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littérature

Le parti de l’étranger. L’image du «réfugié» dans la littérature néerlandophone d’aujourd’hui

Par Dirk Leyman, traduit par Christian Marcipont
19 mai 2019 20 min. temps de lecture

Le 20 juin se déroule la Journée mondiale du réfugié. Le sort du réfugié est aussi devenu un thème de la littérature contemporaine, y compris des lettres de langue néerlandaise. Quels sont les auteurs qui, dans les Plats Pays, ont eu le courage d’aborder le thème du réfugié, montrant que la littérature peut apporter une plus-value parce qu’elle sait observer ce sujet sensible sous une multitude d’angles différents?

De
nos jours, il est un thème – avec le climat et le terrorisme – qui
domine et détermine l’actualité: celui de la migration. C’est
surtout depuis les années 1990, qui voient le déclenchement de la
guerre civile en ex-Yougoslavie, que la question des «réfugiés»
en Europe est devenue un sujet aux nombreuses implications éthiques,
politiques et sociales, et que les brasiers en Syrie et au
Moyen-Orient ont rendu plus prégnant encore. Il est devenu l’enjeu
de campagnes électorales virulentes et est aujourd’hui
instrumentalisé comme jamais auparavant par les politiques, et cela
sur le dos de groupes de population qui ne se doutent pourtant de
rien. C’est aussi une question qui attise la rhétorique
belliqueuse des populistes européens.

Que cette problématique ne soit pas sans influencer la culture et la littérature contemporaines, c’est là une quasi-évidence. La question s’est toutefois déjà posée à maintes reprises: le réfugié est-il devenu le cache-misère idéal pour l’artiste qui cherche à s’avancer armé de son engagement? Et, mutatis mutandis, cela vaut-il également pour le monde des lettres? S’agit-il d’un passage obligé, d’une thématique «prémâchée»? Toujours est-il qu’à l’heure actuelle les romans et récits dont les protagonistes sont des réfugiés s’accumulent.

Nombre
d’écrivains traitent dans leurs livres des motivations des
migrants et plus particulièrement des réfugiés, des demandeurs
d’asile et des sans-papiers. Ils racontent les obstacles à
surmonter dans la quête d’une vie meilleure. Chose on ne peut plus
logique si l’on considère que ce n’est pas d’hier que les
écrivains observent les soubresauts du monde. Le sujet est au cœur
de l’actualité et, de surcroît, ces dernières années les
catastrophes se sont succédé sans relâche.

Cependant,
les écrivains ont parfaitement compris qu’il ne leur était pas
permis de se jeter tête baissée dans la littérature pamphlétaire.
Mieux vaut se tenir à quelque distance des versatilités de
l’opinion. On ne peut sortir de son chapeau un «récit de
réfugiés», sauf à espérer marquer un point par le biais du
journalisme ou de l’essai. Il y a peu, par exemple, Valeria
Luiselli a braqué les projecteurs sur les enfants mexicains qui
traversent la frontière entre le Mexique et les États-Unis dans son
livre de non-fiction Raconte-moi
la fin
,
récit des expériences qu’elle a vécues comme interprète.

Mais, récemment aussi, la même Valeria Luiselli leur a consacré un roman, Archives des enfants perdus, où elle raconte les vicissitudes d’une famille à la dérive, dans le contexte de la crise des réfugiés à la frontière du Mexique et des États-Unis.

Or,
les choses se présentent différemment dans un roman, qui est régi
par d’autres règles: «Les récits qui trouvent leur origine dans
la réalité nécessitent une plus longue période d’incubation
s’ils veulent se transformer en fiction, beaucoup d’eau doit
couler sous le pont avant que l’on atteigne la juste mesure»,
déclarait à ce propos l’auteur néerlandais Tommy Wieringa dans
une interview accordée au quotidien flamand De
Standaard
.

