Le néerlandais standard est moins influencé par le brabançon et le flamand qu’on ne le croit
C’est pendant la période marquée par une émigration massive partant des provinces du sud vers la République que prit forme le néerlandais standard, cette langue unitaire basée sur le dialecte hollandais mais mêlée de nombreux éléments brabançons et flamands apportés par les nouveaux venus méridionaux. Du moins, c’est ce qui a longtemps fait consensus. Une récente étude montre cependant que ces émigrés flamands et brabançons n’eurent pas d’influence marquante sur la langue standard en devenir.
D’après le poète Jan van der Noot, en l’an 1576, le néerlandais le plus châtié et le meilleur qui soit se parlait dans le Brabant: “Alzoo wordt in Brabant met d’allersuetste voys, Gesproken en ghebruyct het alder beste duyts.” Certes, ce Brabançon de naissance manquait certainement d’objectivité sur la question, mais il n’était pas seul à penser de la sorte. À la fin du seizième siècle, une véritable mode brabançonne se répandit en effet dans les Pays-Bas septentrionaux.
La honte du hollandais
Cette mode brabançonne se marquait non seulement dans le domaine vestimentaire, mais aussi dans le langage. Après la chute d’Anvers en 1585 et la proclamation de la République des Sept Provinces-Unies des Pays-Bas en 1588, nombre de Brabançons et de Flamands prirent la fuite vers le nord pour échapper au régime espagnol. D’éminents entrepreneurs, érudits, écrivains et peintres du sud tels qu’Isaac Lemaire, Louis de Geer, Simon Stevin, Philippe de Marnix de Sainte-Aldegonde, Frans Hals ou Karel van Mander s’établirent ainsi dans des villes comme Haarlem, Alkmaar, Amsterdam, Leyde et Gouda.
Les immigrés des Pays-Bas méridionaux se distinguaient par leurs tenues flamboyantes, par leur accent et par les nombreux emprunts au français qui émaillaient leurs phrases: schaduw (ombre) devenait ainsi lommer, verdriet (tristesse) se disait smart. Ils fondèrent leurs propres chambres de rhétorique, baptisées ’t Wit Lavendel (la lavande blanche) à Amsterdam, De Oranje Lelijkens (le muguet orange) à Leyde, De Witte Angieren (les œillets blancs) à Haarlem et De Geele Fiolette (les pensées jaunes) à Gouda. Dans leurs poèmes, ils rattachaient deux mots lorsque le premier se terminait par e et que le second commençait par h, parce que le h en début de mot ne se prononçait pas dans de nombreux dialectes méridionaux. De hoge devenait ainsi d’oghe, et de hemel devenait d’(h)emel. Les poètes de la République suivirent brièvement cet exemple, mais firent vite machine arrière. Vondel fit ainsi rajouter à la deuxième impression de sa tragédie Palamedes toutes les voyelles qu’il avait élidées dans la première.
© Stichting de Boer
La mode brabançonne ne fut donc que passagère. Les chambres de rhétorique méridionales disparurent, et ceux qui avaient embrassé la mode brabançonne furent tournés en ridicule par leurs contemporains. Le poète amstellodamois Roemer Visscher demandait ainsi, dès 1599, si les jeunes femmes d’Amsterdam qui parlaient à la brabançonne avaient honte du hollandais:
Op Brabants segghense jae voorwaer Op Brabants spreken sy alle gaer: Amsterdams Dochters doet mijn bescheyt, Schaemt ghy u van de Hollantsche botticheyt? |
Op z’n Brabants zeggen ze “jae voorwaer” Op z’n Brabants spreken ze allegaar [allemaal] Amsterdamse dochters, doe mij bescheid [vertel me] Schaamt u zich voor de Hollandse bottigheid? |
À la brabançonne, elles disent « certes oui » ; À la brabançonne, toutes, elles s’expriment ; Filles d’Amsterdam, dites-mois donc ; La rudesse hollandaise vous ferait-elle honte ? |
De plus, les méridionaux s’intégrèrent rapidement dans la société néerlandaise septentrionale, comme en témoigne cette remarque du personnage principal de la pièce De Klucht van Claas Kloet (1619) à propos de son épouse brabançonne: “Sy spreeckt oock alries zo plat Amsterdams, dat je se iens ginckt hooren, Je sout segghen, s’isser ewonnen en eboren” (À l’entendre parler le patois d’Amsterdam, vous croiriez qu’elle est née et a grandi là).
