Le démantèlement des stéréotypes : les portraits d’Iris Kensmil
Iris Kensmil est une des deux artistes qui représentent les Pays-Bas à la Biennale de Venise. Elle aborde des thèmes sociaux particulièrement actuels: l’émancipation de l’homme noir et la dénonciation de rapports de force inégaux.
Une femme porte sur le spectateur un regard curieux et engageant. Elle a un foulard noué autour de la tête. C’est le portrait de la femme de lettres et activiste américano-caribéenne Audrey Lorde (1934-1992). Ce portrait de plusieurs mètres de haut et de large a été réalisé directement sur un mur blanc dans des teintes grises par Iris Kensmil (° 1970); il est parsemé de blocs noirs horizontaux et verticaux. Audrey Lorde est un des huit portraits de femmes que Kensmil présente sous le titre de Black Utopian Feminists (2018-2019). Dans cette série, l’artiste met à l’honneur des femmes qui – à quelques exceptions près – ont disparu dans les méandres de l’histoire culturelle, du moins aux Pays-Bas. Dans son choix de ces féministes noires, elle s’est laissé guider par leur «vision tournée vers l’avenir».
La série est exposée jusqu’à la mi-novembre 2019 au pavillon Rietveld, dans les Giardini
de Venise, où Kensmil représente cette année les Pays-Bas, aux côtés de Remy Jungerman. Jamais auparavant dans l’histoire du pavillon néerlandais, un artiste n’avait représenté l’image du modernisme par le biais d’un hommage à des féministes noires. Une critique a raillé les portraits en les qualifiant d’icônes instantanées, mais une autre a repris Kensmil dans sa liste du «top 10» de Venise et a exprimé son espoir que cette présentation chamboule notre vision d’un passé colonialiste, du nationalisme et du modernisme.
Outre Audrey Lorde, on y trouve des portraits de la journaliste Claudia Jones (1915-1964), de l’écrivaine de science-fiction Octavia Butler (1947-2006), de la femme de lettres anticoloniale et surréaliste Suzanne Césaire (1915 -1966), de la communiste et activiste pour l’indépendance du Surinam Hermina Huiswoud (1905-1998), de la publiciste Amy Ashwood Garvey (1897 -1969), de la DJ et chanteuse dancehall Sister Nancy (° 1962) et de l’intellectuelle bell hooks (° 1952).
Kensmil les a représentées dans des tons gris clair ou dans des teintes atténuées et s’est fondée sur des photos Internet de black feminists. Elle a intégré ces portraits réalistes dans deux fresques murales monumentales. Elles se composent de blocs noirs posés à l’horizontale, à la verticale et à la diagonale, ainsi que de carrés qui rappellent le travail d’artistes modernistes comme Piet Mondrian, Theo van Doesburg et Kazimir Malevitch. Avec des titres comme The New Utopia Begins Here #1 et #2, Kensmil fait explicitement référence à ce que l’on appelle le modernisme progressif occidental, avec pour valeurs universelles ses promesses de progression, de liberté et d’égalité. En ajoutant des portraits de femmes à cette composition schématique, l’artiste semble vouloir souligner que l’on ne reconnaît pas suffisamment les idées émanant des intellectuels et des artistes noirs, en particulier celles des femmes. Kensmil permet aux visiteurs du pavillon de découvrir le modernisme et le monde d’un autre œil, au travers de sa propre optique et de celle des femmes portraiturées. Les féministes ne sont pas représentées pour critiquer l’image stéréotypée de la femme noire considérée comme objet de plaisir ou employée anonyme.
© G. Geurts.
