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Le bédéiste néerlandais Erik Kriek aime noircir le trait

Par Ruben Piccavet, traduit par Maxime Kinique
20 septembre 2024 9 min. temps de lecture

Issu d’un milieu où la bande dessinée avait mauvais genre, le bédéiste néerlandais Erik Kriek est aujourd’hui lu dans le monde entier, des États-Unis à la Russie, sans oublier le monde francophone. Ses ouvrages sont pleins d’horreur, de misère et de traumatisme. Rencontre avec un créateur qui a un penchant pour l’horreur.

Deux heures avant une séance d’autographes qui attirera beaucoup de monde, le dessinateur et auteur néerlandais de bandes dessinées Erik Kriek (°1966) est assis sur un banc de la gare Maritime du site Tour&Taxis, à Bruxelles. Cela fait une semaine qu’il ne côtoie que des fans et collègues francophones. «Ah, vous parlez néerlandais!», dit-il avec un certain soulagement. «Ou vous êtes Belge?», ajoute-t-il dans un éclat de rire.

«Aux Pays-Bas, il n’y a pas de culture de la bande dessinée», constate-t-il. Lorsque Kriek était étudiant à la Rietveld Academie d’Amsterdam à la fin des années 1980, se consacrer à la bande dessinée est presque un tabou. «On m’a dit textuellement: fais attention à ne pas devenir dessinateur de bandes dessinées. Avec le talent que tu as, ce serait du gâchis.» Mais notre interlocuteur n’en a jamais vraiment eu cure. «J’ai été éduqué comme cela. Mes parents n’étaient pas sévères sur le plan culturel et nous pouvions tout faire à la maison: lire des livres et des bandes dessinées, regarder des films et d’autres programmes à la télévision, etc.  Il n’y avait pas de police culturelle. Mes amis, eux, ne bénéficiaient pas d’autant de liberté, car cela aurait été mauvais pour leur développement», ironise Kriek.

Pendant ses études, il découvre Raw, une anthologie rédigée sous la houlette d’Art Spiegelman (connu, entre autres, pour être l’auteur de la série de bandes dessinées Maus). «Lorsque je comparais mon travail avec des classiques tels que Lucky Luke et Tintin, j’éprouvais toujours un profond sentiment d’infériorité. Je me disais que pour dessiner aussi bien, il fallait énormément de talent ou d’expérience.» Jusqu’à ce que Kriek découvre Raw, qui est une révélation pour lui. «Raw prônait une approche punk de la bande dessinée. Soudain, j’ai réalisé qu’il n’était pas nécessaire que je dessine super bien! Il appartient à chacun de trouver sa propre voie.» Alors que la Rietveld Academie décourageait ses étudiants de dessiner des bandes dessinées, un nouveau monde s’ouvre à Erik.

C’est pendant ses études que le premier personnage de bande dessinée créé par Kriek est publié. Erik étudie la linogravure et la gravure sur bois et passe donc beaucoup de temps à gouger (gutsen en néerlandais). «Je pense que quelqu’un m’a dit un jour: “Eh, gutsman, arrête-toi cinq minutes et viens boire un verre avec nous!”» Le personnage de Gutsman venait de naître.

Son diplôme en poche, Kriek commence à dessiner pour la revue Zone 5300. C’est un podium libre: Zone 5300 ne rémunère pas les artistes, mais n’a pas non plus d’équipe de rédaction. «À vrai dire, ils ne pouvaient pas refuser vos bandes dessinées; travailler pour Zone 5300 était donc un bon moyen de se faire un nom.» Mais comme cela ne permet pas de nourrir son homme, on retrouve les illustrations de Kriek dans quantité de livres pour enfants, sur des pochettes d’album, des skateboards et des affiches. «J’ai toujours été illustrateur avant tout, car mes bandes dessinées ne me rapportaient pas un rond.»

Nul n’est prophète dans son pays

«Les Néerlandais veulent tous que leur travail soit publié en français, car le nombre de bandes dessinées publiées en France est tout bonnement incroyable», dit-il. La France possède une très riche tradition en la matière, et Kriek en fait d’ailleurs lui-même l’expérience. «La première fois que je me suis rendu au festival d’Angoulême, je n’en croyais pas mes yeux tant les gens avaient d’estime pour mon travail. Aux Pays-Bas, par contre, on continue de se demander ce que je fais de mes journées. Là-bas, être dessinateur de bandes dessinées n’est toujours qu’un hobby.»