Si
l’on considère la situation d’un point de vue international,
force est de constater que les ouvrages dont les réfugiés occupent
la première place suffiraient à remplir une bibliothèque entière.
Dans le genre, Le Grand
Quoi

de Dave Eggers représente incontestablement un jalon: l’auteur, à
travers un roman, raconte l’histoire de Valentino Achak Deng, un
enfant réfugié soudanais qui émigre aux États-Unis sous les
auspices du Lost
Boys of Sudan Program
.
Citons ensuite le très populaire Khaled Hosseini. Ce dernier a
acquis une réputation planétaire grâce à son livre consacré aux
atrocités vécues en Afghanistan sous le régime des talibans. En
définitive, le protagoniste des Cerfs-volants
de Kaboul
,
après un passage par le Pakistan, finira par débarquer aux
États-Unis. Dans le roman qui lui fait suite, Mille
soleils splendides
,
Hosseini évoque également les camps de réfugiés en Afghanistan.

«Voilà
plusieurs siècles que la littérature prend fait et cause pour
l’étranger, l’«autre», le réfugié», observait Margot
Dijkgraaf dans le quotidien néerlandais NRC,
renvoyant explicitement à l’œuvre du Français Philippe Claudel,
qui n’a jamais fait mystère de son indignation quant au sort
réservé aux réfugiés.

Amer,
humain, allégorique, factuel, pamphlétaire ou moralisateur: les
angles d’attaque ne manquent pas dès lors que des auteurs se
penchent sur le sujet. À quoi il faut ajouter que la question ne
divise pas seulement la société, mais les écrivains eux-mêmes.
Tommy Wieringa, par exemple, s’est depuis peu rangé à l’idée
qu’«une frontière extérieure européenne sûre est nécessaire»,
ce qui est un point de vue d’adoption récente. Pour ne rien dire
ici de Thierry Baudet, chef de file du parti de droite populiste
Forum
voor Democratie
,
qui ne répugne pas à se présenter comme écrivain.

Parmi
les représentants de la littérature d’expression néerlandaise,
Kader Abdolah, originaire d’Iran, fut l’un des premiers à
coucher par écrit son vécu de réfugié, entre autres dans De
adelaars

(Les Aigles) et Le Voyage des bouteilles vides. Depuis lors, les textes en prose consacrés à l’immigration sont
quasiment devenus un genre en soi. Pourtant, des années-lumière
séparent Hôtel
Problemski
,
où Dimitri Verhulst s’immerge dans un centre pour demandeurs
d’asile, et l’effrayant L’oiseau
est malade
d’Arnon Grunberg ou Troisièmes noces de Tom Lanoye. Dans ce dernier livre, l’auteur critique vivement le multiculturalisme à la flamande et l’Europe forteresse, d’une manière empreinte par moments autant d’un comique burlesque que d’une noirceur mélancolique. «Je conteste la certitude avec laquelle nous abordons la question des nationalités et des frontières», dixit Tom Lanoye.

Souvent, le réfugié offre matière à opter
pour des thèmes plus vastes. C’est ce qu’a réussi à faire, par
exemple, Joke van Leeuwen avec Hier
(Ici), une parabole sur les frontières et sur les contours de la
liberté. «Les frontières maintiennent une pensée de type nous /
eux, ce qui ne ressortit pas exclusivement au passé. Au contraire,
j’ai l’impression que ce type de pensée binaire s’est renforcé
ces dernières années», déclare-t-elle à ce sujet.

Jeroen
Theunissen, de son côté, a introduit subrepticement le thème des
réfugiés dans son roman Onschuld
(Innocence)
,
où l’on voit le photographe de guerre Manuel Horst se faire
enlever et torturer par des djihadistes dans le guêpier syrien
avant, la chance aidant, de parvenir à s’échapper. Il est très
peu disert à propos de sa nouvelle liberté, assure qu’il n’a
nul besoin d’un soutien posttraumatique et tombe amoureux de Nada,
une réfugiée syrienne. Il rentre avec elle en Belgique, où il leur
faut batailler pour se construire une nouvelle existence avec le
jeune fils de Nada, Basil. Mentionnons
également Rosita Steenbeek, auteure de Wie
is mijn naaste?

(Qui
est mon prochain?), un ouvrage engagé non fictionnel s’apparentant
au reportage et consacré à l’accueil des réfugiés à Lampedusa,
en Sicile et au Liban.

Présenter
un miroir au lecteur

Venons-en
à trois œuvres néerlandaises en prose qui traitent du thème des
réfugiés d’une manière beaucoup plus directe et qui, pour se
baser sur un récit nettement personnel, n’en parviennent pas moins
à donner à cette problématique une portée universelle.

