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littérature compte rendu

«Le Fils du coiffeur» de Gerbrand Bakker: Raconter, entre fiction et réalité

26 avril 2024 6 min. temps de lecture

Avec Le Fils du coiffeur, le romancier néerlandais Gerbrand Bakker passe de la campagne à la ville. Toutefois, ce développement ne conduit pas inévitablement à de nouveaux thèmes.

Depuis une vingtaine d’années, Gerbrand Bakker est considéré comme un romancier de premier plan aux Pays-Bas. Le succès des traductions de Boven is het stil (Là-haut, tout est calme) lui a procuré une notoriété internationale.

Bakker a grandi dans une famille d’agriculteurs de la Hollande-Septentrionale, mais vit à Amsterdam depuis l’âge de dix-huit ans. Lorsqu’il avait sept ans, son frère de deux ans s’est noyé. Dans tous les romans de Bakker le temps semble s’être arrêté après un événement dramatique survenu dans le passé. Il est souvent question d’un parent absent. Une certaine passivité des personnages principaux menant une vie sexuelle et familiale peu flamboyante y est mise en évidence.

Il s’agit de alleen-mensen, de solitaires pour lesquels les tâches quotidiennes, la maison et les manifestations de la nature autour sont d’une importance primordiale. L’eau y est souvent symbole de liberté et de détente, mais aussi de menace.

Par le biais des descriptions – que je dirais affectueuses- du physique de ses protagonistes masculins, l’homosexualité est naturellement présente dans l’espace romanesque de Bakker, où il est question d’un monde épuré, plus ou moins régi par la nature. D’un point de vue stylistique, cette épuration se traduit par une utilisation sobre de la langue et par des dialogues concis. L’auteur ne fait pas de psychologisme. Il s’en tient à la description des événements et aux dialogues, qui en disent suffisamment long sur les caractères et les désirs des personnages pour que lecteur entre dans l’ambiance. Quant aux caractéristiques ici énumérées, Le Fils du coiffeur ne fait pas exception, à une grande différence près: pour la première fois dans un roman de Bakker, l’histoire se déroule en milieu urbain et non à la campagne.

«Couper, raser, boire et manger, nager. Père inconnu, mort, mère légèrement hystérique. Jamais eu de relation stable. Trop facile, peut-être, un travail qui lui tombe dessus comme du tout cuit. Il a fait l’école de coiffure, bien sûr, mais aurait-il voulu être coiffeur s’il avait dû choisir?»

Cinq mois avant la naissance de Simon en septembre 1977, son père, Cornelis, également coiffeur de métier, a disparu sans laisser d’adresse.

Après un grave accident d’avion sur l’île de Ténériffe, son nom sera retrouvé dans la liste des passagers et il sera considéré comme l’une des centaines de victimes, bien que son corps n’ait jamais été identifié. Pour Anja, la mère de Simon, c’est le drame de sa vie; Elle restera toujours célibataire.

Plus de quarante années plus tard, Simon se rend compte que la perte de son fils est un drame pour Jan, son grand-père. Ce dernier, un vieillard bon vivant et lucide, avait fait de son salon de coiffure dans le Jordaan, un quartier populaire d’Amsterdam, un point de rencontre conviviale. Mais depuis que l’introverti Simon l’a repris, le salon s’est transformé en un barber-shop chic-rétro, plus souvent fermé qu’ouvert. Puisque la conversation le fatigue, Simon se contente d’un minimum de clients, d’un minimum de contacts sociaux tout court. Le triangle qu’il forme avec sa mère et son grand-père et la natation en solitaire semble lui suffire. Dans sa vie sexuelle, il laisse l’initiative aux autres. Sa mère lui reproche son indolence.

L’auteur n’a pas changé son concept romanesque. Le jeu avec le réel reste compréhensible grâce à une mise en récit astucieuse

Le moment où sa mère lui demande de l’assister à surveiller un groupe de jeunes handicapés mentaux lors de leur heure de natation marque un tournant dans la vie sans problème, bien balisée de Simon. Non seulement il se sent à son grand embarras attiré par l’un des jeunes handicapés mentaux qui lui rappelle son idole le nageur Aleksandr Popov, mais il commence également à se rendre compte que son père lui à manqué. Il pense de plus en plus souvent aux mystères qui entourent la mort de ce dernier.

Cherchant de l’inspiration pour une nouvelle fiction, le personnage «l’écrivain», un des rares clients de Simon et le portrait craché de Gerbrand Bakker, est intrigué par l’histoire que Jan, en se faisant coiffer par son petit-fils, raconte sur la disparition de son fils Cornelis. Stimulé par les résultats des recherches de l’écrivain, Simon sort de son apathie et commence presque fanatiquement à mener son enquête sur Internet au sujet de l’accident d’avion, tandis que «l’écrivain» s’invente déjà l’histoire d’un survivant néerlandais qui change son nom de Cornelis en Carlos et qui se fait tout de suite après la catastrophe de 1977 embaucher comme barbier sur l’île de Ténériffe pour y rester ensuite. Tout comme Simon, Carlos est un solitaire indolent.

L’écrivain et Simon se rencontrent dorénavant régulièrement.
«-Comment ça va, ton livre? demande encore Simon.
– Très bien.
– C’est toujours sur mon père?
-Oui.
– Tu as le droit, au fait?
– Ton père me semble être une personne fictive, dit l’écrivain. Et je crois que tu seras content quand j’aurai terminé.»

Les courts chapitres se déroulant principalement entre le salon de coiffure et la piscine sont dorénavant entrecoupés par l’enquête sur la catastrophe aérienne, par des visites au café où il rencontre l’écrivain et par l’histoire de la vie de Carlos. La question se pose si les chapitres consacrés à Cornelis / Carlos sont vraiment le fruit de l’imagination de «l’écrivain». Est-il possible que celui-ci ait trouvé sur Internet la preuve que le père de Simon a survécu à la catastrophe? Le mystère restera entier jusqu’au bout.

La traduction française coule de source et se rapproche quant au style et au registre au plus près de l’original. La traduction des dialogues notamment est excellente.

Pour ce premier roman de Bakker à ne pas avoir la campagne comme décor, l’auteur n’a pas changé son concept romanesque éprouvé qui a été décrit plus haut. Le jeu avec le réel reste compréhensible grâce à une mise en récit astucieuse. Les différents éléments s’imbriquent naturellement. Toutes les histoires secondaires sont intéressantes, y compris celles qui concernent les rescapés de l’accident d’avion trouvés sur Internet. Comme souvent chez Bakker, la difficulté d’agir se trouve au cœur du roman et le drame se dissimule dans le quotidien. Sans pathos mais avec un brin d’humour, dans un langage sobre, quasi nonchalant, l’émotion se transmet. Bien que situé dans un cadre citadin, Le Fils du coiffeur exprime la même vision du monde que ses romans précédents.

Après une pause de douze ans, mais toujours main dans la main avec la maison d’édition indépendante Cossée, Gerbrand Bakker semble avec ce beau roman avoir préparé le terrain pour une suite prometteuse. Il y travaille à sa façon: sur son blog, le 17 janvier 2024, Bakker avoue être en manque d’imagination et demande à ses lecteurs de lui suggérer des sujets pour un nouveau roman. Pour lui, ce manque d’idées n’est pas une tragédie, il suffit d’en demander aux autres, tout simplement …

Gerbrand Bakker, Le Fils du coiffeur (titre original: De kapperszoon), traduit du néerlandais par Françoise Antoine, éditions Christian Bourgois, Paris, 2024.
Dorien-Kouijzer

Dorien Kouijzer

critique et journaliste culturel

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