Miroir de la culture en Flandre et aux Pays-Bas

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Le «British Queen» au service de la Belgique : la transformation d’Anvers en port de migration transatlantique
© MAS, Anvers.
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Histoire mondiale de la Flandre
Histoire

Le «British Queen» au service de la Belgique : la transformation d’Anvers en port de migration transatlantique

1842

Entre 1815 et 1930, environ soixante millions d’Européens ont migré vers des destinations d’outre-mer, la majorité d’entre eux aux États-Unis. Des changements dans le secteur des transports ont joué un grand rôle dans l’évolution de cette migration de masse. Étrangement, les réseaux et entreprises de transport restent un point sous-estimé des études consacrées aux migrations. Cet article esquisse la transformation d’Anvers en plaque tournante du réseau de migration transatlantique. Il éclaire l’importance des innovations technologiques et l’interdépendance entre flux de marchandises et mobilité des individus sur une même route commerciale. Enfin, les intérêts économiques et politiques sous-jacents expliquent pourquoi les autorités ont soutenu ou empêché ce mouvement.

Début 1842, la compagnie belge de navigation à vapeur Anvers­-New York annonce les premiers appareillages du British Queen entre les deux ports. Pour la première fois, un bateau à vapeur relie le continent européen aux États-Unis.

Ce n’est pas un hasard si cela se fait au départ d’Anvers et le mérite en revient surtout au jeune gouvernement belge. Celui-ci s’engage résolument à promouvoir la Belgique comme plaque tournante du commerce international. Les autorités encouragent ainsi l’expansion et la modernisation des réseaux de transport. L’idée sous-jacente est joliment formulée dans un rapport qui plaide en faveur du soutien des autorités aux compagnies de navigation à vapeur :

« […] La prépondérance d’une nation sera en raison de son importance commerciale et de l’obligation qu’elle imposera aux autres peuples de passer par son intermédiaire. […] Profiter de l’heureuse position du pays pour favoriser les relations internationales, et y amener le commerce des peuples étrangers, c’est rendre indispensable, par la loi invincible de l’habitude, l’intermédiaire de la Belgique, sous peine d’une perturbation dans le commerce affluant des pays centraux. Dès lors, intérêt puissant de leur part, à maintenir notre existence politique. […] L’établissement d’une ligne sur New York est le complément naturel de la pensée politique qui a décrété la jonction ferrée de l’Escaut au Bas-Rhin, c’est un des corollaires indispensables de ce système de transit qui doit faire de la Belgique un vaste entrepôt en universalisant son commerce. »

Le développement de réseaux de transport doit perpétuer l’indépendance politique en favorisant le commerce transitaire avec l’Allemagne. La Belgique peut ainsi entrer en concurrence avec les Pays-Bas et corriger sa trop grande dépendance de la France en matière de relations commerciales.

Des liens outre-mer resserrés consolident la position de la Belgique dans le commerce mondial, notamment parce que les États-Unis semblent prédestinés à dominer le commerce maritime. Des liaisons à vapeur rapides attirent des contrats postaux lucratifs et améliorent la communication entre hommes d’affaires des deux côtés de l’océan.

Les navires transatlantiques permettent d’expédier sur le marché américain florissant des produits issus de l’industrie nationale et des pays voisins. Dans le sens inverse, des biens primaires (tabac, coton, bois et céréales) sont fournis pour stimuler l’industrialisation. Des rapports consulaires décrivent comment les armateurs locaux ont sorti le port de Brême de l’impasse grâce à cette liaison transatlantique, et soulignent l’importance cruciale du transport de passagers à ces fins. Hommes d’affaires et fonctionnaires font de plus en plus fréquemment la grande traversée et se mêlent à la foule croissante des migrants transatlantiques. Ces derniers sont issus de toutes les couches sociales, mais la migration transatlantique est de plus en plus accessible aux classes inférieures grâce à la baisse des coûts et aux systèmes de paiement à crédit de la traversée. Les navires transatlantiques arrivent d’Amérique lourdement chargés de biens primaires. Dans le sens inverse, la demande de produits manufacturés est largement insuffisante à remplir les soutes des navires. La demande démesurée d’ouvriers et de main-d’œuvre agricole compense cet état de fait.