© Rijksmuseum, Amsterdam
Une langue suprarégionale
Le néerlandais standard prit forme pendant la période d’émigration massive depuis les provinces du sud vers la République. Auparavant, cette langue n’existait pas: au Moyen Âge, tout le monde parlait le dialecte de sa région ou de sa ville. Dans la langue écrite, les usages trop locaux étaient cependant évincés. Les clercs qui recopiaient les textes dans des centres d’écriture régionaux respectaient certaines conventions de la langue écrite, afin que leurs textes soient compréhensibles hors de leur environnement direct. Ils firent très tôt une distinction entre la langue «soignée» et moins soignée. Dans les textes formels du quatorzième siècle, les écrivains du sud écrivaient koning (roi) et
molen (moulin), alors que dans la langue orale du quotidien, ils disaient kuening et muelen, ces dernières formes étant considérées comme moins raffinées. De même, ils écrivaient généralement le h en début de mot (half, hebben, hof), alors qu’il n’était pas prononcé dans la plupart des dialectes du sud.
C’est ainsi que naquirent, dans les centres d’écriture médiévaux, les germes d’une langue écrite suprarégionale utilisable dans l’ensemble du territoire linguistique néerlandophone. Le besoin d’une langue standard (écrite) devint plus aigu dans la seconde moitié du seizième siècle: après l’invention de l’imprimerie, de plus en plus de livres parurent en néerlandais, dans des tirages sans cesse plus importants. Écrivains, traducteurs et éditeurs voulaient toucher un public aussi large que possible, et la langue dans laquelle leurs livres étaient rédigés revêtait une importance essentielle à cet égard. Mais quelle orthographe, quels mots, quelles constructions devaient-ils choisir? Une multitude de guides orthographiques et dictionnaires tentèrent de répondre à cette question.
Les plus anciens manuels linguistiques parurent après 1550 dans les Pays-Bas méridionaux, chez des éditeurs tels que Joos Lambrecht à Gand et Christoffel Plantijn à Anvers. Mais la chute d’Anvers changea tout: le centre culturel et économique des Plats Pays se déplaça du sud vers la République, et la langue standard fut dès lors définie par les locuteurs éminents du nord. La plus ancienne grammaire imprimée (1584) fut ainsi rédigée par des membres de la chambre de rhétorique d’Amsterdam De Eglantier.
Une base méridionale
Après 1600, ces locuteurs instruits chargés de déterminer quelles formes linguistiques appartenaient à la langue standard vivaient principalement dans les villes de Hollande. Parmi les multiples variantes linguistiques existantes, ils en choisissaient une qui devenait la forme standard, et leur choix se portait généralement sur la variante «raffinée» hollandaise –ce qui était compréhensible, car c’était celle qui leur était la plus familière.
Pourtant, il a longtemps été affirmé que la langue standard était basée sur le dialecte hollandais mais contenait de nombreux éléments brabançons et flamands hérités de la forte émigration du sud des Pays-Bas vers la République après la chute d’Anvers. L’idée d’un néerlandais standard basé tant sur le hollandais que sur des éléments du sud se retrouve dans les premiers traités d’histoire de la langue néerlandaise, parus à la fin du dix-neuvième siècle. Il faut dire qu’à cette époque, l’idée avait le mérite de rendre le néerlandais standard acceptable pour les locuteurs de tout le territoire linguistique néerlandais. À la fin du dix-neuvième, les intégrationnistes, qui voulaient se tourner vers la norme linguistique néerlandaise du nord, triomphèrent des particularistes, qui défendaient une norme flamande distincte. La présence d’éléments du sud dans la norme linguistique du nord facilita ce choix.