Les albums de Kriek sont traduits en français, mais aussi dans beaucoup d’autres langues: en allemand, en espagnol, en anglais, et même en russe et en arabe. Avec des différences aussi grandes qu’entre les Pays-Bas et la France. «Je remarque qu’en Allemagne, l’approche est complètement différente: les auteurs de bandes dessinées abordent beaucoup de sujets graves, comme la guerre, et développent également des thèmes existentialistes.»

Aux États-Unis, par contre, le dessinateur est catalogué comme artiste alternatif. Les auteurs américains nourrissent également une pointe de jalousie envers leurs confrères européens, tant la norme de production est élevée sur le Vieux Continent. Kriek ne parle pas des superhéros populaires des BD de DC Comics et Marvel, mais d’artistes comme Charles Burns, par exemple, qui est relativement méconnu outre-Atlantique. «En Europe, par contre, il est considéré comme un demi-dieu», affirme Kriek. D’un pays à l’autre, on observe par ailleurs de grandes différences dans la manière dont un album de bande dessinée est accueilli par le public. «De Balling (L’Exilé, éditions Anspach, 2020) n’a pas rencontré beaucoup de succès en Allemagne alors qu’en France, les gens étaient ravis qu’enfin, un livre “mette les Vikings à l’honneur”».

Il remarque aussi cette différence dans le traitement des bandes dessinées. Aux Pays-Bas, la production passe souvent inaperçue. Selon Kriek, il y a à boire et à manger dans cette situation. «D’un côté, cela m’offre une liberté totale mais de l’autre, un regard critique ne me ferait pas de tort de temps en temps», admet-il. «Un auteur littéraire se prend toutes les critiques, cela fait plus de trente ans que je donne les mêmes interviews et que l’on me demande pourquoi je fais de la bande dessinée.» Une fois qu’on quitte les Pays-Bas, l’art de la bande dessinée est pris beaucoup plus au sérieux. Les Français n’ont pas peur de démolir un album de bande dessinée s’il ne répond pas du tout à leurs attentes alors qu’en Belgique, le travail d’Erik est disséqué au scalpel. «Là-bas, on compare mon travail à celui de Burns et on me demande si tel passage à telle page a été influencé par tel autre album.»

Lovecraft et l'exploration de l'horreur

Pendant plus de dix ans, Kriek a travaillé avec la maison d’édition Oog & Blik pour publier ses livres –Gutsman et le spin-off The Adventures of Little Andy Royd (Les aventures du petit Andy Royd). En 2011, l’éditeur est racheté par De Bezige Bij. Un gros volume estampillé Gutsman –un album contenant 4 histoires– est publié, mais le message général est clair: plus de comics classiques. La nouvelle maison d’édition de Kriek a de l’argent et le champ des possibles est par conséquent plus large. La grande tendance, à ce moment-là, consiste à adapter des récits littéraires sous forme de bande dessinée et Kriek a encore un vieux projet à terminer: une adaptation d’une histoire de H.P. Lovecraft, le produit d’un projet qui n’a jamais vu le jour. «Pourquoi ne pas encore en ajouter quelques-uns? », me disais-je. Het onzienbare en andere verhalen (L’invisible et autres contes fantastiques, Actes Sud, 2012) est un album de cinq bandes dessinées en noir et blanc.

Dans Gutsman, il y avait régulièrement une tonalité sous-jacente sombre, mais c’est avec L’invisible et autres contes fantastiques que Kriek effectue sa première plongée dans le genre qui fera de lui un artiste connu et reconnu: l’horreur. Cette évolution n’est pas le fruit du hasard. Adolescent, Kriek jouait beaucoup à Donjons & dragons (D&D, un jeu de plateau où les joueurs jouent une histoire avec leur propre personnage). En 1981, à la sortie de Call of Cthulhu (L’appel de Cthulhu), un jeu de rôles basé sur les règles de D&D et sur l’univers fictionnel de H. P. Lovecraft, Kriek est aussitôt convaincu –même si ces amis ne partagent pas tout à fait son enthousiasme. «C’était très difficile. Mes amis en avaient marre de pouvoir mourir à tout moment, sur un simple lancer de dé. Eux, ce qu’ils voulaient, c’était continuer à tuer des orques», s’esclaffe-t-il. «Moi, par contre, je trouvais que c’était un jeu formidable. L’univers, l’atmosphère, l’histoire: tout était tellement mieux.» Kriek décide alors de lire tous les livres de Lovecraft qu’il trouve à la bibliothèque près de chez lui.

