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histoire

Le «génial étranger» Henry Havard, promoteur d’icônes néerlandaises

Par Ronald Nijboer, traduit par Marieke Van Acker, Arthur Chimkovitch
23 octobre 2024 10 min. temps de lecture

Aux étrangers évoquant les Pays-Bas s’imposent d’emblée des images de fromage, de tulipes et de maisons bordant des canaux. D’autres icônes néerlandaises sont la jeune fille de Volendam et la faïence de Delft. La popularité de ces deux dernières doit beaucoup à un exilé français, un certain Henry Havard. L’image des Pays-Bas telle que nous la connaissons aujourd’hui encore porte son empreinte.

Henry Havard s’est installé aux Pays-Bas en 1871. Au cours des sept années vécues dans ce pays, il y a laissé un souvenir indélébile en tant que «l’un des meilleurs amis de notre nation», comme l’a décrit l’écrivain Jan ten Brink (1). Selon le magazine De Gids, ce «génial étranger» avait montré qu’il était «aussi versé dans l’histoire de notre pays, de nos villes et de nos collections d’art que bien des compatriotes lettrés (2). Cette réputation, Havard la devait à sa connaissance de l’art néerlandais et à ses voyages à travers les Pays-Bas. Les publications qu’il y a consacrées ont trouvé un public enthousiaste.

Le livre le plus connu de Havard s’intitule La Hollande pittoresque. Voyage aux villes mortes du Zuyderzée. Au cours de l’été 1873, l’auteur avait fait le tour du Zuiderzee à bord d’un tjalk (un type de voilier).

Les «villes mortes» du titre font référence à des cités de Hollande-Septentrionale, telles que Hoorn et Enkhuizen. Ces villes célèbres de jadis s’étaient enrichies au cours du XVIIe siècle, «Siècle d’or» de la République des sept Provinces-Unies. Leur fortune était principalement liée à leur situation favorable sur le Zuiderzee, qui les reliait au reste du monde. Mais au XIXe siècle, leur gloire s’était ternie. Les villes étaient en déclin et la population s’était déplacée.

Havard voulait changer cela. Au lieu de se reposer sur leurs lauriers et de cultiver leur gloire depuis longtemps perdue, Hoorn et Enkhuizen devaient réintégrer le rythme du monde. Le livre a connu un énorme succès. La première édition parue en français a été rapidement traduite en néerlandais, en anglais et en allemand.

En compagnie d’Henri Michel-Lévy et de Claude Monet

Henry Havard est né en 1838 à Charolles, une petite ville de Bourgogne. Très jeune, il s’est installé à Paris avec ses parents. C’est là qu’il a participé, en 1871, à la Commune de Paris, insurrection réprimée dans le sang au bout de 72 jours. Condamné à mort, Havard décide alors de quitter la France (3).

Il s’enfuit vers les Plats Pays, passe par Bruxelles et arrive finalement aux Pays-Bas. Un peu moins d’un mois après son départ de Paris, on le retrouve à Zaandam (en Hollande-Septentrionale). Il y séjourne auprès de deux peintres: Henri Michel-Lévy et Claude Monet. Ce dernier était arrivé à Zaandam avec sa femme et son fils au début du mois de juin 1871. Le peintre avait fui Paris immédiatement après le début de la guerre franco-allemande et, après huit mois passés à Londres, s’était trouvé aux Pays-Bas. Monet venait d’avoir 30 ans et était encore au début de sa carrière.

Comment Havard et Monet sont-ils entrés en contact? Rien de précis à ce sujet. On ne sait pas grand-chose de la vie de Havard à Paris. Quoi qu’il en soit, il s’intéressait beaucoup à l’art et s’était apparemment constitué un réseau dans le milieu artistique de la capitale. Installé aux Pays-Bas, il travaille comme journaliste et critique d’art. Il écrit notamment des articles sur l’histoire de l’art néerlandais pour des journaux et des magazines tels que Le Siècle et le Journal des Débats.

À Zaandam, la police locale surveille de près les jeunes Français, craignant que l’esprit révolutionnaire ne gagne la Hollande-Septentrionale. Mais le commissaire de police est vite rassuré. Dans un rapport, il écrit: «Dans les actions des Français susmentionnés et résidant ici, Monet, Havard et Lévy, rien n’a été trouvé qui puisse être retenu contre eux. Ils sont souvent ensemble et se promènent à pied ou en bateau, le long de ou sur le Zaan. Les deux peintres sont vus de temps en temps en train d’effectuer leur métier» (4).

Pour Havard, le paysage néerlandais formait «une palette d'une vivacité inouïe [...] peut-on rêver rien de plus contrastant, de plus chaud et de plus énergique?»

