Le débutant averti. La recherche de l’ultime commencement de Peter Verhelst
Après plus de trente ans d’écriture, Peter Verhelst, un des prix ULTIMA 2018 de la communauté flamande, nous livre une œuvre tout à fait unique. Il s’inspire volontiers de «marginaux», comme l’écrivain français Jean Genet ou l’artiste flamand Johan Tahon.
«Une
voix s’élève: «Commence par le commencement».» Telle est
l’avant-dernière phrase de Zwerm
(Essaim), le livre le plus volumineux, et en même temps le plus
controversé que Peter Verhelst (° 1962) ait publié au cours de ces
dernières décennies. Lorsqu’il parvient à ce «commencement»,
le lecteur a déjà englouti 675 pages, en principe sans savoir
ce qu’il doit en penser. En 2005, les critiques ne le savaient pas
non plus: «Zwerm
a toutes les chances de devenir LE livre de l’automne», écrivait
Mark Cloostermans dans le journal flamand De
Standaard.
Une opinion partagée par Frank Hellemans, critique littéraire de
l’hebdomadaire flamand Knack
–
mais uniquement parce qu’il considérait cet ouvrage comme le roman
«de loin le plus irritant et le plus prétentieux» de l’automne.
Car Zwerm
est un ouvrage hors du commun: les pages sont numérotées à
l’envers, par ordre décroissant, chaque personnage est caractérisé
par sa propre police de caractères, il y a des notes dans la marge
et le livre est formé d’un enchevêtrement de plusieurs intrigues
plus ou moins vagues. Bref, une œuvre «d’une grandiloquence
théâtrale», selon Hellemans. Et encore: la maison d’édition a
renoncé au projet d’en faire un livre phosphorescent dans
l’obscurité.
© C. Cneut / «De Eenhoorn».
Douze ans après
Zwerm,
Peter Verhelst a remporté pour la troisième fois le prix Herman De
Coninck, distinction littéraire flamande de poésie, pour son
recueil de poèmes Zing
Zing
(Sempiternelle ritournelle). Aucun autre poète n’en a fait autant.
À cette époque, du reste, il avait déjà remporté à peu près
tous les trophées prestigieux en littérature jeunesse pour Het
Geheim van de Keel van de Nachtegaal
(Le Secret du chant du rossignol, 2008), écrit en collaboration avec
l’illustrateur flamand Carll Cneut1.
Il a en outre gagné la récompense littéraire de la Communauté
flamande, le prix Ultima,
avec son dernier livre qui évoque le décès soudain de sa mère,
Voor
het Vergeten
(Avant d’oublier,
2018). De nos jours, il est conseillé à quiconque espère remporter
un prix littéraire d’éviter de publier la même année que Peter
Verhelst.
Difficile de ne pas
douter de soi, face à un grand écart aussi vertigineux entre
louanges et critiques impitoyables. L’écrivain pourrait être
tenté de mettre les bouchées doubles dans le sens qui oppose le
moins de résistance, c’est-à-dire celui des louanges. Le choix le
plus confortable, après tout. Cependant, le poète, écrivain et
dramaturge Peter Verhelst n’aspire pas le moins du monde au
confort. Au contraire. Dès qu’il se sent à l’aise dans un
genre, dès qu’il a trouvé le ton voulu, il ne tient plus en
place. Il prend aussitôt un congé sabbatique, comme récemment en
2016 pour le théâtre et en 2017 pour la poésie, ou alors il se met
en quête de nouvelles collaborations avec des danseurs,
illustrateurs, musiciens, sculpteurs et photographes.
Pour mieux revenir
ensuite, animé d’un souffle nouveau, en espérant que le grand
écart sera encore plus spectaculaire. Car, tant que l’écrivain
sent travailler ses muscles, il sait qu’il n’a pas fini de
grandir.