Pour stimuler les liaisons maritimes avec les États-Unis, les autorités belges adoptent des mesures visant à attirer le flux migratoire transatlantique à Anvers. Le Parlement prévoit une législation réglementant les conditions de transport à bord, qui fixe les exigences minimums en termes d’espace, de sanitaires, de ventilation et de vivres. La police maritime contrôle que ces exigences soient bien respectées. Les autorités emploient également un inspecteur de l’émigration qui veille à ce que les migrants en transit passent sur le sol belge un séjour sans souci et les protège contre les rabatteurs en tous genres qui essaient de profiter de leur ignorance. Le contrôle des logements anversois est particulièrement important pour garantir un séjour agréable dans la ville portuaire. Le bien-être du migrant occupe une place centrale dans la politique.

Les autorités favorisent aussi l’accessibilité du port. La logique avec laquelle elles soutiennent la navigation à vapeur trouve son origine dans la mise en place du réseau ferroviaire belge. Pendant les années 1830, les chefs du gouvernement ont soutenu un projet visionnaire reliant les grandes villes et grands centres industriels belges : le réseau ferroviaire forme l’épine dorsale économique et logistique de la jeune nation. Il promeut l’unité nationale, mais aussi le commerce et la mobilité à l’échelle internationale. Les liaisons avec la France et l’Allemagne sont aussi les premières lignes de chemin de fer internationales dans le monde.

La navigation à vapeur et les réseaux ferrés sont considérés comme des prolongements naturels l’un de l’autre, aux abords desquels viennent se greffer le télégraphe et les réseaux postaux. Ils sont le symbole de la modernité à laquelle sont subordonnées la navigation à voile, les voies de terre et voies d’eau. L’infrastructure moderne des transports confère à la Belgique une place prédominante dans un réseau de transport mondial à la croissance rapide qu’empruntent marchandises, informations et individus.

La première connexion ferroviaire avec l’Allemagne, qui, au même titre que l’Irlande, fournit durant cette phase pionnière l’essentiel des migrants transatlantiques, donne à Anvers un fort avantage compétitif sur d’autres ports migratoires d’Europe continentale comme Brême, Le Havre, Hambourg ou Rotterdam. Les migrants en transit bénéficient d’une remise supplémentaire sur des tarifs déjà bas et du transport gratuit de leur bagage. Les diplomates belges favorisent les contacts avec des maisons de commerce et des agents de migration et font en Allemagne, en Suisse et aux États-Unis la promotion d’Anvers comme port migratoire par excellence. Pendant la crise économique des années 1840, les autorités encouragent aussi l’émigration des ressortissants belges. Mais, si l’on compare à sa popularité dans la plupart des autres pays européens, l’Amérique jouit d’un faible pouvoir d’attraction en Belgique : les migrants belges cherchent des occasions beaucoup plus proches de chez eux, au sein des frontières nationales ou dans les pays voisins, surtout la France.

Les efforts des autorités font cependant mouche à l’étranger, et Anvers devient ainsi un important port de migration transatlantique. Le bateau à vapeur y a cependant encore une place limitée. Le President, le jumeau du British Queen, sombre à la livraison ; cet événement illustre les difficultés auxquelles est confrontée l’innovation technologique et grignote la confiance des potentiels voyageurs. Le British Queen est retiré de la circulation après trois traversées difficiles. Étant donné qu’initialement, la plupart des migrants partent aussi à bord de voiliers dans les autres ports, l’absence d’une ligne à vapeur n’enraye guère le flot des migrants à Anvers. Cela ne devient problématique que lorsque la navigation à vapeur surmonte ses difficultés et, début 1870, attire à elle la totalité du marché de passagers transatlantiques. Des innovations technologiques améliorent la navigabilité, la vitesse, le confort, la capacité et la rentabilité des bateaux. Le temps de voyage diminue, passant de six semaines en moyenne en voilier à moins de deux semaines en bateau à vapeur. La quasi-totalité des ports rivaux dispose d’un service à vapeur régulier, tandis qu’Anvers en reste dépourvu, en dépit de tentatives renouvelées.

Au moment précis où le flux migratoire se tarit complètement, le géant américain des chemins de fer, la Pennsylvania Railroad Company (PRR), insuffle une nouvelle vie au port migratoire d’Anvers. Pour s’arroger un contrôle accru de l’afflux de biens et de passagers sur ses lignes, la PRR ouvre deux liaisons à vapeur transatlantiques : l’American Line lui donne accès aux marchés britannique et scandinave, et la Red Star Line lui ouvre le marché de l’Europe continentale.

La Red Star Line décide de faire d’Anvers son port d’ancrage ; ce choix est influencé par la position centrale de la ville des bords de l’Escaut, par son infrastructure et par l’absence de concurrence directe. Les relations commerciales existantes entre entrepreneurs américains et anversois sont déterminantes, de même que la politique favorable des autorités. La Red Star Line peut compter sur le soutien généreux de l’État belge. Trente et un ans après le départ du British Queen, une ligne à vapeur transatlantique régulière voit ainsi le jour sous pavillon belge. Entre 1873 et 1934, la Red Star Line transportera quelque 2,5 millions de passagers au départ de la ville scaldienne.