Elvis
Peeters (° 1957) – qui écrit ses romans en collaboration avec son
épouse Nicole Van Bael – est un de ces auteurs flamands qui abordent
régulièrement ce thème avec maestria, quoique sans menacer
quiconque d’un doigt moralisateur. Plus d’une fois on trouve chez
lui un penchant pour l’allégorie et un ton pessimiste. Son roman
De
ontelbaren

(Les Innombrables, 2006) possédait déjà tous les traits d’une
saga apocalyptique, où les rapports entre le pauvre et le riche se
trouvaient analysés jusque dans leurs ultimes conséquences. Les
inégalités se traduisent par un afflux de réfugiés voulant gagner
la riche Europe, un coup de semonce devant la menace que représente
l’impuissance des politiques à contrôler la situation et qui
trouve un écho dans le malaise de la population. De
ontelbaren
,
du récit personnel qu’il est au début, évolue vers
l’allégorique. Avec Brood
(Pain, 2018), Elvis Peeters a plutôt procédé à rebours, rompant
une lance pour un réfugié, un vagabond solitaire qu’il scrute au
profond de l’âme, ce qui donne lieu à un roman bref et intense.

Ne faut-il pas voir dans l’écrivain le sismographe hypersensible d’un monde en mouvement ?

L’auteur
se projette dans l’esprit d’un garçon anonyme qui s’enfuit
d’un pays (africain?) non spécifié. Sur le chemin de l’exil,
ses efforts pour obtenir une vie meilleure se voient contrecarrés.
«J’avais dix ans. Peut-être onze. Peut-être neuf. Peut-être
douze. Personne ne m’a jamais donné la date exacte de ma
naissance. À la maison nous ne tenions pas de registre. Mon âge
variait au gré des circonstances.» Il est contraint de chercher son
salut en Europe. Son village et son pays sont de plus en plus en
proie aux violences de la guerre (ethnique?). Les champs, les
hameaux, les maisons et les humains sont systématiquement anéantis.
«Je dois choisir la langue dans laquelle oublier ce que je préfère
ne pas raconter. Ce que je veux chérir, je n’ai pas le droit de le
laisser se perdre dans une autre langue», se dit le jeune garçon
d’une maturité très précoce.

Sa
mère et ses trois sœurs cadettes sont les premières à partir, à
bord d’un pick-up. Lui, en compagnie de son père, de son frère et
de sa sœur plus âgés, demeure près de la ligne de feu, faute
qu’ait pu être rassemblée la somme indispensable pour payer les
trafiquants d’êtres humains. Au début, le jeune garçon travaille
encore dans un magasin, où il est chargé de remplir les rayons.
Mais les barrages, les hommes armés et les hélicoptères survolant
la région, qui sont devenus son lot quotidien, finissent par rendre
la chose quasiment impossible. Le jour où le magasin est détruit
par un bombardement, le jeune garçon perd son emploi et se trouve
réduit à s’occuper du ménage à la maison. Le départ devient
inéluctable. Petit à petit, la famille est contrainte de se
disloquer pour que l’on ne découvre aucun lien entre ses membres.

Sur la route, les privations se multiplient, en regard desquelles un petit doigt devenu insensible est encore une souffrance infime. À la fin, il ne lui reste plus qu’un croûton: «Si je le mangeais, je saurais à la seconde même: après, il n’y a plus rien. Je ne mangeais pas à crédit. J’investissais dans l’espoir.» Une fois parvenu en Europe, il s’invente une nouvelle identité et reste muet sur son passé. Profil bas, tel est le mot d’ordre. Le désir d’être comme tout le monde et d’exercer un métier (boulanger) est grand. Mais les codes échappent au garçon. C’est particulièrement manifeste le jour où il se retrouve sur une vaste place et que, pendant le feu d’artifice, sa main s’égare entre les jambes d’une fille.