Havard partage avec Monet l’enthousiasme pour les couleurs intenses de Zaandam. «Je suis ici à merveille pour peindre, c’est tout ce que l’on peut trouver de plus amusant», écrit Monet dans une lettre à son ami Camille Pissarro. «Des maisons de toutes les couleurs, des moulins par centaines et des bateaux ravissants, les Hollandais assez aimables et parlant presque tous le français» (5) . Pour Havard, le paysage néerlandais formait «une palette d’une vivacité inouïe […] peut-on rêver rien de plus contrastant, de plus chaud et de plus énergique?» (6)

Au bout d’un été productif -Monet réalise vingt-cinq tableaux- le peintre rentre à Paris en novembre 1871. Un de ses tableaux est resté chez son compagnon de voyage: Passerelle à Zaandam. En bas à droite figure le texte suivant:
À l’ami H.H.
C. Monet. 71 Zaandam

Aujourd’hui, cette toile se trouve à Mâcon, dans la Bourgogne natale de Havard.

Sous le charme de Volendam

Dans les années qui suivent son séjour à Zaandam, Havard effectue plusieurs voyages à travers les Pays-Bas. En 1873, il en entreprend un plus long sur le Zuiderzee. Outre les «villes mortes», Havard est particulièrement intéressé par les îles pittoresques, comme celles de Marken et d’Urk, et par des villages tels que Hindeloopen. Tous ont leur propre culture, leurs propres costumes et leur propre dialecte.

À la manière d’un explorateur du XIXe siècle, le Français décrit les habitants, leurs traditions et leurs coutumes. Havard estimait que, d’un point de vue philosophique et ethnographique, aucun voyage en Europe n’était plus important qu’une croisière sur le Zuiderzee. Parmi les villages qu’il se réjouissait de visiter, il y avait Volendam. Son passage dans ce lieu a laissé une empreinte encore tangible aujourd’hui.

Lorsque Havard arrive à Volendam, les voyageurs y sont plutôt rares. Le visiteur a vu comment «les maisons assises en contrebas se pressent, timides et craintives», mais en même temps, elles sont magnifiquement colorées: «Elles sont, comme à Marken, construites en bois et peintes en vert tendre ou en noir foncé. Les encadrements des fenêtres et des portes, ainsi que le pignon, sont rehaussés avec un double trait rouge ou blanc».

Havard était également impressionné par les habitants. Avec leurs pantalons flottants et leurs chapeaux de fourrure en forme de turban, ils lui rappellent davantage les habitants du Bosphore que ceux d’une ville du Zuiderzee: «Accroupis à la manière orientale, rangés par groupes de six ou de huit, fumant silencieusement, immobiles, indifférents, le regard vague et indécis, ils ressemblent plus à des Turcs fatalistes qu’à des pêcheurs hollandais». Les Volendamois lui paraissent exotiques et de plus, selon Havard, ils ont conservé leurs coutumes et traditions du bon vieux temps, des traces d’un peuple authentique. Bien que proche de la capitale Amsterdam, Volendam offre un monde complètement différent. «Mais qui mérite cependant la visite des artistes», écrit Havard.

Alors qu'en 1873, presque personne ne connaissait le village, Volendam était en 1900 l'une des stations touristiques les plus connues et les plus visitées des Pays-Bas

Sa voix est entendue, car, dans les années qui suivent, Volendam attire régulièrement des artistes étrangers. Deux ans après Havard, en 1875, le peintre britannique George Clausen débarque sur place. L’artiste parcourt alors les côtes du Zuiderzee, ayant entendu dire qu’il est particulièrement pittoresque. Ses carnets de croquis sont remplis de dessins de voiliers et d’études de figures de femmes en costume traditionnel. Parmi toutes ces esquisses, Clausen a noté le nom d’un livre: Voyage aux villes mortes du Zuyderzée – par Henry Havard (7).

Par la suite, le mouvement d’artistes vers Volendam s’est amplifié. Un certain Leendert Spaander y a vu une possibilité et a ouvert l’hôtel Spaander. Cet établissement spécialement destiné aux artistes a connu un grand succès. Des gens comme Renoir, Pissarro et Signac y ont séjourné en laissant des peintures sur les murs de l’hôtel. À partir de là, Volendam a connu un essor fulgurant, car dans le sillage des artistes sont venus aussi les touristes.

Alors qu’en 1873, presque personne ne connaissait le village, Volendam était en 1900  l’une des stations touristiques les plus connues et les plus visitées des Pays-Bas. Les Américains faisaient le tour du Zuiderzee pour voir les «villes mortes dont Monsieur Havard a si joliment parlé» (8). L’image de la jeune fille de Volendam, que l’on apercevait sous d’innombrables variantes sur les murs de l’hôtel Spaander, est devenue au cours du XXe siècle une image emblématique de la Hollande.

Dans le monde entier, la jeune fille de Volendam a été utilisée dans des publicités pour du savon, du gin et des voyages en train. En Allemagne, Frau Antje, un personnage vêtu d’un costume traditionnel volendamois, est devenue l’enseigne du fromage et du beurre provenant des Pays-Bas. Et lorsque les Beatles ont visité les Pays-Bas en 1964, ils ont été accueillis à l’aéroport par quatre jeunes femmes en costume traditionnel de Volendam. Aujourd’hui, le village attire près de deux millions de touristes par an, tous à la recherche de la «Hollande authentique», et ce en partie grâce à Henry Havard, souvent considéré comme le «découvreur artistique» de Volendam (9).

