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arts compte rendu

Le film de vampires «Dead & Beautiful» de David Verbeek, pas de sang, mais du suspense

Par Karin Wolfs, traduit par Nathalie Callens
28 février 2022 8 min. temps de lecture

Une entaille dans la main, un fond de verre à vin, une petite flaque sur une piste de danse: le film de vampires «Dead & Beautiful» fait étonnamment peu couler le sang. En effet, le réalisateur néerlandais David Verbeek mise moins sur l’angoisse du spectateur que sur un jeu de manipulation mentale raffiné entre les membres d’un groupe de Chinois nouveaux riches. Mais Verbeek se révèle aussi bon manipulateur de son spectateur.

Dead & Beautiful a beau ne pas être un film de vampires ordinaire, il n’en est pas moins riche en suspense, même s’il est plutôt d’ordre psychologique ou métaphorique. Après une première en ligne dans l’édition digitale du festival de cinéma de Rotterdam en janvier 2021, suivie de la représentation en ligne à l’Imagine Film Festival en avril, il a fait son entrée dans les salles.

L’histoire de vampires est le huitième long métrage de David Verbeek, réalisateur néerlandais de films d’auteur (Full Contact, An Impossibly Small Object, R U There) qui vit actuellement à Taipei, capitale de Taiwan où il a tourné son dernier film. Avant, Verbeek a résidé pendant de longues années à Shangai où lui est venue il y a une dizaine d’années l’idée de Dead & Beautiful. À l’époque, les rues de la ville étaient devenues le terrain de jeu de Lamborghini, appartenant à de puissants clubs de jeunes riches. Entourés de mannequins et brandissant d’énormes coupes de champagne dans les bars, ils ne passèrent pas inaperçus.

Après que le pays, d’origine communiste, a été transformé dans les années 1990 en une économie de marché socialiste, la croissance économique des villes chinoises a explosé. Sur cette toile de fond, Verbeek a vu surgir à une vitesse vertigineuse ces enfants d’une nouvelle classe sociale de nouveaux riches urbains.

En fréquentant ces jeunes adultes, il les a observés et s’est demandé ce que l’on faisait de sa vie quand on a tout. Comment prouver sa valeur humaine quand on est le fils ou la fille de parents totalement indépendants sur le plan financier? Comment ne pas douter de l’authenticité d’un amour ou d’une amitié quand d’autres vous considèrent comme un tas de billets de banque ambulant? Verbeek a constaté à quel point ces jeunes adultes super riches vivaient à la fois dans une bulle ultra-protégée, mais complètement à l’écart de la société. Avec ces éléments en tête, Verbeek s’est mis au travail.

Rien n’est ce qu’il paraît

Dead & Beautiful tourne autour de cinq amis. D’emblée, Verbeek présente le petit club à travers la valeur de leurs fortunes familiales respectives, exprimée en dollars. Mason (Gys Blom), rejeton de la famille Vanderbilt: patrimoine estimé à 25,2 milliards, Bin Ray (Philip Juan) descendant de la famille Lo, bon pour 1,5 milliard, Anastasia Rublov (Anna Marchenko): 23,7 milliards, Alex (Yen Tsao), héritier de la famille Tsai: 13,2 milliards. Enfin, caracolant loin en tête de la chaîne alimentaire et leader du groupe, Lulu (Aviis Zhong) de la famille Wong, avec une fortune à tel point extravagante que personne n’en connaît la véritable ampleur.

Pour se désennuyer, les amis s’invitent tour à tour à participer à une «expérience» surprenante. Le gagnant sera celui qui se jouera des autres de la manière la plus efficace. Dans leur élan vers une de leurs nouvelles aventures, nous les voyons se réunir pour pleurer le décès de Bin-Ray qui –oh surprise– n’est pas mort et surgit tout à coup d’un gigantesque gâteau factice. Par ce deus ex machina, Verbeek nous informe non seulement que cette espèce de suceurs de sang est immortelle, mais il l’utilise aussi pour avertir le spectateur que rien n’est ce qu’il paraît.

Verbeek joue avec l'ambiguïté entre le vrai et le faux, l’espace entre la vie et la mort, le présent et le passé

Le petit groupe quitte ensuite la métropole pour s’abîmer dans la jungle où ils assisteront à un rituel vaudou séculaire, accompagné de drogues et de sang. Lorsqu’ils se réveillent de leur étourdissement, le chaman est mort: il a deux petits trous dans la nuque. Là-dessus, les cinq amis, qui ne se souviennent de rien de leur nuit psychédélique, découvrent dans leurs bouches respectives des canines de vampire.

Sont-ils ressuscités? Étaient-ils morts depuis longtemps? Leur vraie nature leur est-elle révélée? N’était-ce qu’un rêve? Verbeek joue avec l’ambiguïté entre le vrai et le faux, l’espace entre la vie et la mort, le présent et le passé, le film d’auteur et le film de genre dans un récit d’apprentissage dans lequel ses protagonistes, sous l’emprise de la haine de soi, perdent leur âme. Il fait appel à des rebondissements propres aux films de genre et les combine avec la stylisation lente du film d’auteur.