La femme n’est pas décrite comme une victime ou comme un équivalent combatif de la Tante Jemima ou de la mammy/servante des images d’antan, mais plutôt comme une personne qui inspire le respect pour ce qu’elle est et pour ce qu’elle a réalisé sur les plans intellectuel, littéraire et musical. D’une part, Kensmil semble être partisane d’un positionnement de l’«agentivité» féminine noire. D’autre part, elle démontre que le modernisme et la modernité sont souvent considérés d’un point de vue «unilatéral». «La modernité a une histoire bien plus riche qu’on ne le pense habituellement, et elle s’est développée différemment dans les contre-mouvements noirs occidentaux.» L’histoire eurocentriste du modernisme nie l’apport des intellectuels noirs, et celui des femmes est, lui aussi, systématiquement sous-éclairé. «C’est pourquoi je l’enrichis avec des visions d’utopistes féminines noires», explique Kensmil. Comme l’écrit l’historien de l’art Nick Aikens dans son article pour le catalogue de la Biennale: «Kensmil nous incite à reconsidérer les canons de l’histoire de l’art, non pas d’une perspective nationale ou historique, mais d’un point de vue qui inclut les millions de voix de la contre-culture noire et les propositions intellectuelles qui ont remis en cause l’hégémonie du modernisme blanc». Pour reprendre les mots du théoricien Walter Mignolo tel que le cite Aikens: «Le modernisme est une histoire complexe qui a trouvé son origine en Europe et en a célébré les acquis, tout en dissimulant son revers sombre, le colonialisme.»
Kensmil permet aux visiteurs de la Biennale de Venise de découvrir le modernisme et le monde d’un autre œil
Ce n’est pas seulement sur le contenu, mais aussi sur le style que Kensmil relie la norme de l’histoire eurocentriste à celle de la contre-culture noire féministe; la ligne douce et expressive des portraits contraste avec les formes strictes et abstraites de la fresque, comme le fait remarquer son collègue et artiste Willem de Rooij dans l’introduction du catalogue. Malgré l’affabilité des portraits, ces deux mondes se heurtent et font l’objet de frictions.
Les femmes portraiturées ont en commun le fait que, chacune à sa manière, elles exercent une influence grâce à leur participation au discours sur la modernité et les mécanismes d’exclusion, aux relations entre les genres, à l’identité et à la culture noires, et trouvent, à quelques exceptions près, leurs racines dans les Caraïbes, le Surinam ou la Guyane britannique. Cette concordance n’est pas entièrement fortuite. Bien que née à Amsterdam, Kensmil a vécu jusqu’à ses neuf ans à Paramaribo, avant de s’installer à Amsterdam avec ses parents et sa sœur surinamiens. Elle a toujours été surprise de constater à quel point y sont méconnus l’histoire coloniale des Pays-Bas, l’histoire de la lutte des Noirs pour obtenir l’égalité des droits, ainsi que l’art et les idées qui prévalent dans les régions d’où proviennent ses parents. Ceci dit, elle se montre critique dès que l’on établit – trop directement et d’une façon réductrice – un lien entre son passé biculturel et son œuvre. Ce n’est pas un hasard si elle a traduit cette problématique dans une troisième installation murale au pavillon Rietveld.
Sous le titre Beyond the Burden of Representation se trouvent accrochés, une fois encore sur une fresque composée de blocs noirs, une étagère et cinq tableaux par lesquels Kensmil rend hommage à des artistes qu’elle apprécie, tant pour leur travail que parce qu’ils ont réussi à opérer une distinction entre l’accueil de leur œuvre et leur contexte biographique. Elle représente ici clairement l’œuvre caractéristique d’Adrian Piper, Charlotte Posenenske, On Kawara et stanley brouwn.
Ceux qui ont suivi l’évolution d’Iris Kensmil au cours de ces dernières années ne seront pas surpris qu’elle ait choisi de présenter des portraits. Et moins encore par son choix de sélectionner des personnes qui se sont distinguées par leur activisme, leurs publications ou leur musique, et se sont investies dans leur lutte pour l’émancipation des Noirs. Depuis 2003, Kensmil se manifeste avec des œuvres qui mettent l’accent sur l’histoire et la culture noires, qu’il s’agisse du mouvement des Civil Rights aux États-Unis, des dirigeants des Marrons au Surinam ou d’exemples inspirants issus du monde de la musique.
Par opposition aux personnages de fiction qui apparaissent par exemple dans les tableaux de l’artiste britannique Lynette Yiadom-Boakye – qui ne peint pratiquement que des Noirs dans leurs activités quotidiennes et dans un univers intemporel – Kensmil opte pour la représentation de personnes desquelles elle a approfondi la personnalité et dont elle connaît l’histoire. Les personnages principaux sont imprégnés d’«agentivité» (agency). Ils sont souvent représentés de face et leur attitude et l’expression de leur visage expriment un certain niveau d’activisme et de résistance. Cet effet est souvent souligné par l’utilisation d’un texte, soit intégré dans l’image elle-même, soit appliqué directement sur le mur à l’aide de pochoirs.