«Un
roman n’a pas pour mission de faire la leçon. Mais de présenter
un miroir», a déclaré Elvis Peeters à l’occasion de nombreuses
interviews. À bien des égards, Brood
a pu passer pour un addendum à son précédent «roman de réfugiés»,
De
ontelbaren
.
L’auteur veut-il provoquer chez nous un électrochoc? Peut-être.
Ce qui est sûr, c’est que Brood
touche un nerf à vif. Voilà un roman qu’on lit avec le cœur qui
saigne. Et pourtant, il y a quelque chose de prévisible (et en même
temps de tragique) dans ce récit. On a très tôt l’intuition que
le protagoniste ne s’acclimatera pas en Europe. Quant aux allusions
à la célèbre nuit de la Saint-Sylvestre de Cologne, difficile de
passer à côté. Dans la conclusion, Elvis Peeters semble endosser
des habits de moraliste, malgré son aversion pour la ‘littérature
pamphlétaire’. Brood
est somme toute un livre qui comporte des traits éducatifs et qui, à
ce titre, peut rendre de signalés services dans l’enseignement.

Des
thèmes universels

En
2013, Tommy Wieringa (° 1967) a obtenu le Libris
Literatuurprijs
,
une importante distinction littéraire dans la néerlandophonie, pour
Voici
les noms
,
où la question de la migration prend des allures quasiment
bibliques. Lui non plus, cette problématique n’a cessé de
l’occuper. Il lui a consacré le bref roman De
dood van Murat Idrissi

(La Mort de Murat Idrissi), «comme pour insister sur le fait que la
migration, le déracinement et l’exil plongent jusqu’aux racines
de notre histoire», ainsi qu’on a pu le lire dans le quotidien de
Volkskrant.

Des
dizaines de sans-papiers en quête d’une vie meilleure qui se
noient en Méditerranée après une traversée périlleuse sur des
rafiots de fortune. Les cadavres de réfugiés le long des autoroutes
espagnoles, balancés de la voiture après que des passeurs ont
échoué dans leurs missions. Il y a beau temps déjà que l’enfer
aux frontières de la forteresse Europe ne fait plus la une des
journaux, sauf dans ces cas où une image iconique sort du lot, comme
celle du corps échoué sur la plage du jeune Aylan.

Il
y a une dizaine d’années, Tommy Wieringa a été choqué par ce
genre de nouvelle, dont la brièveté n’enlevait rien au macabre, à
propos des conséquences fatales d’un trafic d’êtres humains en
Espagne. Dans De
dood van Murat Idrissi,

l’auteur nous raconte l’histoire d’Ilham et de Thouraya, deux
jeunes Néerlando-Marocaines qui tombent de Charybde en Scylla. En
vacances dans leur pays d’origine, elles sont – sans grande
résistance – enrôlées par des trafiquants d’êtres humains.
Saleh, un débrouillard de première, «né pour l’économie
informelle», parvient à les convaincre de passer clandestinement un
jeune migrant marocain de dix-neuf ans. Hélas, la traversée en
ferry entre Tanger et Algésiras ne se déroule pas comme prévu. À
l’arrivée, il apparaît que Murat est mort asphyxié. Les
trafiquants choisissent aussitôt de prendre la clé des champs,
emportant dans leur fuite l’argent promis. Comment les deux jeunes
filles, désespérées et sans le sou, vont-elles se débarrasser du
cadavre?

En
2004, Tommy Wieringa a étudié de près le procès des deux amies en
Espagne. Dans un premier temps, il avait du reste caressé le projet
de les interviewer, mais la chose ne s’est jamais faite. Malgré
cela, l’histoire a continué à le hanter, aussi le nouveau roman
qui en est né peut-il se lire comme un «appendice» de Voici
les noms
,
où il transforme le thème de la migration en une épopée aux
ramifications bien plus importantes, aux frontières de
l’apocalyptique.

L’auteur
ouvre son roman par une fresque exaltée où il évoque la naissance
de la Méditerranée et celle du diabolique et tumultueux détroit de
Gibraltar. Cette ouverture haute en couleurs se poursuit par un récit
oppressant dont l’issue nous est immédiatement livrée. Le ton se
fait aussitôt plus sobre et plus tendu. De courtes phrases nous
poussent en avant.

