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Le passé colonial se manifeste dans la peinture de marine néerlandaise

Par Cécile Bosman, traduit par Caroline Coppens
23 octobre 2024 11 min. temps de lecture Avec la mer du Nord

Le XIXe siècle a été marqué par la montée du nationalisme, aux Pays-Bas comme ailleurs. Le pays a renoué à l’époque avec les valeurs du XVIIe siècle, son âge d’or, lorsque la République était une grande puissance maritime et que la marine, en peinture, avait beaucoup de succès. C’est ainsi qu’est née l’image des Pays-Bas en tant que nation maritime. Aujourd’hui, cette glorification du passé se heurte à la prise de conscience croissante de l’histoire de l’esclavage et du rôle qu’y ont joué les Pays-Bas en tant que pays maritime.

Au XIXe siècle, les Pays-Bas connaissent une longue période de difficultés économiques. Un peu de positivité et de bonnes relations publiques sont dès lors bienvenues. Les historiens et les hommes de lettres les trouvent notamment dans la navigation aux XVIe et XVIIe siècles, lorsque les Néerlandais régnaient sur les mers.

La richesse de ce que l’on appelle l’âge d’or, à l’époque de la République des Sept Provinces-Unies, devient un exemple à suivre. La marine, représentation picturale de navires et de la mer, joue un rôle modeste mais très significatif dans ce contexte.

Les grands exploits maritimes

Entre 1750 et 1850 environ, le mouvement culturel du romantisme se développe dans toute l’Europe. Pour exprimer le sentiment romantique, la nature et le passé sont des thèmes importants. La nostalgie romantique pour le passé suscite aussi un grand intérêt pour les faits marquants de l’histoire des Pays-Bas. Écrivains et historiens se plongent dans les archives. Des sources historiques sont découvertes, éditées, parfois exagérées dans des proportions mythiques, et publiées.

Cette recherche se poursuivra tout au long du XIXe siècle et, sur ce terreau d’une conscience historique croissante, le nationalisme pourra s’épanouir. L’histoire, la littérature et les arts visuels de la République du XVIIe siècle pourront compter sur un public intéressé.

L’histoire maritime suscite un intérêt tout particulier. En 1807, le poète Hendrik Tollens écrit Tafereel van den Vierdaagschen Zeeslag (Tableau de la bataille navale de quatre jours), un poème historique sur un épisode de la deuxième guerre maritime anglo-néerlandaise (1666), où brille le lieutenant amiral Michiel de Ruijter, commandant de la flotte néerlandaise. Romans, biographies, pièces de théâtre et livres pour enfants relatent les aventures glaçantes de marins intrépides.

L’un des premiers livres d’images historiques du XIXe siècle est Heldendaden der Nederlanders ter zee van de vroegste tijden tot op heden (Faits héroïques des Néerlandais en mer, des temps les plus reculés à nos jours) de 1849-1855, du peintre de marines Petrus Schotel. Les exploits maritimes sont commémorés et célébrés de manière festive, qu’ils soient ou non associés à l’inauguration d’un monument national ou de la statue d’un patriote qui s’est illustré en mer.

Une image familière

Les marines, représentant des navires et la mer, sont alors considérées comme l’expression de la fierté nationale et jouissent donc d’un statut considérable. Ce genre caractéristique de l’école néerlandaise du XVIIe siècle symbolise le lien historique du pays avec l’eau et les Pays-Bas en tant que nation de marins.

Le poète Rhijnvis Feith décrit ce lien profond en 1791. Selon lui, les habitants des Pays-Bas ont créé leur propre pays et ils savent comment dompter la mer et en faire une source de prospérité. Chaque vue de la mer leur rappelle la grandeur et le succès de la République. C’est pourquoi les Néerlandais aiment voir «une petite marine de Van de Velde», et Feith estime que la bataille navale peinte doit retrouver sa gloire d’antan.

La peinture de marine néerlandaise symbolise le lien historique du pays avec l’eau

Les idées de Feith seront reprises avec approbation. Les discours et les publications théoriques sur l’art feront l’éloge de Willem van de Velde l’Ancien, de son fils Willem van de Velde le Jeune et de Ludolf Bakhuizen, les maîtres incontestables de la peinture marine du XVIIe siècle. Pour le peintre de marines du XIXe siècle, leur œuvre est une référence de qualité et le principal exemple stylistique.

