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«Het begin en zijn oneindigheid» de Corinne Heyrman: le droit d’être vulnérable et différent
compte rendu La première fois
Littérature

«Het begin en zijn oneindigheid» de Corinne Heyrman: le droit d’être vulnérable et différent

Quand son grand-père est admis en psychiatrie, une jeune femme se remémore son propre passé dans l’institution, donnant lieu à un roman poignant sur la vulnérabilité mentale.

«L’humanité, c’est à n’y rien comprendre.» La célèbre citation de Gerard Walschap constitue un leitmotiv dans Het begin en zijn oneindigheid (Le début et son infinitude), le premier roman de Corinne Heyrman, Anversoise d’origine et aujourd’hui podcasteuse et metteuse en scène à Eindhoven où elle vit.

Podcasteuse, c’est aussi le métier de la narratrice anonyme de ce roman. Quand son grand-père est admis en psychiatrie, elle décide de réaliser sur lui un documentaire radio. Elle parle avec les médecins, sa grand-mère et sa mère, ainsi qu’avec les amis de la fanfare dans laquelle le grand-père, Marcel, a joué de la trompette durant de nombreuses années. L’on retrouve donc souvent la narratrice un enregistreur à la main ou devant l’écran de son ordinateur, occupée à monter une histoire cohérente à partir de ses enregistrements. Son objectif: saisir et conserver sous forme sonore la métamorphose inexorable de son grand-père.

C’est un beau symbole de la vie elle-même. N’avons-nous pas besoin, pour nous-mêmes et pour les autres, d’une histoire qui tienne la route? Une histoire sur laquelle s’appuyer, qui offre une vision claire? Mais la vie est pleine d’obstacles et de fils barbelés et nous fait bien souvent dévier de notre trajectoire, jusqu’à mener certains d’entre nous en psychiatrie. C’est l’expérience de la narratrice qui, à dix-sept ans, a été hospitalisée pour cause d’anorexie, ce trouble alimentaire qui l’a fait se ratatiner jusqu’à devenir presque invisible.

Ce vécu personnel lui permet de mieux comprendre son grand-père. Corinne Heyrman connaît visiblement son sujet et décrit avec justesse la dépression, la différence, même temporaires, l’incompréhension de l’entourage et l’adieu à la vie, dans la solitude. À ses yeux, le plus douloureux semble être de mourir avec des regrets. Elle contemple la trompette de son grand-père, qu’elle a fait passer clandestinement du grenier du vieil homme à sa bibliothèque à elle: «Dans le cou de l’instrument, le nom d’un homme déçu.» La jeune femme est en colère contre le monde qui refuse de comprendre ce que vit son grand-père. Un monde qui ne comprend pas ce que c’est que vivre avec une maladie qui affecte la personnalité. Une vulnérabilité qui, contrairement à une maladie «normale», ne disparaît jamais, mais demeure toujours en soi, «comme un renard sournois ou une tique redoutable». La dépression est le petit frère sombre de l’état amoureux : invisible, presque indescriptible, mais impossible à ignorer.

Une trompette dépressive

Elle tente de souffler quelques notes, et ses timides tentatives deviennent la bande-son du podcast. Car en réalité, ça ne marche pas: la trompette est capricieuse et refuse d’émettre certaines notes, comme si elle aussi luttait contre la dépression. Le fil rouge idéal, donc, pour l’histoire audio de Marcel.

Parallèlement, la narratrice mène aussi des conversations philosophiques avec son petit ami, un «communiste non pratiquant», un artiste qui lui tend un miroir, mais lui apporte aussi de l’équilibre dans sa vie et dans les podcasts qu’elle réalise. Il a l’habitude d’être interviewé, a les bons mots au bon moment. Il insuffle au roman des instants de répit, tout comme les réflexions humoristiques de la narratrice sur les événements. Car malgré le thème, l’humour est bien présent. Il se niche dans les détails, dans des phrases comme «c’était un hobby coûteux que de guérir d’une maladie invisible», après avoir constaté qu’il n’y avait en psychiatrie juvénile que des filles blanches des classes sociales supérieures. Ou encore, à propos de sa grand-mère autoritaire qu’elle soupçonne d’avoir joué un rôle dans la dépression de son grand-père: «Comme un PDG, ma grand-mère n’est normale qu’en apparence.» Ce n’est pas seulement drôle, c’est aussi une image forte, et il y en a plusieurs de cet acabit dans ce livre. Comme le fait d’atteindre l’effet inverse lorsqu’on tente d’égayer une chambre d’hôpital avec des ballons et des guirlandes pour une fête d’anniversaire.

Tout cela fait du Début et son infinitude un excellent premier roman. En puisant dans ses souvenirs d’adolescence, ses réflexions philosophiques et toutes sortes d’associations, Corinne Heyrman construit un univers qui lui est propre, un peu comme le ferait un cerveau plein à craquer mais dépressif. Ainsi le thème et le style sont-ils en parfaite harmonie.

Elle évoque également le regard que le monde porte sur les personnes psychiquement vulnérables. Il y a les gens qui se regardent le nombril et ceux qui regardent autour d’eux, ou, comme l’écrit Elias Canetti: les gens qui regardent la mer et ceux qui nagent. Notre façon d’être déterminé aussi en partie la manière dont on perçoit la vulnérabilité des autres. Le communiste non pratiquant ne croit pas en cette fracture sociale, mais il trouve séduisant le discours plaidant pour qu’on cesse de parler de Personnes Troublées, mais plutôt de Personnes Troublantes ou de Personnes au comportement incompris. De cette manière, le problème redevient commun, d’après son raisonnement. Voilà qui donne matière à réfléchir. Ceux qui rechercheraient une explication simple à un phénomène aussi complexe que la vulnérabilité psychique et les adeptes de mantras simplistes comme «qui veut peut» ou «tout va s’arranger» risquent de revenir bredouilles.