Au fil des pages, nous apprenons comment Ilham, la sceptique, et Thouraya, l’entreprenante et l’opportuniste – parce que constamment à court d’argent – tombent presque sans s’en rendre compte dans les filets de Saleh, le garçon «à la bouche impérieusement retroussée». Tommy Wieringa nous montre, au moyen de dialogues cinglants, comment de modestes décisions, qu’un début de hochement de tête suffit à confirmer, sont lourdes de conséquences tragiques. Ou, pour rejoindre Ilham dans ses considérations: «Elle a pris la vie de Murat Idrissi. Elle l’a prise par son acceptation. Son «oui» a été son arrêt de mort. Une âme pour une âme: revanche symétrique.» Kilomètre après kilomètre, ses remords vont s’accroissant.

De dood van Murat Idrissi se déroule sous la chaleur de plomb des plaines arides du sud de l’Espagne, dans un décor de ports de transit, d’autoroutes, de relais routiers et d’Etap Hôtels. Tommy Wieringa place ses personnages sous une «cloche de malédiction», les laissant, si l’on ose dire, mijoter à l’étuvée : la chorégraphie de la fatalité n’offre visiblement aucune échappatoire.

L’écrivain ne se contente pas de jeter un regard impitoyable sur cette cour des Miracles de boiteux et de camés, ces individus délurés, qui en un clin d’œil font profit de l’éternel désir d’une vie meilleure. Dans son roman, il met aussi le doigt sur le phénomène du déracinement. Ilham et Thouraya sont de jeunes Marocaines qui ne sont plus chez elles où qu’elles aillent. Voyageant dans leur pays d’origine, elle ne se sentent pas à leur place, aux Pays-Bas, elles ne sont que des citoyennes de seconde zone, aussi forte que soit leur envie de s’intégrer. À cela vient s’ajouter leur vaine tentative de couper les ponts avec une famille étouffante. Dilemmes cornéliens apparemment sans issue. Sauf à se résigner. Au passage, Tommy Wieringa prouve une fois de plus quelle force roborative possède la littérature et comment un écrivain talentueux peut puiser dans une étude de cas des thèmes universels.

«Un mensonge impeccable vaut mieux qu’une vérité embrouillée»

Tant Elvis Peeters que Tommy Wieringa s’emparent de l’actualité comme d’un terreau littéraire. Chez Rodaan Al Galidi (° 1971), nous trouvons un auteur dont la matière première est constituée de ses propres expériences. Connu de longue date pour son utilisation d’images voluptueuses et grandiloquentes, dans Hoe ik talent voor het leven kreeg (J’ai développé un talent pour la vie) il a cependant cherché une forme propre à rendre ses neuf années de séjour dans un centre d’accueil pour demandeurs d’asile. D’un ton nécessairement plus léger aussi bien que grinçant, le livre est devenu à juste titre un bestseller de la littérature néerlandaise.

Ce
roman tragi-comique, il faut le dire, va droit au but. En évitant
toute forme de pathos ou de sentimentalisme, il tranche dans le vif.
Dès les premières pages, Rodaan Al Galidi trouve le juste équilibre
entre distanciation et implication. Il agrémente son récit d’un
humour amer et d’une voix off inimitable qui lui permettent de se
dissimuler derrière le personnage de Semmier Kariem. N’empêche
qu’il est clair comme le jour que l’auteur s’inspire de son
propre vécu. «Ce livre est du domaine de la fiction pour celui qui
ne peut y croire, mais du domaine de la réalité pour celui qui est
ouvert à ce qu’il raconte», déclare l’auteur.

À
l’époque, Rodaan Al Galidi, qui a reçu une formation d’ingénieur
du bâtiment, a fui l’Irak pour échapper à l’enrôlement
obligatoire dans l’armée sous le régime de Saddam Hussein. Ce
n’est qu’au terme de six années d’errance, entre autres en
Jordanie, en Turquie et en Malaisie, qu’il débarque, en 1998, à
l’aéroport de Schiphol, où il demande l’asile. Son séjour
interminable dans un centre d’accueil pour demandeurs d’asile
semble avoir été le cadet de ses soucis. «Qu’avais-je à faire
d’un titre de séjour? Au diable le titre de séjour! Quand cela
fait des années que vous n’avez pas mangé dans un restaurant
chic, vous ne pensez pas aux entrées et aux desserts. Vous voulez
manger, peu importe quoi. Enfin j’étais en sécurité!» Neuf
années durant, il s’applique à y tuer le temps en compagnie de
cinq cents autres. Il y apprend le néerlandais – d’abord grâce à
une fille de dix ans qui lui enseigne les mots -, commence à écrire
et obtient sa régularisation en 2007. Mais, bizarrement, Rodaan Al
Galidi, écrivain reconnu depuis 2011, échoue à son examen de
naturalisation et vit depuis lors sous la menace d’une expulsion.