En raison de ce démarrage lent, Anvers et la Red Star Line ne rattraperont jamais leur retard sur Brême, Liverpool et Hambourg. Les compagnies maritimes britanniques (la Cunard Line et la White Star Line) et les géants maritimes allemands (la Norddeutsche Lloyd et HAPAG) dominent le marché. HAPAG devient même la plus grande compagnie maritime au monde ; en 1931, sa flotte de 175 navires, assortie d’une offre de 80 services, relie 300 ports dans le monde. Au sein de ce réseau, la route Nord-Atlantique reste la plus prestigieuse. Pour neutraliser la concurrence assassine sur le marché transatlantique de passagers, les compagnies maritimes les plus importantes se constituent en un cartel au sein duquel sont fixés les prix, les trajets, les campagnes publicitaires, les conditions de vente et même les parts de marché.

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Ce cartel complique l’apparition de nouveaux acteurs, mais consolide la position de petites sociétés comme la Red Star Line. Les cartels séduisent surtout les migrants ; les prix étant fixes, la concurrence s’exerce toujours davantage au niveau de la qualité du service. Au seuil du changement de siècle, les passagers de troisième classe voyagent dans des cabines de huit personnes maximum et bénéficient de menus copieusement servis dans de vastes salles à manger. Les bateaux relient les deux continents en une semaine. Ils font partie des réalisations architecturales emblématiques de leur époque ; les plus grands peuvent accueillir 5 000 personnes (passagers et membres de l’équipage).

Les transformations que connaît le secteur des transports sont essentielles à l’évolution des modèles de migration. Les améliorations abaissent les seuils financiers, logistiques et psychologiques. Piloté par les fluctuations économiques, le flot migratoire annuel vers les États-Unis passe de dizaines de milliers à des centaines de milliers de personnes pour atteindre le cap d’un million. La traversée perd son caractère définitif : un tiers des migrants ne séjourne que temporairement aux États-Unis avant de revenir en Europe. D’autres retournent sur le Vieux Continent simplement pour rendre visite à leur famille. Le tourisme transatlantique, entre-temps bien ancré, n’est plus l’apanage des classes nanties. Par ailleurs, les voyages d’affaires sont désormais accessibles à toutes sortes de métiers.

La promiscuité s’accompagne de nouvelles angoisses. Se basant sur les thèses du darwinisme social et de l’eugénisme, des organisations xénophobes proclament le « suicide racial » que sont en train de commettre les États-Unis en admettant sans limites des races inférieures venues du sud et de l’est de l’Europe. Cette rhétorique avait déjà servi à repousser les migrants asiatiques. Dans un premier temps, le cartel maritime, menant des campagnes de lobbying à grande échelle, contrecarre l’adoption par le Congrès américain d’une législation visant à restreindre largement la migration transatlantique. Mais il s’effrite durant la Première Guerre mondiale, et le mouvement anti-­immigration en profite pour exploiter le regain d’angoisses. De nouvelles lois limitent alors l’afflux d’immigrés en imposant des quotas stricts par pays d’origine. Des restrictions drastiques similaires s’étendent dans le monde entier et mettent un terme à une époque de migration libérale.

Pour remédier à cette situation, la Red Star Line mise davantage encore sur le tourisme en organisant des croisières autour du monde. Mais le tourisme ne parvient pas à combler le manque à gagner laissé par les migrants. Le krach boursier de 1929 contraint les armateurs à déposer le bilan. Une icône disparaît du paysage anversois. Cependant, malgré le déclin du transport de passagers, Anvers parvient à conserver sa position centrale de carrefour commercial dans le réseau mondial de transport. De nouveaux flux commerciaux, concernant essentiellement les marchandises en vrac et l’industrie, se mettent en place. Aujourd’hui encore, la ville des bords de l’Escaut récolte les fruits de la politique progressiste menée par les premiers gouvernements belges.

Bibliographie
Bram Beelaert (dir.), Red Star Line Antwerpen 1873-1934, Louvain, Davidsfonds, 2013.
Torsten Feys, The Battle for the Migrants. The Introduction of Steamships on the North-Atlantic and Its Impact on the European Exodus, St. John’s, IMEHA, 2013.
Bart Van der Herten, België onder stoom. Transport en communicatie tijdens de 19de eeuw, Louvain, Universitaire Pers, 2004.
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