Un tournant
De 1992 à 1996, Kensmil suit la formation de la Minerva Academie de Groningue qui met l’accent sur l’aspect technique de la peinture. Elle y est confrontée aux suites de la lutte d’orientation qui a sévi pendant des années entre académies et dans le monde des arts plastiques, à savoir l’école du figuratif et du réalisme contre l’abstraction (une lutte qui sera devenue totalement obsolète vingt ans plus tard). Au départ, elle opte pour l’abstraction au terme de ses études et appose de nombreuses couches de peinture sur ses aplats. Inspirée par le travail de l’artiste américain Jasper Johns, elle y ajoute des textes. Sur ses couches de peinture grossières apparaissent des mots tels que Bruce, ou Up, up, you mighty race, qui occupent tout l’espace de l’image et procurent à ses travaux abstraits une certaine part de narrativité. Ces mots sont écrits d’une écriture maladroite et désordonnée, et ressemblent à des cris de détresse.
Dans son analyse de 2003, la critique d’art Sandra Smallenburg ressent ces œuvres comme effrayantes et chargées d’émotion: «Répétez suffisamment souvent les mots et ils jaillissent de la toile, à la manière d’une canonnade». Dans son tableau Negroes (are oké), Kensmil analyse les limites du mot «nègre» qui, dans la langue courante, est chargé de connotations racistes. Son travail se compose de couches de couleurs désordonnées sur lesquelles apparaissent en rose les mots niger et negos. Les erreurs orthographiques volontaires et la couleur rose semblent réduire la charge du mot. Vu avec le recul, ce tableau peut être considéré comme un tournant dans son œuvre.
Cette peinture a été réalisée en 2000, l’année où Kensmil rend à nouveau visite à sa famille au Surinam. Après ce séjour, son travail prendra une autre tournure: après l’abstraction, on y voit apparaître plus souvent des personnages, accompagnés ou non de textes. À la recherche de son histoire et de ses souvenirs refoulés, elle réalise des dessins colorés de sa nombreuse famille, basés sur des photos où l’artiste, encore enfant, trône entre son grand-père et sa grand-mère, ses oncles, ses tantes et ses neveux et nièces à Paramaribo, le tout en combinaison avec des légendes inspirées de journaux intimes. Les planches tellement typiques des maisons de bois du Surinam se répètent en tant que motifs horizontaux et verticaux dans des peintures comme Hope to see you soon (2004). Kensmil opte le plus souvent pour des orange, des jaunes, des verts et des bruns, des coloris qui lui rappellent le pays où elle a vécu jusqu’à ses neuf ans. Comme elle se centre plus sur ses propres expériences, il paraît naturel à l’artiste d’illustrer des personnages noirs.
Aux Pays-Bas, l’œuvre de Kensmil fait partie d’une nouvelle prise de conscience noire.
Elle se soucie aussi davantage d’approfondir tant sa «conscience noire» que sa connaissance de l’histoire des mouvements d’émancipation des Noirs. Ces sujets forment désormais les thèmes majeurs que développe Kensmil. Comme le fait l’historienne de l’art américaine Kellie Jones, on pourrait considérer ce revirement comme une reterritorialisation. En 1990, Jones qualifiait ainsi la tendance de nombreuses artistes noires à mettre en cause la représentation usuelle stéréotypée des femmes et gens de couleur, et à la redéfinir. Elle décrit la reterritorialisation
comme la reprise et la «reconquête de sa propre histoire et de celle des autres, qui sont depuis longtemps considérées comme inféodées à la culture dominante».
Kensmil entame sa reterritorialisation par la collecte de reproductions de personnages qui jouent un rôle déterminant dans l’évolution des Civil Rights
aux États-Unis et dans la lutte contre la discrimination et contre le mouvement raciste des années 1960, notamment Martin Luther King, Marcus Garvey ainsi que Malcolm X et Huey Newton du Black Panther Party. Dans des tableaux comme la Great March (2004), ses portraits sont combinés à des textes qui font référence à la marche de protestation sur Washington D.C. où Martin Luther King s’est adressé à la foule avec son légendaire discours J’ai fait un rêve, en 1963. Certaines de ses œuvres rappellent par leur style, leurs couleurs, leurs textes et le choix de leurs thèmes celles d’artistes afro-américains qui dénonçaient dans les années 1960 le racisme et le sexisme, et étaient les apôtres des mouvements des Civil Rights et des Black Panthers. Dans Any Getting It (2004), elle représente quatre membres du Black Panther Party. Ils ont les bras combativement levés vers le ciel et leurs bouches ouvertes semblent clamer des slogans de protestation.