L’écriture
d’un livre, à la table d’une recyclerie, s’est révélée un
accouchement difficile. Rodaan Al Galidi avait en effet enfermé dans
un coffre-fort mental la période passée au centre d’accueil. Il
aura fallu un entretien avec l’écrivain Adriaan Van Dis, lequel
l’a exhorté à écrire chaque semaine un e-mail sur un sujet
spécifique, pour qu’il puisse lâcher la bonde à ses émotions.
«C’est lui qui a vraiment accouché chaque page», peut-on lire
dans l’introduction. Parfaitement lucide sur sa position peu
enviable, Rodaan Al Galidi adopte néanmoins la perspective de
l’étranger, comme un entomologiste qui serait son propre objet
d’étude. Mais les fonctionnaires du Service d’immigration et de
naturalisation, ainsi que le personnel du centre d’accueil, avec
toutes leurs manies et leurs goujateries, sont eux aussi
minutieusement dépeints. Tout commence lors de la demande d’asile
de l’auteur: le personnel brille par ses inconséquences et un
babélisme qui n’est pas loin d’atteindre des dimensions
démoniaques.

La littérature peut offrir une évidente plus-value quand il s’agit d’étudier un thème actuel sous une multitude d’angles.

L’honnêteté est-elle bonne? «La vérité est mortelle.» Ou, pour reprendre les termes de Rodaan Al Galidi: «Aux Pays-Bas, j’ai appris une chose: ce qui compte, c’est de remplir les cases du formulaire. Un mensonge impeccable vaut mieux qu’une vérité embrouillée.» L’écrivain raille plus d’une fois la manie de l’organisation propre aux Néerlandais, épinglant souvent les situations absurdes qui en découlent. Il s’étonne par ailleurs du contraste qui voit alterner la parfaite froideur des fonctionnaires néerlandais en poste et les élans de cordialité de l’homme de la rue.

Bien que Rodaan Al Galidi se base sur ses errances à travers le monde, ce qui forme le cœur de Hoe ik talent voor het leven kreeg, ce sont la faune et la flore bigarrées des demandeurs d’asile et des aventuriers. Le livre regorge de gags involontaires. À coup sûr, les scènes où l’on tente de familiariser les demandeurs d’asile avec l’utilisation d’un vélo sont un des temps forts du roman. L’ennui pousse les résidents du centre d’accueil à faire toutes sortes de cabrioles. L’amour furtif et la séduction fonctionnent comme autant de mécanismes de distraction, cependant que le suicide reste monnaie courante.

Par ailleurs, Rodaan Al Galidi observe qu’à chaque fois que surgit un problème dans les environs du centre d’asile, ce sont les demandeurs eux-mêmes qui sont les dindons de la farce. Et donc, le centre continue à être une prison dont, même si les portes sont ouvertes, il est préférable de ne pas sortir.

Le récit intérieur de Rodaan Al Galidi nous présente un miroir grinçant. Étant donné que l’auteur n’a pas l’ambition de nous livrer une dénonciation en forme de prêche mais veille à maintenir sans exagération les faits sous l’éclairage d’une ironie à froid, son degré de causticité est particulièrement élevé.

Ainsi donc – comme c’était le cas chez Elvis Peeters et Tommy Wieringa – la preuve nous est fournie que la littérature peut offrir une évidente plus-value quand il s’agit d’étudier un thème actuel sous une multitude d’angles. Que le thème des réfugiés ne se laisse pas réduire à une polarisation en noir et blanc mais autorise de nombreuses variantes de gris, et qu’une approche nuancée du phénomène de la migration soit hautement recommandable, ne serait-ce pas là le fil rouge de ce petit inventaire de la «littérature de réfugiés» en langue néerlandaise? Et ne faut-il pas voir dans l’écrivain le sismographe hypersensible d’un monde en mouvement?

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Dirk Leyman

journaliste littéraire

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