La collaboration entre Kriek et De Bezige Bij sera toutefois éphémère: son livre suivant, In the Pines (Dans les pins: 5 ballades meurtrières, éditions Actes Sud, 2016), est publié par Scratch, une maison d’édition qui vient alors à peine d’être créée et avec laquelle l’artiste travaille toujours aujourd’hui. Il a définitivement pris goût à l’horreur. Dans Het onzienbare (L’invisible), l’histoire qu’il raconte tient en quarante pages: une première pour Kriek. «Avec Dans les pins, je voulais aller un pas plus loin et m’éloigner un peu de mon matériel de référence.» Dans les pins est un album de cinq bandes dessinées basées sur des murder ballads, c’est-à-dire des chansons traditionnelles au sujet d’un meurtre qui peut être une histoire vraie ou un crime fictif.

Erik Kriek: Une bande dessinée doit avoir un côté pulpeux, rance et dégoûtant

En 2019, il sort De Balling (publié sous le titre L’Exilé par les éditions Anspach en 2020), son premier ouvrage véritablement volumineux. Il voulait s’essayer au genre du roman ou se lancer dans l’aventure de la réalisation d’un film. Le livre raconte l’histoire d’un guerrier viking qui, après sept années d’exil, rentre au bercail. Un récit long de 200 pages. «Une fois que vous avez gravi l’Everest, les autres hauts sommets paraissent tout de suite beaucoup moins difficiles à escalader.»

Quand on analyse l’œuvre de Kriek, on se rend compte assez vite de l’allergie de l’auteur pour les fins heureuses, ce qui ne fait qu’en renforcer les tonalités sombres. «Je suis du genre à n’en faire qu’à ma tête, à ne pas tenir compte de l’avis des autres. Je sais ce que je veux et je suis suffisamment arrogant pour penser que si j’aime l’histoire que je suis en train de raconter, mes lecteurs l’apprécieront eux aussi», déclare-t-il. «Il m’arrive même d’avoir peur que mes scénarios soient trop gentils et je me dis souvent que je devrais provoquer ou tourmenter davantage mes lecteurs et noircir encore le trait. Une bande dessinée doit avoir un côté pulpeux, rance et dégoûtant.»

Histoire personnelle

Le dernier livre de Kriek s’intitule De Kuil (La mare, éditions Anspach, 2024). Il est sorti en 2023. Il ne s’étale que sur 136 pages, mais cela le rend d’autant plus «kriekien». La mare, c’est une histoire d’horreur et de ténèbres, de personnages brisés et de traumatismes. C’est également son œuvre la plus personnelle.

Il y a cinq ans, Kriek est victime d’un accident vasculaire cérébral (AVC). À l’instant T, il taillait tranquillement une bavette chez Mulligans, un café irlandais d’Amsterdam, et l’instant d’après, il s’effondre. «Ce drame a fortement influencé mon travail», confie-t-il. «Mieux, même: mon dernier livre, La mare peut être considérée comme une tentative d’accepter ce qui m’est arrivé.» Erik y raconte l’histoire d’une artiste, Sarah, qui perd toute inspiration à la suite du décès de son fils.

«Ma revalidation a elle aussi pris la forme d’un processus de deuil, car il me fallait accepter l’idée de mener désormais une autre vie et de ne plus pouvoir faire tout ce dont j’étais capable avant l’accident.» Le personnage de Huub, le mari de Sarah, fait écho aux amis et à la famille de Kriek. «Eux aussi n’en pouvaient plus de m’entendre pleurnicher.» Durant sa revalidation, Kriek prend également conscience de toute l’importance de l’art dans sa vie. Il a certes toujours trouvé génial d’avoir fait de sa passion pour le dessin son métier, mais cette perception a pris une autre dimension depuis son accident. «L’art est la raison pour laquelle je suis venu sur terre», n’hésite-t-il pas à affirmer.

Et aujourd’hui?

Erik travaille actuellement à son prochain livre, Korpi. L’histoire se déroule en 1939, pendant la guerre entre la Finlande et la Russie. C’est un récit historique, de guerre et d’invasion, mais avec une touche actuelle. Kriek travaille par ailleurs à une réédition de la version française de Dans les pins, enrichie d’une nouvelle histoire. La retraite? Il n’y pense pas encore. Il n’en a pas encore fini avec le dessin!

Ruben Piccavet

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