En plus des personnes qui jouent un rôle marquant dans le mouvement d’émancipation historique des Noirs, Kensmil sélectionne des membres de la scène intellectuelle et littéraire qui ont moins occupé le premier plan mais exercent une grande influence.
Deux installations datant de 2005 sont des exemples frappants de la façon dont Kensmil traite ses diverses sources d’inspiration. À Marrakech, elle réalise House of Day Dreams, une installation qui peut être considérée comme un hommage aux écrivains africains, afro-américains et caribéens, parmi lesquels Ben Okri, Ken Saro-Wiwa et Maryse Condé.Treize portraits y figurent sur un fond coloré de lignes verticales et horizontales qui rappellent les façades en bois caractéristiques du Surinam. Sur le sol devant la grande toile se trouvent des piles de livres de ces auteurs. Dans l’autre installation, Free Free at Last, qui a été présentée la même année à l’Arti & Amicitiae d’Amsterdam, figurent les dirigeants des mouvements d’émancipation noire américains et des mouvements luttant pour l’indépendance des pays africains. Des portraits d’Angela Davis, Patrice Lumumba et Nelson Mandela sont suspendus devant une carte des États «esclavagistes» américains. Une peinture monumentale de la carte du continent africain est suspendue sur le mur voisin. Et, sur l’ensemble, se trouvent écrits en grands caractères les mots A Dream Of. Ce qui frappe, ce sont les balançoires suspendues librement dans l’espace, par lesquelles Kensmil relie le thème des champions de l’indépendance et de l’égalité des autres continents avec l’histoire surinamienne. Les symboles en sont les petits tabourets de bois caractéristiques que fabriquent les Marrons au Surinam.
À bas les tabous
Aussi emballée que soit Kensmil par les nouveaux développements de son travail, la réticence qui se manifeste par rapport à ses thèmes et à son choix en faveur des seuls Noirs ne lui échappe pas. C’est comme si elle avait brisé un tabou, dit l’artiste. En parallèle à des appréciations positives, on la critique sous prétexte qu’elle ferait de l’art «pamphlétaire».
Iris Kensmil, «Study in Black Modernity», détail, «Van Abbemuseum», Eindhoven.
Suite à la fresque monumentale de 2007 exposée à l’initiative artistique amstellodamoise W139, des visiteurs et des collègues artistes lui ont demandé pourquoi elle ne peint que des textes tels que we want to determine the destiny of our black and oppressed communities et des sujets qui ne mettent en scène que des Noirs, «parce que ce problème ne se pose quand même pas du tout aux Pays-Bas». Ces critiques, elle les considère comme des encouragements. C’est d’ailleurs encouragée par les œuvres d’artistes aussi inspirés que Kerry James Marshall et Kara Walker qu’elle décide de poursuivre dans la voie qu’elle a adoptée.
Elle fait face à un tabou d’un tout autre type, début 2009, lors de l’organisation du projet d’exposition Wakaman qui se déroule à Paramaribo, à l’initiative des artistes Remy Jungerman et Gillion Grantsaan. Dans le tristement célèbre Fort Zeelandia, Kensmil rend avec le jeune artiste surinamien Kurt Nahar un hommage aux quinze victimes qui ont été exécutées en décembre 1982 par le régime militaire de Desi Bouterse, dans ce qui était à l’époque son quartier général. Elle s’y rend elle-même, au départ des Pays-Bas, à l’occasion de l’anniversaire de son grand-père et se souvient de l’ambiance oppressante de cette époque. Les «massacres de décembre» ont laissé une trace profonde dans la société surinamienne, mais nombreux sont ceux qui n’osent pas en parler en public. Kensmil expose les portraits des victimes et des cartes postales historiques de Paramaribo qui portent au dos leurs noms et le descriptif médico-légal de leurs corps suppliciés. À la veille de l’ouverture de Wakaman, on lui fait savoir que l’on craint pour elle les conséquences de cet hommage. Kensmil et Nahar décident de ne pas fléchir. Lors du vernissage, des visiteurs réagissent avec grande émotion: après plus de 27 ans, cet abominable règlement de comptes avec les opposants au régime, dont on ne parle pas dans la vie publique, devient le sujet d’un acte artistique exécuté sur le lieu même du crime.