Le retour du bleu de Delft

Quelques années après son tour du Zuiderzee, Havard rentre en France. Les anciens communards sont amnistiés en 1880. Havard est alors déjà à Paris, comme en témoigne un article paru en 1877 dans le Algemeen Handelsblad, un journal pour lequel il a travaillé: «Notre ami et collaborateur Henry Havard, après un séjour de sept ans aux Pays-Bas, rentre bientôt en France pour de bon. Il a travaillé pendant ces années avec un zèle inlassable et un grand talent» (10). Henry Havard, qui était entré aux Pays-Bas en tant que Français anonyme et qui avait été filé par la police à Zaandam, était sur le point de repartir en tant qu’écrivain respecté et ami de la nation.

De retour en France, il mène une brillante carrière de critique d’art et d’inspecteur des beaux-arts. L’art néerlandais continue néanmoins de bénéficier de son attention particulière. Il écrit sur les maîtres anciens comme Johannes Vermeer et entretient son vaste réseau d’archivistes, de conservateurs et d’artistes néerlandais. En 1878, il publie un volume épais sur la faïence de Delft: Histoire de la faïence de Delft.

Une fois de plus, Havard a repéré une particularité à laquelle les Néerlandais eux-mêmes n’avait pas prêté attention. L’intérêt pour la faïence de Delft s’était en effet pratiquement éteint dans la seconde moitié du XIXe siècle. Histoire de la faïence de Delft devient un monumental ouvrage de référence. Dans les décennies qui suivent sa publication, les pièces de Delft représentées dans le livre de Havard sont vendues pour des sommes considérables. Une importante collection de bleu de Delft est placée dans la galerie d’honneur du Rijksmuseum.

Jo Tollebeek, professeur d’histoire culturelle à la KU Leuven, considère la parution du livre de Havard comme un moment clé dans le regain d’intérêt pour la faïence de Delft (11). Tout comme le costume traditionnel de Volendam, le bleu de Delft est devenu une importante image iconique de l’identité néerlandaise. Et c’est à ce même Français qu’en revient en grande partie le mérite.

En 2023, Ronald Nijboer a publié chez HarperCollins Holland le livre Wereldzee in de polder (Mer mondiale dans le polder). Pour ce projet, il a fait le tour de l’IJsselmeer en voilier, en s’inspirant du voyage effectué par Henry Havard autour du Zuiderzee.
1. J. ten Brink, commentaire sur «Henry Havard. La Hollande pittoresque. Les frontières menacées», in Vaderlandsche letteroefeningen, 1876, p. 701-703.
2. P. N. Muller, «Amsterdam et Venise, par Henry Havard», in De Gids, XLI, 1877, p. 38.
3. Les éléments biographiques sur Henry Havard proviennent principalement de R. Froissart Pezone, Havard,Henry, Institut national d’histoire de l’art, 13 octobre 2008, J. Tollebeek, «Henry Havard en Delft. Over de rol van een Franse balling in een Nederlandse renaissance» (Henry Havard et Delft. Sur le rôle d’un exilé français dans une renaissance néerlandaise), in Vormen uit Vuur, CCXLV, 2021, pp. 2-19 et les Annales de Bourgogne: «Une existence au service des arts: Henry Havard (1838-1921)», 1998, p. 281-292
4. Rapport de police provenant des archives municipales de Zaanstad; Correspondance 1871-1872 du commissaire de police de Zaandam, in L. van Tilborgh (réd.), Monet in Holland, WBOOKS BV, Zwolle, 1986, p. 182.
5. L. van Tilborgh (réd.), cf. supra, p. 180.
6. Henry Havard, Histoire de la peinture hollandaise, 1882, Société française d’éditions d’art, Paris, 1882, p. 11-13.
7. Les carnets de croquis de George Clausen peuvent être consultés au Rijksmuseum d’Amsterdam.
8. B. E. Stevenson, The Spell of Holland, Palala Press, 1911, p. 246.
9. D. Barrett & B.A. Groeneveld, Volendam, kunstenaarsdorp. Het erfgoed van hotel Spaander (Volendam, village d’artistes. Le patrimoine de l’hôtel Spaander), d’jonge Hond, Zwolle, 2009, p. 49.
10. Algemeen Handelsblad, 18 novembre 1877.
11. J. Tollebeek, cf. supra, pp. 2-19.
 
Autres publications sur Henry Havard ou dans lesquelles il apparaît souvent:
Présentation d’Henry Havard sur le site de l’INHA (Institut national d’histoire de l’art).
Kim Andringa, L’Imaginaire des Pays-Bas dans la littérature française du XIXe siècle, thèse de littérature comparée, université Paris IV-Sorbonne, décembre 2007.
Kim Andringa, «Le Miroir magique. Voyageurs français du XIXe siècle face à face avec Rembrandt», in Revue de littérature comparée, n° 3, 2007.
Thomas Beaufils, «L’Europe du Nord dans les affiches touristiques», in Deshima, n° 10, 2016.

Ronald Nijboer

auteur – conseiller principal
au «Raad voor Cultuur».

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