Jean Genet
Toute
croissance commence par un germe. Dans le cas du poète Peter
Verhelst, c’est un Français qui a semé en lui la graine de la
prose: Jean Genet, avec son premier roman Notre-Dame-des-Fleurs
(1942). «Avant, je pensais que rien ne surpassait la poésie dans le
domaine de la langue. J’ai changé d’avis depuis, en partie grâce
à Genet», expliquait Peter Verhelst dans une interview pour le
journal néerlandais NRC
Handelsblad.
«Je me suis dit: écrire comme ça, voilà ce que je veux.»
Peter Verhelst fait
ses débuts en 1987 avec le recueil de poèmes Obsidiaan
(Obsidienne). Ce n’est que six ans et quatre recueils plus tard –
il a dédié un poème à Jean Genet dans son recueil Master
(1992) – que paraît son premier roman, Vloeibaar
harnas
(Harnais liquide). Il s’inspire donc de Genet, dont il a acheté le
premier roman sur les conseils d’un ami, avec les chèques-livres
qu’il a reçus en même temps que le prix littéraire George Orwell
pour sa poésie. Parfois, un événement en entraîne un autre de
manière très prosaïque.
Rétrospectivement,
ceux qui ont lu l’œuvre de Peter Verhelst trouveront logique que
Genet ait fait vibrer chez lui une corde sensible – «une parenté
qui semble plus forte que les liens du sang». Genet était un poète
qui écrivait de la prose et des pièces de théâtre; de même, dans
l’œuvre de Peter Verhelst, le poète n’est jamais loin. Dans
Zwerm,
une méduse flotte au milieu d’un aquarium, «palpitant comme un
muscle translucide»; dans De
kunst van het crashen
(L’Art de se crasher, 2015), l’auteur décrit l’immensité du
silence; en outre, le rythme joue un rôle clé dans toutes ses
histoires et pièces de théâtre, comme dans son roman écrit sous
forme de contes, Zwellend
fruit
(Fruits boursouflés, 2000) : «un embrasement, une
étincelle, c’est suspendu comme des étoiles entre les lèvres,
comme couvert de diamants, le sang coule, les lames rutilent, un
poing s’enfonce dans la gorge».
Jean Genet était un
marginal, et même si ce terme qualifiait surtout ses mœurs, il
pourrait servir à définir la place de Peter Verhelst dans le
paysage littéraire. En effet, il n’y en a pas deux comme lui. Peu
d’écrivains se détachent aussi inlassablement de toutes
conventions littéraires, œuvre après œuvre. Il s’est déjà
déclaré mort à plusieurs reprises, pour ressusciter ensuite tel un
débutant averti; il n’a pas peur d’expérimenter avec la forme,
par exemple en couvrant des pages d’écriture en miroir, et il
semble faire davantage confiance aux associations d’idées et à
l’intuition qu’à la tradition.
Dans la recherche de la précision du détail se dissimule, pour Peter Verhelst, une quête jamais assouvie de cet ultime commencement.
Il est donc difficile de coller une étiquette à Peter Verhelst. Or, quand on ne rentre pas dans une case, on reste en dehors des codes.
Ce sentiment de
parenté avec Genet, laquelle serait «plus forte que les liens du
sang», est principalement dû à une fascination commune qui
l’emporte sur tout le reste. Celle pour l’esthétisation des
scènes violentes, qui servent souvent de métaphores à des
séquences aux émotions intenses, dans lesquelles l’être humain
se voit moralement dépouillé de tous ses ornements et de tous ses
costumes. Au fil des ans, Peter Verhelst a affûté son attention
stylistique pour la nudité crue et superbe, jusqu’à en faire une
esthétique incisive. On en retrouve deux beaux exemples, dans Nieuwe
sterrenbeelden
(Nouvelles constellations, 2008) sur la dynamique entre deux
personnes, et plus récemment dans De
kunst van het crashen (L’Art
de se crasher), un livre sur son expérience de mort imminente lors
d’un accident de voiture. Dans ces deux ouvrages, le corps passe un
mauvais quart d’heure, et l’âme aussi.
