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histoire

Le passage dévastateur de la grippe espagnole aux Pays-Bas

Par Leo van Bergen, traduit par Pierre Lambert
8 avril 2021 10 min. temps de lecture

Il y a cent ans, la pandémie de grippe espagnole causa la mort de 50 à 100 millions de personnes. Un bilan en vies humaines donc bien supérieur à celui de la Première Guerre mondiale, dont les derniers mois coïncidèrent avec l’apparition de la maladie. Cette épidémie, la plus étendue et la plus meurtrière depuis la peste au Moyen Âge, fut pourtant longtemps sous-estimée par le gouvernement néerlandais. L’historien de la médecine Leo van Bergen décrit les ravages provoqués par la grippe espagnole aux Pays-Bas, de 1918 à 1920.

Dans ses Notities van een landstormman (Notes d’un réserviste), l’écrivain-soldat A.M. de Jong ne put se soustraire à quelques observations sur la grippe espagnole (1), qui avait cloué au lit quelque 40 000 de ses 200 000 frères d’armes en juillet-août 1918. C’était la première vague, la moins mortelle, et il pouvait donc encore en parler avec un mélange de cynisme et d’insouciance. Tout d’abord, le vaillant soldat néerlandais parviendrait cette fois encore à bouter l’envahisseur espagnol hors de son territoire; ensuite, la grippe était avant tout le prétexte idéal pour fainéanter en toute légitimité.

Toute trace de ton badin disparaît néanmoins dans son roman Frank van Wezels roemruchte jaren (Les années glorieuses de Frank van Wezel), publié en 1928. Il y relate la deuxième vague, qui ne se prête guère à la plaisanterie. «Cette fois-ci, écrit-il, il n’était plus question d’en rire.»

«Des soldats de la ville ou des environs étaient sans arrêt conduits à l’hôpital, délirant sous l’emprise d’une forte fièvre. La maladie évoluait à une vitesse fulgurante, attaquant les poumons et entraînant la jeune vie dans la tombe en quelques jours, parfois en quelques heures. (…) Amené à l’hôpital dans l’après-midi, mort dans la nuit. L’un plus tôt, l’autre plus tard, des dizaines en une semaine.»

Forte mortalité

Il avait raison. Octobre et novembre 1918 furent les mois les plus meurtriers de l’histoire des Pays-Bas, avec, par rapport à la même période un an plus tôt, plus de 20 000 morts supplémentaires, et ce, sur une population de 6,5 millions d’habitants. La «grippe espagnole» fut diagnostiquée chez quelque 10 000 d’entre eux.

Au total, au cours des deux années à peine où la grippe frappa les Pays-Bas (première vague: de juillet à août 1918, deuxième vague: de l’automne 1918 au printemps 1919, troisième vague: au printemps 1920), la maladie fit plus de 20 000 victimes directes, et entre 10 000 et 30 000 personnes en moururent indirectement, à la suite de complications.

Si l’on inclut les anciennes colonies, ce nombre augmente de façon spectaculaire. L’estimation actuelle pour les Indes orientales néerlandaises est de 1,5 à millions de morts, soit un sur 30 à 40 des quelque 60 millions d’habitants à l’époque.

Une maladie «bénigne»

Au début du mois de juillet 1918, un peu plus d’un mois après que les journaux eurent évoqué pour la première fois une «mystérieuse maladie» en Espagne, le virus franchit la frontière néerlandaise près de la ville allemande d’Emmerich. La maladie se propagea comme une traînée de poudre dans tout le pays, où elle fut signalée de Groningue à Maastricht.

Si le nombre de cas inspirait de l’inquiétude, il n’en allait pas encore de même quant à la gravité de la maladie. Pourtant, des décès furent très tôt rapportés, et la vitesse de propagation de la maladie semait le trouble, d’autant plus qu’elle ne touchait pas seulement les enfants et les vieillards, mais aussi la tranche d’âge des 20 à 50 ans.

Toujours est-il que le discours dominant continuait à parler d’une maladie «bénigne». Il ne s’agirait que d’une «simple grippe». Par ailleurs, on prétendait que, grâce à la neutralité des Pays-Bas, le système immunitaire des Néerlandais serait beaucoup plus résistant que celui de leurs voisins en guerre. Le cours des événements sembla donner raison aux optimistes.

Au bout de quelques semaines, tout laissait présager que le pire était passé. Alors que 534 Néerlandais avaient succombé en août, le nombre de décès ne fut plus que de 183 en septembre; des «cas anciens», qui plus est. En réalité, le pire était encore à venir. Dès la fin du mois de septembre, il fallut bien se rendre à l’évidence: la deuxième vague déferlait sur le pays comme un raz-de-marée.

