Le «best of» des mondes de Delphine Lecompte
Après une quinzaine d’années durant lesquelles son travail de poète ne fut quasiment pas accessible au lectorat francophone, un premier recueil de la poétesse flamande Delphine Lecompte (°1978) traduit en français a vu le jour. Majoritairement tirés de The Best of Delphine Lecompte (2018), les poèmes qui constituent Je suis Delphine et on est mercredi représentent un large aperçu de l’univers de leur auteure.
L’univers de Lecompte est peuplé de paradoxes à perte de vue, où toutes sortes d’êtres bancals (voire monstrueux) se croisent et s’entrechoquent. Mais dans ce monde ce n’est pas le chaos qui règne, en tous cas pas plus que dans le «vrai» monde et sans doute même un peu moins, car la géographie et la dramaturgie de Delphine Lecompte sont très finement agencées.
Au sortir de leur lecture, on a le sentiment que les textes de Delphine Lecompte ont tous pour cadre la même contrée, un pays rêvé qui est la transposition grotesque du pays réel où elle vit. Elle traite de son environnement objectif de la même manière que de son idiosyncrasie artistique: elle les met sur le même plan, sans plus de cérémonie.
C’est sans doute ce qui confère à sa poésie sa force et son étrangeté: on n’y aperçoit aucune frontière, ni entre le fantasme et le réel, ni entre le scabreux et le tragique, ni entre les différents types d’objets et d’êtres vivants, ni entre les éléments de temporalité… L’auteure n’impose pas plus de séparations que de hiérarchie aux composants de ses poèmes. Un seul point de repère dans son écriture: un petit groupe de thèmes et de figures incongrus qui ne cessent de revenir.
On ne sait pas trop s’il faut y voir une référence à un passé plus ou moins lointain – par exemple à celui des primitifs flamands (Delphine Lecompte évoque une fois le peintre Memling)– mais des corporations de métiers désuets sont mises en scène au gré du livre: on y trouve un arbalétrier, ou encore un cordier. Sont aussi représentées des professions de nos jours plus communes: notons un prof de géographie et toute une confrérie de médecins. Mais les deux figures que convoque avec le plus de régularité Lecompte, ce sont le père et la mère. «Je n’arrête pas quand je parle à mon père caduc», «Être un père sans père», «Je veux que ma mère guérisse dans mes poèmes»… ce ne sont pas les formules énigmatiques qui manquent, à propos de cette parentèle aux contours flous mais omniprésente.
Delphine Lecompte nous propose une omniscience poétique non lyrique
Autre «personnage», autant masculin que féminin: «ma muse» («Ma muse me démolit», «Ma muse est un vieillard»). En réactivant la figure archiclassique de la muse et en l’insérant dans son univers ambigu, Delphine Lecompte saute définitivement hors des bornes du temps. Elle remet également en cause les limites du sujet et de l’objet du poème, car –que ce soit la première personne du singulier, celle du pluriel, le pronom «tu»…– ce qui parle ou est parlé ici, c’est tout le monde et personne, et c’est partout et nulle part («Le paysage stupide nous hait et / nous supporte tous»). Le sujet et l’objet sont noyés dans l’indétermination et – ce faisant– dans une double auto-affirmation paradoxale. On sape ainsi à la base toute possibilité de lyrisme. Autrement dit: Delphine Lecompte nous propose une omniscience poétique non lyrique.
La thématique de la nourriture donne aussi l’occasion d’associations d’idées qui se rapprochent de topiques enfantins
On retrouve aussi à l’œuvre dans la plupart des textes une certaine cruauté, en lien avec des indications de tares, de maladies, de blessures physiques ou mentales, tout cela amené de façon frontale, selon un type d’écriture caustique qui n’est pas sans rappeler certains travaux de l’écrivain belge Antoine Boute. Dès le premier poème on cite des «yeux ectropiés», on retrouve de même régulièrement des formulations à la fois puériles et inquiétantes, très «boutiennes», comme les «détectives de magasin».
Plus généralement, l’univers de l’enfance et le monde de la médecine se mêlent sans relâche, en des visions naïves et physiologiques qui traversent les personnages et les textes comme des régions perméables les unes aux autres. Le médical apparaît par exemple sous l’apparence féérique d’un «svelte chirurgien des arbres». La thématique de la nourriture donne aussi l’occasion d’associations d’idées qui se rapprochent de topiques enfantins: un steak doit être découpé «en des morceaux semblables à des lettres»; le père hésite à acheter «des pâtes alphabet».
Ce que met en place Delphine Lecompte, ce n’est toutefois pas un fatras dénué de préoccupations éthiques. Sans arrêter de brouiller les pistes, l’auteure parsème ses textes de notes d’intention. «Dans mes poèmes tous les imposteurs c’est moi»; «J’ai la kermesse et la poésie pour chasser l’ennui (…) La kermesse est sexy et dangereuse, la poésie aussi». On n’est pas loin d’une espèce de profession de foi… ou de profession de profession: celle de poète. Non sans humour, comme quand il est noté «Honnête et vénale: le restant de mes jours». On lit cependant: «Mais ça m’inquiète, la mort est partout». La confession est tout sauf emphatique, car ce qui est sans doute sincèrement annoncé arrive au milieu d’un flux de juxtapositions absurdes et de jeux de mots. Dans «Cette fois c’est la vérité», en confiant avoir «peur que vous ne me croyiez plus», Delphine Lecompte confond à dessein le faux et le vrai, qui deviennent littéralement équivalents.
Enfin, dans «La Mer Erronée», «le Bic que mon père m’a donné, sans raison ni valeur» ne questionne-t-il pas l’acte d’écrire lui-même? N’y aurait-il pas ici une forme d’antiphrase: l’écriture a sans doute raison et valeur (mais pas à chercher du côté du père)? Et la Mer Erronée (remarquons les majuscules), ne serait-ce pas l’écriture rationnelle? «Moribonde je me balade dans un monde claquant des dents», titre un de ces poèmes Delphine Lecompte. Difficile de ne pas lire ici un aveu de lucidité, de sincérité et –malgré tout– de haute combativité.