Les dernières
années
Peter
Verhelst ne fait pas du sur-place. «Auparavant, dans mon œuvre, les
coups pleuvaient, ça giclait dans tous les sens. Dans mes trois
derniers recueils de poèmes, on remarque une quête de tendresse, je
montre une certaine vulnérabilité. L’amour devient plus complet
et plus complexe, comme si on lui ajoutait de nouvelles couches.
L’amplitude qui sépare deux morceaux de chair qui s’entrechoquent
et la délicate mise à nu de l’amour, c’est ce qui résume toute
la vie.»
Peter Verhelst a
présenté à Gand son livre Koor
(Chœur, 2017), une anthologie de trente ans de poésie, qui – on
n’en attendait pas moins de lui – n’est pas une véritable
anthologie, puisqu’il a retravaillé bon nombre de poèmes, créant
ainsi un nouvel ensemble. À cette occasion, l’écrivain a expliqué
comment il avait changé de cap, ces dernières années. Sa
perspective « incisive » est devenue davantage une
question de précision que de violence. La confrontation a laissé
place au contraste, le rythme pulsatile à la lenteur.
Johan Tahon,
sculpteur flamand et ami de Peter Verhelst depuis plus de vingt ans,
y est peut-être pour quelque chose.
Au cours des dernières années, leur collaboration s’est
intensifiée: l’édition de luxe de Zing
Zing
a paru en 2015 avec huit gravures originales de Tahon. Ils avaient
déjà travaillé ensemble en 2009 à l’occasion du Festival des
arts de Watou en Flandre-Occidentale, et en 2012 pour QNX2,
une sorte de lieu de silence rituel à Bruges.
Il faut dire que les
deux artistes partagent une précision, une intuition et une
vulnérabilité de même ordre. Johan Tahon l’a exprimé avec
justesse lors d’une interview accordée à la plate-forme
d’informations bruxelloise Bruzz:
«Peter remarque beaucoup de choses qui échappent aux autres. Il est
capable de repérer les moindres détails, non seulement en art, mais
aussi dans d’autres domaines. On pourrait presque dire que ses
textes et mes sculptures viennent du même endroit. Quelque part en
périphérie, là où l’inconscient, la poésie, les symboles et
les archétypes des rites perdus ont leur place. Nous racontons la
même histoire à l’aide d’un média différent. Avec cette
importante remarque que mes sculptures sont figées dans une sorted’immobilité primitive, alors que l’œuvre de Peter porte en elle une dimension temporelle, qui est présupposée par les mots et le théâtre. Cependant, Peter parvient parfois à ralentir le temps
à l’extrême. Il navigue quelque part entre notre conscience
normale du temps et l’immobilité.»
C’est précisément
cette lenteur qui caractérise la dramaturgie,
la poésie et la prose de Peter Verhelst ces dernières années. «Le
théâtre de la durée de Peter Verhelst est avant tout un théâtre
du détail», écrit la critique Charlotte De Somviele au sujet de
l’œuvre dramatique de Verhelst dans Etcetera,
la revue néerlandophone des arts de la scène. «(Un théâtre) qui
veut former l’œil du spectateur à réhabiliter au niveau
microscopique une beauté et une intimité oubliées: l’excitation
d’une femme qui déboutonne délicatement sa robe, l’ondulation
lyrique d’une colonne vertébrale qui s’étire, la tendresse
d’une main qui se tend vers une autre, le lissage fugace d’une
mèche de cheveux derrière l’oreille, et ainsi de suite.»
«Une voix s’élève:
«Commence par le commencement».» Telle est l’avant-dernière
phrase de Zwerm.
Dans la recherche de la précision du détail se dissimule, pour
Peter Verhelst, une quête jamais assouvie de cet ultime
commencement. C’est ce qui le fait avancer, s’arrêter et
recommencer, encore et encore. Pour aboutir à une œuvre tout à
fait unique.