Dans les œuvres qui suivent, on s’aperçoit que Kensmil choisit de plus en plus souvent des sujets qui ont trait à l’histoire du Surinam, celle de ses ancêtres.
La présentation de ses œuvres prend une nouvelle dimension lors de sa grande exposition au Club Solo à Breda (2015) et de son installation Study in Black Modernity au musée Van Abbe à Eindhoven (2015-2017). Plus que jamais, l’artiste fait voir à quel point son travail couvre bien plus que la peinture de portraits et à quel point il s’inscrit dans le discours actuel relatif au postcolonialisme et aux questions de genre. Sous le portrait noir et blanc d’une femme à lunettes se trouve sur une étagère le livre Alledaags Racisme (Le Racisme au quotidien), écrit en 1984 par l’anthropologue Philomena Essed. Si l’on veut en savoir plus sur le portrait d’une femme assise devant une bibliothèque une plume à la main, il suffit d’ouvrir un des livres de Gloria Wekker, professeur émérite, spécialiste des questions de genre et d’ethnicité. Son ouvrage White Innocence (2016) parle des modèles profondément ancrés aux Pays-Bas qui entretiennent un racisme dont les origines remontent au passé colonial. Tant à Breda qu’à Eindhoven, Kensmil relie la pensée intellectuelle aux discussions actuelles sur la discrimination et le racisme, non seulement aux États-Unis ou au Surinam, mais aussi aux Pays-Bas où, selon les mots de Wekker, il existe un fossé entre «l’image dominante que l’on a de soi et les réalités telles que les gens de couleur les ressentent.» Avec les portraits d’activistes opposés au racisme comme le rappeur Akwasi et l’artiste performeur Quinsy Gario qui jouent un rôle déterminant dans le débat contre l’image du père Fouettard, Kensmil montre en outre ce que signifie le postcolonialisme pour la jeune génération.
© G. J. van Rooij.
La représentation que fait Kensmil de diverses personnes fait partie d’un discours dans lequel le passé – l’oppression coloniale – est lié aux développements sociétaux actuels: le racisme et l’inégalité. L’œuvre de Kensmil met au jour ce qui se situe dans le sillage de l’histoire et exerce une influence sur les relations entre les races et les genres. En présentant des portraits en combinaison avec les formes abstraites empruntées aux canons occidentaux de l’histoire de l’art, Kensmil suggère que le monde artistique fait, lui aussi, partie d’un système qui maintient l’exclusion fondée sur la race, l’origine et le genre. La manière occidentale de regarder, penser et juger – où l’on dissimule les questions «désagréables» – se répercute dans tous les domaines, dans les interactions quotidiennes, de même que dans la manière dont on juge de l’esthétique et dont se forment les canons.
Aux Pays-Bas, l’œuvre de Kensmil fait partie d’une nouvelle prise de conscience noire qui se manifeste notamment dans des articles comme Black Art Matters. Zwarte kunst in een veranderende samenleving (Black Art Matters. L’art noir dans une société en mutation), la création du collectif Black Renaissance, l’organisation annuelle du Black Achievement Month depuis 2016 et la création des Black Archives à Amsterdam en 2017. Dans ces nouvelles archives, Kensmil a exécuté sa recherche sur les Black Utopian Feminists qui portent dans leurs ouvrages une perspective d’avenir inspirante. Kensmil ne qualifie pas son œuvre de politique. «Aux yeux de certains, mon œuvre est considérée comme une confrontation et cette confrontation est assimilée à de la politique. Mon travail trouve son origine dans l’image que je me fais du monde, et je tente d’y représenter des personnes inspirantes sur un mode aussi puissant que possible», assure l’artiste. Elle espère cependant que les portraits qu’elle fait de personnes qui s’opposent à des relations de pouvoir inégales et à des mécanismes d’exclusion, et qui proposent des alternatives, seront significatifs. Ceci pour démanteler la création d’images stéréotypées de la femme et de l’homme noirs, mais surtout dans l’espoir que d’autres deviendront aussi inspirés qu’elle-même lorsqu’ils prendront connaissance de la richesse et de la portée de l’histoire noire.