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langue, littérature interview

Le Brussels des Marolles. Un entretien avec Alain van Crugten

28 octobre 2024 4 min. temps de lecture Planète Littérature

Romancier et nouvelliste, Alain van Crugten est aussi connu pour son œuvre de traducteur en six langues. Il a traduit, entre autres, des œuvres des écrivains flamands Hugo Claus et Tom Lanoye.  Professeur émérite de l’Université libre de Bruxelles, Van Crugten a enseigné la littérature comparée et les lettres slaves. Nous nous sommes entretenus avec lui à l’occasion de la parution de son roman Marolles chez M.E.O. éditions.

Alain van Crugten, vous plantez votre nouveau roman dans le quartier des Marolles, au centre de Bruxelles. Au travers de la famille Thomm, des parents Ferdi et Meeke, de leurs cinq enfants, vous donnez à sentir l’évolution d’un quartier populaire, ses devenirs liés à la vie du bruxellois, du «brussels», un dialecte flamand truffé de français. À la fin de votre livre, vous proposez un lexique bruxellois. La première partie débute en 1906 et s’intitule «Au temps où Bruxelles brusselait», la seconde s’ouvre en 1940 et s’appelle «Adieu Marolles!». D’où vous est venu le désir d’écrire une fiction sur les Marolles? Pouvez-vous évoquer les spécificités du bruxellois, les traits de cet idiome populaire qui a pratiquement cessé d’exister?

«Comme je l’ai déjà fait auparavant, notamment dans La Dictature des ignares ou Ma Lodoïska, au départ de Marolles, je ne fais qu’appliquer la vieille recette du roman historique de Walter Scott ou Dumas: le mélange de la réalité et de la fiction, le véridique étant dans le cadre spatio-temporel, les situations politiques et sociales. Mais Marolles est un peu différent, la première partie est romancée, la seconde, avec un narrateur à la première personne est beaucoup plus proche de la biographie avec peu d’éléments fictifs. L’incitant? La famille Thomm est celle de ma mère, vraiment issue d’une impasse marollienne. Depuis mon enfance, j’ai entendu parler le savoureux idiome bruxellois, sans le pratiquer moi-même, on pourrait dire que je suis devenu bilingue par l’oreille.

Le Brussels (et non le brusseleir, comme on le nomme souvent par erreur, même sur Wikipedia, car Brusseleir désigne l’habitant de Bruxelles et non le patois) est un dialecte flamand brabançon, qui s’est mâtiné de français au cours de l’histoire. Mon roman raconte entre autres comment la francisation de la capitale s’est accélérée à partir du début du XXe siècle. Le bruxellois est devenu un langage de plus en plus hybride sous l’influence de l’enseignement obligatoire.»

Votre roman retrace l’existence d’une famille qui vit avec douze ménages dans l’impasse Ronsmans rue Haute (détruite comme tant d’impasses des Marolles, devenue la Cité Ronsmans) avant d’acquérir un statut de petits bourgeois et de quitter les Marolles. Vous dressez des échos entre cette ascension sociale et la lente disparition du bruxellois, du «brussels» en faveur du français. Parleriez-vous d’une tragédie des langues qui meurent au travers de leur mise au pas par la langue dominante? Le bruxellois composait l’âme du quartier. Sa disparition progressive correspond-elle aux phases successives d’un processus de gentrification qui frappe ce quartier populaire, ce quartier de luttes au même titre qu’il frappe tant de centres villes?

«L’enseignement, par exemple dans les écoles primaires de la rue Haute, se faisait en français et pendant très longtemps il n’y eut pas à Bruxelles d’écoles secondaires néerlandophones. Dans les couches populaires commença à régner un bilinguisme de fait: les enfants, comme les Thomm de mon roman, parlaient le français à l’école et le dialecte flamand à la maison.

Depuis toujours, bien avant l’indépendance de la Belgique déjà, le français était l’apanage de la classe sociale privilégiée. L’apprentissage de cette langue fut donc normalement un outil d’ascension sociale. Mon roman parle de cette ascension et de l’étape intermédiaire de ce passage du flamand au français dans cette génération de Bruxellois: “ (…) en général, tout le monde parle français, mais assez souvent une phrase commencée en français se poursuit en flamand, par exemple quand il existe dans la langue populaire un mot plus amusant ou une expression plus imagée. Ou alors quand ils veulent dire quelque chose qui ne devrait pas tomber dans mon oreille enfantine. Raté, je pige tout! À l’inverse, une phrase en bruxellois peut virer au français lorsqu’on bute sur un mot dont on ne connaît pas l’équivalent en patois -car personne ne pratique le néerlandais classique, qui est quasiment une langue étrangère pour eux et qu’ils appellent le bon flamand ou le beau flamand (…)‶

Dans les conversations familiales, c’est le melting pot linguistique, on alterne, on mélange, on adapte: mes tantes et oncles, qui ignorent par exemple le vocabulaire abstrait en bon flamand, utilisent couramment dans leur patois des verbes comme imagineire, circuleire, constateire ou même applaudisseire, ou encore les adjectifs dangereuis ou curieuis.

Je ne parlerais pas ici de tragédie des langues qui meurent, mais le sujet m’intéresse, je l’ai déjà traité de façon romancée dans En étrange province, où je parle de l’effacement d’une langue à la frontière entre les mondes germaniques et slaves. Qu’on le regrette ou non, c’est un pan de culture qui disparaît. Et dans les Marolles modernes, effectivement, le déclin du patois va de pair avec un passage de l’indigence à une prospérité économique évidente et à ce phénomène nommé gentrification, qu’on a pu voir ailleurs, dans le quartier du Marais à Paris, par exemple.»

Alain van Crugten, Marolles, M.E.O. éditions, Bruxelles, 2024, 272 p.

VB

Véronique Bergen

écrivaine

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