Attroupements déconseillés

À la mi-juillet, le Conseil central de la santé publia un communiqué désignant officiellement la maladie sous le nom de «grippe espagnole» et insistant sur l’importance de soigner l’hygiène de vie, de bien aérer les pièces, de consulter le médecin dès les premiers symptômes et d’éviter tout contact avec les personnes malades. Le conseil recommandait en outre d’éviter le plus possible les «attroupements».

La seule mesure concrète que prit le gouvernement fut d’augmenter les rations de pain

Cet attentisme et cette lenteur à l’action prédominèrent, même pendant la deuxième vague. Somme toute, on ne savait rien de cette forme de grippe. On ignorait ses causes, ses modes de transmission, les moyens à mettre en œuvre pour la prévenir ou la guérir. L’état d’urgence ne fut donc jamais décrété.

La seule mesure concrète que prit le gouvernement fut d’augmenter les rations de pain à la mi-novembre: de 200 à 280 grammes par personne et par jour. On invoqua comme raison officielle que cela rendrait la population plus résistante face à la maladie. On ajouta toutefois qu’il ne fallait pas s’attendre à des miracles, puisque des personnes en bonne santé succombaient également à la grippe. Cette précision montre que le véritable motif était d’apaiser les troubles sociaux, qui avaient culminé peu de temps auparavant en une révolution socialiste avortée.

Outre la guerre, le nouveau flux de réfugiés et l’exil de Guillaume II aux Pays-Bas, ces désordres expliquent pourquoi la grippe ne reçut pas l’attention gouvernementale qu’elle méritait pleinement au vu de ses ravages. Fait significatif, le triomphe orangiste après l’échec de la révolution n’atteignit pas les provinces septentrionales. Officiellement à cause de la grippe mais, en réalité, ces provinces étaient des bastions socialistes. Qui plus est, on négligea la recommandation d’éviter les attroupements. Le 17 novembre, 15 000 catholiques se rassemblèrent à Amsterdam et, le lendemain, 40 000 orangistes de toutes confessions firent la fête à La Haye.

Vie sociale à l’arrêt

En revanche, les autorités municipales s’attachèrent à faire respecter l’avis d’éviter tout attroupement. Les cinémas furent fermés. On annula les kermesses, ainsi que les représentations théâtrales et les concerts. D’ailleurs, beaucoup d’acteurs et de musiciens devaient garder le lit. Un peu partout, on ferma également les écoles, mais pas à Amsterdam, pourtant la plus grande ville du pays. Les enfants purent toutefois rester à la maison sans que cela soit considéré comme un «absentéisme scolaire injustifié».

La décision de garder les écoles ouvertes à Amsterdam fut notamment motivée par la crainte d’une paralysie de la vie sociale. C’était pourtant déjà le cas en grande partie. Le service d’incendie, les lignes de tramway et les centrales téléphoniques étaient perturbés. Les banques devaient faire face à une pénurie de personnel. L’hôpital Onze Lieve Vrouwe Gasthuis dut même fermer ses portes à cause d’un effectif trop réduit d’infirmières et de médecins pour soigner les patients toujours plus nombreux.

Par contre, des villes telles que La Haye et Rotterdam firent fermer les écoles. Cette décision sembla d’abord avoir des effets positifs, mais après quelques mois, le taux de mortalité à Rotterdam dépassait (légèrement) celui d’Amsterdam. La raison la plus évidente consiste en la disparité du niveau de vie et, partant, des conditions de logement. L’examen de la situation à La Haye vient confirmer cette thèse. C’est dans cette ville, où les gens bénéficiaient des habitations les plus spacieuses, que le taux de mortalité fut le plus bas. Moins les gens vivaient entassés les uns sur les autres, moins ils risquaient d’être infectés, avait déclaré un médecin dès le début du mois d’août.

Hécatombe à l’Est

Cette analyse est confirmée par l’énorme mortalité dans l’est du pays, avec ses familles nombreuses et pauvres vivant dans des taudis. En octobre, 124 personnes décédèrent à Almelo, contre onze pendant le même mois en 1917. À Enschede, la mortalité dépassa trente personnes par semaine, contre quatre à dix en temps normal. Mais ce n’était pas la seule cause.

Dans la Drenthe, par exemple, la prospérité accrue par la guerre sembla, paradoxalement, se faire complice de la grippe espagnole. L’arrêt des livraisons de charbon depuis l’Allemagne avait rendu la tourbe de la Twente plus prisée et donc plus chère. Elle attirait les chômeurs, si bien que le surpeuplement et la pauvreté moyenne étaient encore plus critiques lorsque la grippe frappa. En outre, ces personnes appartenaient à un groupe d’âge assez fortement touché, un effet encore renforcé par la décision des travailleurs transfrontaliers de rester chez eux, de crainte de tomber malades en Allemagne.

