La Belgique représente un cas intéressant du point de vue linguistique. Voici une petite leçon d’histoire.
Lorsque Guillaume Ier, après le congrès de Vienne, a imposé dans la partie méridionale de son Royaume-Uni des Pays-Bas, une politique linguistique visant à promouvoir le néerlandais, il était déjà trop tard. L’élite francophone n’a pas accepté cette politique et dans le nouvel État né en 1830 l’usage des langues était libre. Dans la pratique pourtant, le français était partout dominant. Le Liégeois Charles Rogier, l’un des principaux chefs de file de la Révolution belge, écrit en 1832 à Jean-Joseph Raikem, ministre de la Justice: «Les premiers principes d’une bonne administration sont basés sur l’emploi exclusif d’une langue, et il est évident que la seule langue des Belges doit être le français.
© musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles.
Pour arriver à ce résultat, il est nécessaire que toutes les fonctions civiles et militaires soient confiées à des Wallons et à des Luxembourgeois; de cette manière, les Flamands, privés temporairement des avantages attachés à ces emplois, seront contraints d’apprendre le français, et l’on détruira ainsi peu à peu l’élément germanique en Belgique.»
Un Flamand est un Belge qui parle néerlandais
La destruction de cet «élément germanique» était considérée comme une mission civilisatrice. Il n’est donc pas étonnant que la langue ait constitué un enjeu aussi important dans la formation de la nation flamande. Pouvait-il en aller différemment? Les Flamands sont extrêmement sensibles à la question linguistique, car le Royaume de Belgique, pendant longtemps, n’a accepté et reconnu de facto qu’une seule langue: le français. On se souvient de la formule La Belgique sera latine ou ne sera pas. Jusqu’en plein XXe siècle, il était impossible de gravir l’échelle sociale si on ne parlait pas français. La majorité se retrouvait défavorisée sur le plan socio-économique et impuissante sur le plan politique.
«Flamand» – néerlandais
Le cardinal Mercier n’a pas hésité à déclarer au début du XXe siècle que «le flamand» (sic) n’était pas une langue qui convenait à l’université. En utilisant sciemment le terme «flamand» et non «néerlandais» il pouvait écarter l’objection selon laquelle il existait aux Pays-Bas des universités qui utilisaient cette langue. Les Flamands risquaient de se dévaloriser s’ils préféraient une langue régionale au rayonnement limité à une vraie langue de culture, estimait le cardinal Mercier: «La race flamande serait du coup réduite à des conditions d’infériorité dans la concurrence universelle.» Nombre de francophones, y compris des Belges francophones et – on croit rêver! – certains Flamands, qui devraient pourtant être au courant, disent encore souvent qu’on parle «flamand» en Flandre. Ils ont mal lu la constitution belge. En d’autres termes: Un Flamand est un Belge qui parle néerlandais.
On dit bien que les Autrichiens parlent allemand et non «autrichien» ? Le terme «flamand» reste connoté et associé à l’image d’une langue régionale, intéressante en soi, mais pas à celle d’une langue de culture. Pour autant, la réalité est plus complexe et plus compliquée qu’il n’y paraît, je ne le sais que trop bien. La complexité de la situation linguistique en Belgique trouve sa parfaite illustration dans la position qu’occupait la littérature francophone d’auteurs flamands de la fin du XIXe siècle tels que Maurice Maeterlinck (seul prix Nobel de littérature de Belgique et des Pays-Bas), Émile Verhaeren et Georges Rodenbach. Ces auteurs avaient du succès à Paris, parce qu’ils étaient flamands, donc perçus comme différents, quelque peu exotiques. Il suffit de songer au bruit fait autour du roman de Rodenbach Bruges-la-morte. S’ils comprenaient le néerlandais, ils parlaient tout au mieux un dialecte flamand, et encore avec la bonne, le cocher et la couturière avec laquelle ils couchaient une fois par semaine. Max Elskamp, qui avait un père flamand et une mère wallonne, regrette de ne pas connaître le «flamand». En réaction à des critiques françaises négatives sur son travail, il écrit: «Il faut croire que j’écris trop au nord pour là-bas, puisqu’ici on a été très bien pour moi. Je regrette amèrement de ne savoir le flamand.
© R. Dazy / rue des Archives / rue des Archives.
C’était la langue qu’il m’aurait fallu, puisque le belge n’existe point ! J’étais en si bon travail et me voici bêtement découragé, car je doute horriblement de ma forme et tout vers selon moi m’apparaît à présent avec une faute de français au bout, en d’autres termes je ne puis plus travailler, car je ne suis plus sûr de savoir une langue!» Elskamp se sent tiraillé: d’un côté il ne connaît pas le «flamand», de l’autre il fait des fautes en français. De même, Hendrik (Henri) Conscience, l’auteur du Lion des Flandres, qui avait un père français et une mère flamande, illettrée, a grandi avec deux langues, mais ne se sentait vraiment à l’aise dans aucune des deux. D’ailleurs, ses premiers écrits sont en français.