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Le combat de Pierre (Pieter) de Coninck en faveur de la solidarité

19 mai 2020 9 min. temps de lecture Histoire mondiale de la Flandre

Plutôt qu’une bataille entre la France et la Flandre, ou qu’un conflit linguistique, c’est une lutte entre Flamands qui survient en 1306. Des artisans comme Pierre de Coninck triomphent et arrivent au pouvoir. La participation du peuple d’en bas à la vie politique devient une réalité.

On pourrait parler d’ironie du sort : la seule lettre conservée du « combattant de la liberté flamand » Pierre de Coninck est en français. Ce remarquable document d’époque du héros brugeois de la Bataille des éperons d’or (1302) a récemment refait surface. Cette lettre montre une fois de plus que les revendications linguistiques n’étaient guère la préoccupation première de Pierre de Coninck, mais qu’il soutenait bel et bien la résistance politique en faveur de l’expansion des droits sociaux. Dans une lettre, il encourage en effet les artisans de Saint-Omer à prendre les armes pour lutter contre l’administration de la ville. Le tisserand brugeois diffuse ses idées rebelles dans une lettre adressée à ses « frères » résidant dans d’autres villes.

« Avec un tel dévouement et une telle fraternité, j’ai sauvé la ville de Bruges ! » Tels sont les mots par lesquels Pierre de Coninck, qui signe « Pierre li Rois », incite, dans sa lettre écrite au printemps 1306, les artisans du textile de Saint-Omer à mettre du cœur à l’ouvrage dans leur lutte pour les droits politiques. Le document est conservé aux archives d’Arras (dans le nord de la France), la capitale de l’ancien comté d’Artois, dont fait partie Saint-Omer. C’est la seule lettre du héros brugeois de 1302 dont le contenu est entièrement connu. L’original a été perdu, mais une traduction intégrale en français effectuée au Moyen Âge est conservée sur un rouleau de parchemin. « Et a tele frairie si sauvai jou le vile de Bruges », ainsi est libellée la citation en picard, la variante locale presque incompréhensible du français.

Pierre de Coninck est traditionnellement dépeint comme un combattant de la liberté flamand, mais cette lettre montre une fois de plus qu’en 1302, les évolutions militaires et politiques concernent surtout une émancipation des travailleurs (principalement des artisans) qui réclament le droit à la reconnaissance sociale et à la participation politique. Au début du XIVe siècle, les travailleurs, à l’époque réunis en corporations (une sorte de syndicat), luttent en effet pour participer au processus de décision politique de la ville. Ils en ont grandement assez de la mauvaise gestion menée depuis plusieurs années par une certaine caste et exigent des changements.

De puissantes familles ont en effet monopolisé le pouvoir et considèrent l’argent du contribuable comme étant leur bien personnel. La corruption, l’enrichissement personnel et les petits jeux entre amis sont monnaie courante au début du XIVe siècle dans des villes comme Bruxelles, Anvers, Bruges et Gand. Pierre de Coninck soutient donc la lutte de ses frères dans d’autres villes pour mettre fin à de telles pratiques. Et la révolte sera somme toute un succès : dans de nombreuses villes, les artisans parviennent à briser le pouvoir du clan des administrateurs.

C’est le cas non seulement dans les grandes villes flamandes, comme Bruges et Gand, mais aussi dans d’importants centres industriels de l’actuel nord de la France, comme Arras, Douai et Saint-Omer. Si Douai appartient encore au comté de Flandre (quand bien même ses habitants parlent français), Arras et Saint-Omer font partie du comté d’Artois. La Flandre (qui englobe les actuelles provinces de Flandre orientale, Flandre occidentale et Flandre méridionale ainsi que la Flandre française) comme l’Artois appartiennent au royaume de France, mais sont des seigneuries relativement indépendantes où le roi de France n’a guère son mot à dire. Ce dernier veut néanmoins, comme il s’agit de régions riches, y apporter des changements. À partir de la fin du XIIIe siècle, le roi de l’époque, Philippe le Bel, lorgne sur nord et finit par envahir les deux comtés avec ses troupes armées. Cela débouche sur un affrontement militaire dont l’issue est connue : les troupes flamandes chassent les troupes royales de leurs villes, avec pour apogée la bataille de Courtrai. Par la suite, les Flamands continuent néanmoins à reconnaître l’autorité du roi de France, et la Flandre ne déclare pas son indépendance, comme on le pense souvent à tort. Les Flamands ont fait comprendre qu’ils ne toléreraient pas une intrusion dans leurs affaires administratives internes. Car une lutte acharnée fait rage dans les villes flamandes.