Mais est-il vrai que la langue standard est partiellement basée sur le flamand? S’il était autrefois difficile de mener des recherches concluantes sur la question, les possibilités dont on dispose aujourd’hui sont bien plus vastes: les dictionnaires historiques nous renseignent ainsi sur l’ancienneté des formes linguistiques et sur leur lieu d’origine. Comme preuve de l’influence du néerlandais méridional sur la langue standard en devenir, les manuels linguistiques pointent l’existence de certaines paires de mots synonymes comprenant un mot (formel) flamand ou brabançon et un mot hollandais (oral). Concrètement, il s’agit des paires de mots suivantes (la forme méridionale y apparaît en premier):
gaarne – graag (volontiers) gans – heel (entier) gelijk – zoals (comme) |
heffen – (op)tillen (soulever) huwen – trouwen (marier) reeds – al (déjà) |
gereed – klaar (prêt) heden – vandaag (aujourd’hui) |
schoon – mooi (beau) spoedig – gauw (vite) |
wenen – huilen (pleurer) werpen – gooien (lancer) |
zenden – sturen (envoyer) zieden – koken (cuire) |
Quatorze paires de mots font cependant une preuve bien mince, qui fond en outre comme neige au soleil lorsqu’on s’intéresse à l’ancienneté et à l’ancrage des mots en question. Il s’avère en effet qu’aucune des paires n’est une conséquence de l’émigration vers la République: les variantes dites du sud gaarne, gans, gelijk, heden, heffen, schoon, wenen, werpen et zenden se retrouvent dès le treizième siècle dans des sources tant méridionales que hollandaises, et les variantes dites hollandaises huilen, koken, trouwen et gauw apparaissent même uniquement dans des sources du sud au treizième siècle.
Ces paires de mots remontent donc à bien plus loin, probablement aux centres d’écriture du Moyen Âge dont il est question plus haut. Pendant des siècles, le sud était en effet le centre littéraire des Plats Pays: au treizième siècle, le ton était donné par la Flandre (Bruges, Gand), représentée notamment par le Brugeois Jacob Van Maerlant. De la fin du quatorzième siècle au seizième siècle, le flambeau fut repris par le Brabant (Anvers, Louvain) avec, entre autres, l’œuvre du mystique Jan van Ruusbroec. La grande majorité des œuvres littéraires médiévales furent composées au sud; on ne connaît que très peu de textes hollandais d’avant 1600.
Grâce au prestige et au rayonnement de la littérature du sud, divers éléments linguistiques méridionaux –dont les paires de mots précitées– furent repris par d’autres dialectes, dont le hollandais. Mais l’influence n’était certainement pas à sens unique: la construction blijven staan (rester debout, rester là) se diffusa ainsi du hollandais vers d’autres dialectes et supplanta la construction en participe présent staende bliven, plus ancienne. Dès le treizième siècle, les écrivains estimaient en effet qu’une œuvre poétique gagnait à contenir des mots de différents dialectes. Jacob van Maerlant exprima la chose comme suit: “Men moet om de rime souken, Misselike tonghe in bouken: Duuts, Dietsch, Brabants, Vlaemsch, Zeeus” (Il faut, pour chercher la rime, puiser dans différentes langues: allemand, thiois, brabançon, flamand, zélandais).
Leyde et le quartier du Jordaan
Les nombreuses paires de mots que compte le néerlandais standard ne sont donc pas dues à l’afflux d’immigrants des provinces du sud vers la République après 1585. Ceux-ci n’eurent pas une influence notable sur la langue standard en devenir: pratiquement aucune caractéristique du sud n’entra dans la langue standard au cours de cette période: nous ne disons pas, par exemple, bai mai, smert ou weerd, comme les Brabançons des comédies du dix-septième siècle, mais bij mij (prononcé «ei»), smart et waard.
L’afflux d’immigrants des provinces du sud vers la République après 1585 n’eut pas d’influence notable sur la langue standard en devenir
En revanche, les méridionaux ont laissé des traces distinctes dans la langue populaire de Leyde et du quartier du Jordaan d’Amsterdam, parce que dans ces deux villes, ils vécurent entre eux: à Leyde, ils travaillaient dans l’industrie textile et se tenaient relativement à l’écart du reste de la population ; tandis qu’à Amsterdam, ils s’installèrent principalement dans le quartier en pleine construction du Jordaan, qui, au début du seizième siècle, compterait 60 % d’habitants originaires des provinces du sud.