Corinne Heyrman, Het begin en zijn oneindigheid, De Arbeiderspers, Amsterdam, 2022.

Le missile: extrait du roman

Près du portail de l’entrée, un panneau stipulait les objectifs du parc de sculptures, à savoir susciter un sentiment d’étrangeté en milieu naturel et sortir les gens de leur zone de confort. Mais à qui vient de la psychiatrie, ces sculptures paraissaient au contraire tout ce qu’il y a de plus normal. Ce missile, c’était moi. L’effondrement au beau milieu d’un étang qui clapotait tranquillement, c’était aussi mon mode de vie.

Chaque semaine, nous étions assis là, silencieux. Tous mes visiteurs me donnaient des conseils, surtout celui de bien manger, bêtement, comme si je n’y avais encore jamais songé. Tout le monde parlait beaucoup, ma mère surtout. Lui pas. Il était assis à côté de moi et contemplait le missile. Il ne trouvait pas ça grave si je refusais systématiquement le croissant qu’il m’apportait. Il hochait la tête: «La prochaine fois peut-être.»

Le missile descend toujours, avec courage ou obstination, des enfants jouent dans l’eau peu profonde, nous pourrions à nouveau nous asseoir sur un banc. Accepterais-je aujourd’hui le croissant sans réfléchir? Je ne sais pas, ça n’entrerait pas dans mon schéma, ça me resterait sur l’estomac, ça me graisserait les doigts, une vilaine sensation d’écart. Est-ce cela, être malade? Ou être guérie? Suis-je quelque part entre les deux?

Je pourrais demander à mon grand-père s’il sait ce qui l’a déréglé. Si c’est à cause de son frère jumeau, mais dans ce cas, pourquoi maintenant? Dans mon souvenir, mon grand-père parlait de lui comme d’un grand homme, d’un homme aimé. «Ma vraie moitié» qu’il l’appelait, sur quoi ma grand-mère prenait un air fâché (feint ou réel), tandis qu’il adressait un clin d’œil (certainement feint) aux autres gens présents dans la pièce. Aucune jalousie ne transparaissait lorsqu’il parlait de son frère. Je me souviens que j’étais sur ses genoux tandis qu’il me montrait des photos d’eux, deux hommes identiques. Gigotant sur ses cuisses, je pointais «le vrai», comme j’appelais mon grand-père, comme si son jumeau était un faux. Chaque fois, je montrais l’un des deux, criant que celui-là était le vrai, pas de doute, c’était mon grand-père. Plus je criais fort, plus ma réponse devait être juste, c’était ma théorie, mais je me trompais quand même. Je continuais de pointer par erreur son frère jumeau. Mon grand-père riait aux larmes. Il m’avait soulevée, reposée à ses pieds sur le tapis et m’avait raconté les œufs de moineaux qu’ils avaient volés dans des nids dans la gouttière. Pour ne pas se faire prendre, ils avaient caché leur butin sous leurs casquettes. Les voyant redescendre l’échelle, leur père leur avait demandé ce qu’ils étaient en train de faire. Après que son frère avait répondu qu’ils étaient allés contrôler la gouttière, leur père leur avait tapoté gentiment le haut du crâne. Braves enfants, qu’il avait dit. L’œuf gluant s’était rompu et avait coulé sur leurs visages. Leur père avait bien ri, et mon grand-père aussi, après coup, avec sa petite-fille devant lui.

Je pourrais lui demander si c’est à cause de l’arrivée du supermarché qu’il s’est senti inutile et qu’il s’est enfoncé après sa retraite dans une perte de sens encore plus grande. Il pourrait me raconter quand ma grand-mère le tyrannisait, comme la fois où elle avait verrouillé en cachette la porte du magasin quand il avait annoncé qu’il voulait continuer à travailler. Il ne voulait pas prendre sa pension, le magasin était comme son visage, sans lui il aurait tâtonné à l’aveugle, il aurait été un homme sans qualités. Il pourrait raconter que ses amis de la fanfare ne veulent plus l’accueillir, qu’il n’est plus le bienvenu au marché matinal.

Je pourrais le comprendre, contrairement à ces derniers mois. À chaque visite, je me demande dans quel état je vais le trouver. Chaque fois, c’est un autre grand-père. Une version silencieuse, renfrognée, fâchée, gentille, réservée. Il pourrait regarder le ciel et le mettre en mots, il pourrait trouver un apaisement dans l’art ludique qui nous entoure. Nous pourrions regarder les familles formidables, les jeunes pères et mères avec leur progéniture installés sur des nappes de pique-nique criardes emplies de victuailles comme un banquet –le parc ne veut absolument pas les troubler, le parc veut les accompagner dans leur sortie idéale de famille modèle. Le doux parc aux immenses pelouses et parterres fleuris veut tout sauf être inconfortable. Les familles joyeuses ont plus leur place ici que nous, deux personnes difficiles et indéfinissables. Nous pourrions être assis ici, sur le banc dans le parc de sculptures. Je pourrais dire: «Ce missile, c’est nous.»

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