La région fut pratiquement abandonnée à elle-même. Le bourgmestre d’Emmen lança bien un appel à l’université de Groningue, mais seuls deux étudiants en médecine y répondirent. Il faut dire que bon nombre d’entre eux se trouvaient au Limbourg pour fournir une aide médicale aux réfugiés.

La fin de la guerre permit d’envoyer au compte-gouttes des professionnels de santé réservistes, mais leur intervention ne changea pas grand-chose à la mortalité. À Emmen, 366 personnes moururent en novembre contre 26 un an plus tôt. Les fossoyeurs devaient se faire aider par des ouvriers, d’ailleurs en constat état d’ébriété parce qu’ils croyaient, à l’instar des soldats, que l’alcool protégeait de la contamination.

Impuissance des médecins

La maladie faisait l’objet de discussions animées entre médecins, qui ne savaient comment la combattre. Il faut dire qu’ils s’intéressaient surtout à en déterminer les causes, à tel point que l’un d’eux finit par rappeler ses confrères à l’ordre en les exhortant à rechercher la seule chose qui importait vraiment: un remède. Mais celui-ci faisait défaut et ne serait jamais trouvé. On se contenta de conseiller diverses mesures de prudence: respirer par le nez, se laver les mains, faire des promenades, garder le lit et… fumer beaucoup «parce qu’on garde alors la bouche fermée».

Cependant, la principale recommandation de la médecine conventionnelle était de ne pas se laisser duper par les annonces sur des traitements préventifs ou curatifs. Devant ces protestations, l’Algemeen Dagblad alla jusqu’à décider, en juillet 1918, de ne plus insérer de telles annonces, qui vantaient les vertus des bains de bouche antiseptiques, des épices indiennes, de la betterave rouge («efficacité garantie!»), de «l’électro-homéopathie» soi-disant mise au point par le comte italien Cesare Mattei, ou encore du sirop d’abbaye, populaire entre tous. Ces deux derniers remèdes essuyèrent des critiques particulièrement virulentes de la Vereniging tegen Kwakzalverij (Association contre le charlatanisme).

La ligne de démarcation entre la médecine conventionnelle et le charlatanisme était des plus floue. Les médecins (généralistes) prescrivaient eux aussi –en désespoir de cause et par soif d’expérimentation– des remèdes non éprouvés qu’ils n’auraient normalement jamais utilisés, comme le chlorure de mercure ou le collargol (argent colloïdal). La plupart d’entre eux étaient toutefois conscients de leur impuissance et se contentaient de combattre au mieux les symptômes à l’aide d’analgésiques, d’antipyrétiques (pour diminuer la fièvre) et éventuellement d’une «bonne goutte» contre les frissons. À cet égard, ils suivaient l’exemple des tourbiers et des soldats, bien que ceux-ci aient utilisé les spiritueux comme un moyen préventif et non curatif.

Les origines de la grippe H1N1

La grippe espagnole marqua une période dramatique mais oubliée de l’histoire internationale récente des Pays-Bas, notamment parce qu’on a longtemps prétendu que la maladie n’avait aucun rapport avec la guerre. Il est difficile de dire si cette période fut plus ou moins dramatique que dans les pays voisins, en l’absence de données sur les nations belligérantes. Ce qui est sûr, c’est que l’Europe occidentale s’en tira à assez bon compte si l’on compare avec les hécatombes survenues dans certains pays d’Afrique et d’Asie.

La grippe disparut aussi vite qu’elle était apparue. Après la flambée de 1920, dont il n’est même pas certain qu’il s’agisse bien du même type de grippe, la vie aux Pays-Bas reprit son cours habituel et la population s’intéressa à des sujets plus «ordinaires», comme le football, la faim, la guerre ou la montée des dictatures.

D’un point de vue médical, cependant, les années suivantes allaient être marquées par deux découvertes qui auraient pu jeter un tout autre éclairage, beaucoup plus glorieux pour les médecins, sur la période de la grippe, que ceux-ci avaient également tâché d’oublier au plus vite. En 1928, Fleming identifia dans une boîte de Petri une moisissure antibactérienne, à laquelle il donna le nom de pénicilline.

À peu près au même moment, on découvrit l’existence, à côté des bactéries, d’agents pathogènes encore plus petits: les virus. La grippe est elle aussi un virus, et celui qui causa la pandémie meurtrière de 1918-1919 eut le triste honneur d’ouvrir une série de plusieurs variantes. La pandémie était terminée, mais le virus de type H1N1, lui, était né. De nombreuses variantes allaient encore suivre.

Leovan Bergen

Leo van Bergen

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