Depuis les années 1280, les villes de Flandre commencent en effet à s’agiter. Cela fait maintenant quelques siècles qu’elles sont administrées par un groupe de riches propriétaires terriens. Ceux-ci sont assistés par des marchands qui doivent leur prospérité essentiellement au grand commerce de textiles. Ils font donc littéralement la pluie et le beau temps. Mais un contre-mouvement s’organise. Des « gens ordinaires » – des travailleurs qui assurent la production textile et des groupes intermédiaires naissants – tirent la sonnette d’alarme et exigent des changements. Quelques-uns de nos acquis démocratiques sont pour eux des points de litige : ils revendiquent notamment une gestion transparente indiquant clairement à quoi est destiné l’argent du contribuable, et la participation du peuple d’en bas à cette gestion. Il n’est cependant alors nullement question d’égalité des langues en matière de justice : c’est seulement au XIXe siècle que l’on prêtera de telles revendications à des figures comme Pierre de Coninck. L’administration locale et son fonctionnement sont bel et bien l’amorce du conflit montant.

Au début, la protestation est pacifique. Les soulèvements médiévaux commencent en effet toujours par des clameurs et des atermoiements : des artisans se réunissent sur le marché, refusent de travailler plus longtemps et formulent leurs réclamations : un salaire plus élevé, des temps de travail réduits, mais surtout, une gestion honnête tenant compte de leurs exigences. Concrètement, ils demandent que les administrateurs rendent littéralement compte de leur politique – jusque là, les responsables communaux n’étaient pas tenus de justifier devant la population l’usage qu’ils faisaient des impôts.

Les corporations exigent que les grandes familles ne décident plus entre elles, mais fournissent au minimum à la collectivité des documents prouvant l’affectation de l’argent. Elles espèrent en outre obtenir un droit de parole. Mais attention, les artisans n’aspirent pas à la démocratie : ils luttent pour leurs droits, mais ne revendiquent ni le suffrage universel ni l’égalité des droits pour tous les citoyens. Ils souhaitent être impliqués dans la gestion, et espèrent qu’elle soit plus transparente.

Quand, après une protestation pacifique, il apparaît que l’élite ne veut rien accorder, la protestation pacifique devient violente. L’élite des villes s’allie au roi de France, qui voit dans les problèmes internes à la Flandre la possibilité d’accroître son influence dans le nord. Ces tiraillements politiques laissent finalement place à une confrontation ouverte sur le champ de bataille du Groeningekouter. On connaît la suite : la cavalerie française et l’élite flamande sombrent le 11 juillet 1302. Plutôt qu’une lutte entre la France et la Flandre ou qu’un conflit linguistique, 1302 est donc une lutte de Flamands contre Flamands. Des artisans comme Pierre de Coninck triomphent et accèdent au pouvoir. La participation du peuple d’en bas à la vie politique devient une réalité. Mais il y a mieux : après le succès de la rébellion à Bruges, Pierre stimule le « feu révolutionnaire » dans d’autres lieux par le biais d’une correspondance remarquable.

Dans sa lettre du printemps 1306, le Brugeois recommande à ses compagnons de Saint-Omer de s’unir contre ceux qui les dirigent. Un concept éprouvé. « Chers amis, j’ai entendu que vous rencontrez une opposition dans la ville, et qu’il y règne des divisions. » Les travailleurs, réunis en corporations, ont en effet engagé une confrontation avec les administrateurs locaux, mais leurs plaintes ne sont pas entendues. Pierre conseille aux meneurs de la révolte d’impliquer les petits métiers, « de les traiter en frères » selon ses mots. L’élite ne peut rien faire contre un front uni de corporations, écrit-il. L’union fait la force. Lui-même ne s’implique pas dans le conflit : les membres des corporations doivent régler le litige eux-mêmes. Mais pour entretenir les liens d’amitié, Pierre demande tout de même que lui soient fournis des vêtements, car il a entendu dire que les artisans les confectionnent. Il s’acquittera des coûts. « Et Dieu soit avec vous », conclut-il selon une formule typiquement médiévale.

