famille Desclée décupla les possibilités expressives du baron, lui permit de s’adjoindre des outils de production performants, liés à une diffusion des produits très moderne et d’ampleur internationale. Une chaîne complète de l’esthétique néogothique chrétienne s’était ainsi fédérée autour de Bethune et, si sa réputation d’architecte n’atteignit jamais celles de ses célèbres contemporains, l’ampleur de ses créations lui fit atteindre discrètement des millions de fidèles en Belgique, en France et dans le monde entier.

Gilles Maury

Gilles Maury

architecte, maître de conférence à l'ENSAPLille

Commentaires

La section des commentaires est fermée.

Lisez aussi

		WP_Hook Object
(
    [callbacks] => Array
        (
            [10] => Array
                (
                    [00000000000026de0000000000000000ywgc_custom_cart_product_image] => Array
                        (
                            [function] => Array
                                (
                                    [0] => YITH_YWGC_Cart_Checkout_Premium Object
                                        (
                                        )

                                    [1] => ywgc_custom_cart_product_image
                                )

                            [accepted_args] => 2
                        )

                    [spq_custom_data_cart_thumbnail] => Array
                        (
                            [function] => spq_custom_data_cart_thumbnail
                            [accepted_args] => 4
                        )

                )

        )

    [priorities:protected] => Array
        (
            [0] => 10
        )

    [iterations:WP_Hook:private] => Array
        (
        )

    [current_priority:WP_Hook:private] => Array
        (
        )

    [nesting_level:WP_Hook:private] => 0
    [doing_action:WP_Hook:private] => 
)