À Leyde et dans le quartier du Jordaan, les méridionaux transmirent leur dialecte à leurs enfants. En conséquence, jusqu’au crépuscule du dix-neuvième siècle, le leydois resterait truffé de mots flamands tels que aakster (enfant turbulent), brielen (pleurer), meuje (tante) et tet (sein). Dans le quartier du Jordaan, les traces du sud sont plus rares, mais jusqu’au vingtième siècle, les anciens y omettaient le h avant une voyelle, par exemple dans ier (hier), ep (heb) en ulle (hun, hullie).
Innovations et contact linguistiques
À la moitié du dix-septième siècle, les gens instruits des villes hollandaises s’entretenaient dans la langue standard, du moins à l’écrit. C’est ce que nous apprend Vondel en 1650, lorsqu’il remarque que les hommes d’État de La Haye et les régents d’Amsterdam parlent la langue standard civilisée allervolmaektst
(parfaitement). Cette langue standard s’écarte nettement de la langue populaire, dont Vondel dit avec dédain: “want out Amsterdamsch is te mal, en plat Antwerpsch te walgelijck en niet onderscheidelijck genoegh”(le vieil amstellodamois est grotesque, et le patois anversois répugnant et peu clair).
Pendant cette période, toutes sortes d’innovations linguistiques firent leur apparition: le suffixe diminutif -ke fut remplacé par -tje, les nouveaux pronoms personnels jij et u remplacèrent l’ancienne forme gij, et les longs i et u furent prononcés ij et ui : huus en wief werden huis (maison) et wijf (femme). Ces innovations émanèrent de Hollande, tandis que les dialectes du sud conservèrent souvent les anciennes formes. De ce fait, la différence entre la langue standard basée sur le hollandais et la langue orale du sud ne fit que s’accroître avec le temps.
Le lien linguistique perdure
Le contact linguistique entre les régions du nord et du sud ne se rompit cependant pas, malgré la séparation politique: la conscience du lien linguistique et culturel perdura. Des auteurs du nord tels que Jacob Cats étaient aussi aimés au sud. La langue standard prit certes forme dans la République, mais les normes linguistiques de cette langue firent aussi l’objet d’un débat animé au sud, aux dix-septième et dix-huitième siècles, et l’on chercha explicitement, sur de nombreux points, l’uniformité avec la tradition du nord. C’est ce que montrent, entre autres, les recherches du linguiste bruxellois Rik Vosters.
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Les échanges créatifs de mots se poursuivirent sans cesse, exactement comme Van Maerlant le préconisait. De la Flandre vinrent ainsi se greffer dans la langue néerlandaise standard, aux dix-neuvième et vingtième siècles, des mots tels que eindejaarsuitkering (prime de fin d’année), gezapig (tranquille), peperkoek (pain d’épices), prietpraat (bavardage), stilaan (progressivement), uitbater (tenancier) et op voorhand (à l’avance). Le sport cycliste se développa plus tôt en Flandre qu’aux Pays-Bas, si bien qu’une partie de son vocabulaire trouve son origine au sud. C’est le cas d’expressions telles que afgetekende overwinning (victoire éclatante), afzien (souffrir), iemand op afstand zetten (mettre quelqu’un à distance), démarrage (démarrage), lossen (lâcher), nipt (de justesse), op kop rijden (rouler en tête) et vals plat (faux plat).
Aujourd’hui, l’influence linguistique s’exerce dès le plus jeune âge: les enfants néerlandais s’inspirent du langage du très populaire Kabouter Plop (personnage de gnome, vedette de l’émission télé flamande du même nom) (verloren lopen, se perdre) ou de K3 (de groupe de musique flamand à destination des jeunes enfants) (zotteke, fofolle) ; et inversement, en regardant à la télé et sur YouTube des séries américaines doublées aux Pays-Bas telles que Bubble Guppies et Paw Patrol, les jeunes enfants flamands adoptent des hollandismes comme doei au lieu de dag (salut), etui au lieu de pennenzak (plumier), trek au lieu de honger (faim) et jus d’orange au lieu de fruitsap.
Le flamand et le brabançon ont donc exercé une influence plus ou moins constante sur la langue standard à travers les siècles. Mais cette influence n’est pas héritée, comme on l’a longtemps cru, des immigrants du sud venus s’installer dans la République après 1585, car ces populations se sont rapidement intégrées.