L’administration communale de Saint-Omer intercepte la lettre. L’original, rédigé en néerlandais (de Bruges), a probablement été détruit avec l’intention d’étouffer le « feu révolutionnaire ». Mais, heureusement pour nous, les échevins en ont versé une traduction dans un dossier de procédure, comme preuve contre les insurgés. Nous disposons donc toujours du contenu de la lettre, transcrite en picard. Aujourd’hui, alors que nous écrivons toujours à ce sujet sept siècles plus tard, nous pouvons affirmer que la stratégie des dirigeants de la ville de Saint-Omer n’a pas vraiment eu l’effet escompté.

Quant au conflit, il a finalement débouché sur une lutte armée. Au début, l’administration communale a essayé d’étouffer la révolte dans l’œuf par des voies légales, en traduisant en justice les destinataires de la lettre et les meneurs de la révolte. Mais de nouveau, les corporations ont occupé des lieux stratégiques de la ville, ont arrêté le travail et exigé une nouvelle administration. Avec succès, car après un bref affrontement armé, le combat a viré là aussi à l’avantage des artisans. Durant l’été 1306, ils obtiennent le droit de siéger comme échevins et celui de contribuer à la gestion de la ville. Les artisans renouent alors probablement avec leurs camarades brugeois pour propager la nouvelle de leur triomphe.

Mais en Flandre, la situation reste agitée. Pierre de Coninck doit notamment affronter un des combattants de la première heure. Jan Breydel, qui en 1302 avait lié son sort à celui des tisserands brugeois, appartient cependant à une famille aisée de bouchers, et se rallie de nouveau aux puissants. Les adversaires des artisans tentent en effet à plusieurs reprises de reconquérir le pouvoir. Ils se remettent en selle peu après 1302 dans des villes comme Bruxelles, Anvers et Louvain. Finalement, il faudra attendre la seconde moitié du XIVe siècle pour que dans nombre de ces villes les artisans accèdent à nouveau à l’administration communale.

Mais indépendamment de ce jeu de chaises musicales, ces conflits de la fin du Moyen Âge débouchent sur l’introduction de principes importants. Les officiers publics comprennent en effet qu’ils ne peuvent plus faire de politique sans rendre compte de leurs actes. Depuis le XIVe siècle, les villes mettent sur pied des comptes qui servent de mécanisme de contrôle pour la population.

Aujourd’hui encore, ce principe, la transparence de l’utilisation des impôts, est un droit acquis. Chaque citoyen peut consulter les comptes de la ville et des autorités ; le Parlement doit les contrôler précisément. Nous devons la naissance de ce droit de contrôle au combat politique mené par nos ancêtres. Mais les principes de la participation du peuple d’en bas à la vie politique et du suffrage universel datent aussi de cette époque. Les hommes du Moyen Âge ne connaissaient pas le suffrage universel, mais depuis la fin du Moyen Âge, l’administration d’une ville est renouvelée tous les ans – un nouveau bourgmestre et de nouveaux échevins chaque année doivent permettre d’éviter la concentration du pouvoir. Les villes sont alors à un niveau de pouvoir plus important qu’aujourd’hui, mais il faudra encore des siècles pour que ces principes soient plus largement répandus. La voie vers la démocratie contemporaine serait encore longue et chaotique, mais quelques pierres fondamentales étaient dorénavant posées.

Bibliographie
Anne­-Laure Van Bruaene, Bruno Blondé & Marc Boone (dir.), Gouden eeuwen. Stad en samenleving in de Lage Landen, 1100-1800, Gand, Lannoo, 2016.
Jelle Haemers, « Een brief van Pierre de Coninck aan Sint­-Omaars (1306). Over schriftelijke communicatie van opstandelingen in veertiende-­eeuws Vlaanderen en Artesië », Handeling van het Genootschap voor Geschiedenis, 154, 2017, p. 3­-30.
Paul Trio, Dirk Heirbaut & Dirk van den Auweele (dir.), Omtrent 1302, Louvain, UPL, 2002.
Jelle Haemers

Jelle Haemers

professeur d'histoire médiévale à la KU Leuven

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