Verbeek joue également avec le temps en utilisant le slow motion, de façon à susciter des effets variés: un état onirique dans la nuit passée dans la jungle, un niveau de conscientisation supérieur dans la séquence de jeunes torses masculins dansant dans un bordel ou encore un effet ironique rappelant le style Tarantino dans une scène de combat au début du film. S’y ajoute le jeu de perspectives. Quelques flashbacks nous montrent Lulu enfant, ce qui l’amène à repenser à son père. D’autres scènes sont saturées de rouge ou de bleu, soulignant le ton surréaliste du film, qui se déroule essentiellement la nuit. La lumière artificielle sert à merveille le travail du cadreur Jasper Wolf, connu pour ses images expressives, surréelles dans le magnifique Monos (2019) d’Alejandro Landes. N’oublions pas non plus la musique électronique qui participe, elle aussi, à créer cette ambiance artificielle.

S’ajoute encore une autre couche à la réalité, celle des vlogs de vampire de Bin-Ray, qui se filme nonchalamment avec son téléphone portable. Ils suggèrent la spontanéité, mais donnent à la fois une vision tronquée de la réalité. Ainsi, Verbeek ne cesse de mettre le spectateur en garde contre le manque de fiabilité des images apprêtées qu’on lui sert, même de celles que les protagonistes présentent d’eux-mêmes à leurs amis. Pareillement lorsqu’ils réfléchissent un peu trop consciemment à eux-mêmes – «Nous ne sommes pas au cinéma!»– c’est faux, car ils sont bel et bien dans un film. Il s’agit là d’une forme d’humour propre à relativiser: «Tout le monde joue la comédie, même lorsqu’on pense ou qu’on affirme le contraire.»

L’inverse vaut pour les choses qui restent invisibles, celles que l’on ajoute en pensée. Aux rares moments où le sang coule dans ce film de vampires, on joue la suggestion: la violence reste hors champ. Laissée à l’imagination du spectateur, celui-ci remplit activement les vides laissés par l’image. Pour être vampire, il faut croire à la magie, force suggestive à laquelle le cinéma réussit comme nul autre à donner corps.

Coupables versus victimes

Bientôt séculaire, la tradition du film de vampires a débuté avec Nosferatu (Friedrich Wilhelm Murnau, 1922), film muet inspiré du roman Dracula (1897), et est aussi riche que variée. De longue date, les vampires sont liés à des privilèges élitistes, aux forces de la nature païennes, aux plaisirs de la chair, aux figures tragiques, au côté bestial de l’humain et autres secrets scandaleux qui ne supporteraient pas la lumière du jour.

Souvent, les films de vampires parlent de la relation des vampires avec leurs victimes vierges et innocentes, de celui qui pourchasse et de celui qui est pourchassé. Depuis, un véritable sous-genre a vu le jour, dédié aux chasseurs de vampires, allant de la série télévisée consacrée à la jeune lycéenne Buffy contre les vampires (1997) au vampire métisse Blade (1998). Et même les vampires féminins occupent aujourd’hui de plus en plus souvent nos écrans. De Queen of the Damnes (2002) à A Girl Walks Home Alone at Night (2014) où une Iranienne portant le niqab renverse les rôles traditionnels de coupable versus victime dans un film d’auteur.

À leur tour, les vampires de Verbeek s’intéressent moins à leurs victimes qu’à eux-mêmes. Moment-clé du film: la scène de la piscine où Mason et Lulu, bien qu’amoureux, se battent pour le leadership du groupe et se mettent au défi de se mordre. Ce groupe de vampires n’est en aucune façon une horde qui se déplace en groupe par solidarité, ils sont plutôt condamnés à se subir les uns les autres. Pour les vampires de Dead & Beautiful, le sang n’est plus un élixir de vie indispensable. Même au sens métaphorique, car ils nagent littéralement dans l’argent. Boire du sang est ici une énième délicatesse extravagante réservée à une élite qui, par ennui, se défoule dans toutes sortes d’excès. Au même titre, le film suggère qu’ils consomment de la chair d’animaux en voie d’extinction.

Ils sont à la fois narcissiques et concurrents dans une survie du plus fort redéfinie comme celui qui sera le plus apte à manipuler l’autre. Voilà un thème cher à Verbeek. Dans des films précédents tels R U There et Full Contact il s’était déjà montré prestidigitateur de forces manipulatrices en coulisses. En outre, dans Dead & Beautiful Verbeek établit un lien avec les colonisateurs néerlandais qui, dans cette partie du monde, chassèrent il y a des siècles une tribu locale afin d’exploiter ses terres et préparer ainsi l’actuel capitalisme occidental.

De la même façon, Verbeek implique le spectateur dans son jeu de manipulation. Car le spectateur est amené à se demander qui des cinq personnages régente les autres. Ces derniers devinent-ils son jeu? Se laissent-ils entraîner? L’expérience acquise par les protagonistes –au fond, de la manipulation mentale– n’est pas là pour nous éclairer, mais pour nous divertir. Pas question de catharsis dans un film qui ne repose nullement sur l’empathie mais sur la manipulation. Verbeek renvoie le spectateur chez lui avec la question suivante: et vous? Comment vous sentez-vous? Vous sentez-vous apaisé en rentrant à la maison ou êtes-vous et resterez-vous à tout jamais membre du vieux clan des vampires exploiteurs de vos semblables? Quittez-vous la salle de cinéma conscients de l’ordre capitaliste qui règne dans notre monde globalisé? Réfléchissez-vous à votre attitude? Ou laissez-vous cette expérience pour ce qu’elle est avant de reprendre le fil de vos activités?

Portret Karin Wolfs

Karin Wolfs

critique de cinéma

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