La peinture de marines a connu un développement spectaculaire au XVIIe siècle. Les représentations de la mer et de navires sont devenues une spécialité florissante sur le marché international de l’art, grâce notamment à la superpuissance maritime qu’était devenue la République. Au XIXe siècle, la peinture de marine est dès lors considérée comme un moyen très approprié pour encourager la cohésion nationale. La vue marine «générale», exécutée dans le style de l’école hollandaise, s’y prête parfaitement.

Peint vers 1860 par George Opdenhoff, Navires à voile en mer calme en est un bel exemple. Il montre des bateaux contemporains avec, au cœur du tableau, un drapeau néerlandais. Cette composition, qui rappelle l’œuvre de Willem van de Velde le Jeune, fait appel au sentiment patriotique d’une manière agréable et discrète. Grâce à l’image familière de la navigation, ce type de peinture nourrit l’amour de la patrie d’une manière plus simple et surtout plus accessible que la peinture d’histoire.

Grâce à l’image familière de la navigation, la marine nourrit l’amour de la patrie d’une manière plus simple et plus accessible que la peinture d’histoire

À l’époque, la peinture de paysage joue un rôle dans la formation d’une conscience nationale de manière similaire. Ce genre est proche du spectateur par la représentation d’un environnement familier. En outre, il est le sujet le plus pratiqué par les peintres néerlandais au XIXe siècle. Dans la critique d’art, les deux genres seront régulièrement associés à l’école hollandaise originelle. Dans un cas comme dans l’autre, l’imitation des peintres du XVIIe siècle sera également considérée comme louable.

Une différence frappante et essentielle réside dans l’effet des peintures sur la stimulation du patriotisme. Les critiques d’art feront souvent état d’une sensation historique à la vue de marines. Les paysages marins mettant en scène des navires évoqueront directement, chez le spectateur, l’histoire maritime glorieuse. Comme ce n’est pas le paysage néerlandais mais la mer qui a été le théâtre des guerres historiques, des voyages de découverte et des routes commerciales les plus importants, ce sentiment spécifique sera totalement absent de la discussion sur la peinture de paysage.

Le patriotisme

À l’époque, la peinture de marine et l’intérêt nationaliste pour le patrimoine culturel maritime sont donc étroitement liés. Les peintres spécialisés dans la navigation néerlandaise doivent en être conscients, tout simplement parce que cette vision est omniprésente. Le style de peinture conservateur et historicisant des marines, la marque de qualité d’un genre hollandais traditionnel à part entière et, surtout, la représentation de la mer avec des navires soutiennent donc la pensée nationale. Dans le cadre du nationalisme européen du XIXe siècle, cette signification de la peinture de marine est exceptionnelle, car dans d’autres pays, c’est surtout la peinture d’histoire qui est utilisée pour susciter le patriotisme.

Le lien étroit entre la peinture de marine et la culture néerlandaise est également reconnu au niveau international. En témoigne la question posée par un journaliste belge à Johannes Schotel, lauréat d’honneur de la commission du Salon d’exposition de Bruxelles en 1836: cela ne le dérange-t-il pas de recevoir cette distinction de la part de la Belgique? Schotel répond avec diplomatie: «Les arts ne connaissent pas de patrie: ils fleurissent partout où règne le bon goût».

Nous sommes dans les années qui suivent la sécession belge de 1830-1831 et les relations politiques entre les deux pays sont tendues. La question prudente du journaliste montre qu’il est conscient que la Belgique sécessionniste vient de récompenser une spécialité typiquement néerlandaise. Johannes Schotel, qui exposait dans plusieurs pays européens par intérêt commercial, fait preuve d’adresse en répondant de manière neutre. Il se conforme ainsi, sans risque pour ses revenus, à l’image traditionnelle de l’artiste qui vit pour l’art et ne se préoccupe pas des questions sociétales.

En imitant fidèlement le maître Johannes Schotel, la majorité des peintres de marines s’en tiendront aux conventions de l’école hollandaise du XVIIe siècle. Les critiques d’art eux aussi resteront longtemps fidèles aux critères stylistiques traditionnels et fuiront les nouveaux développements dans le domaine des marines. Bien que les critiques d’art s’intéressent avant tout au style plutôt qu’aux détails nautiques, un rendu correct et un nombre suffisant de navires dans les tableaux leur paraîtront également importants. Les critiques exprimeront un sentiment d’attachement aux navires et à la mer et le genre sera perçu comme «propre à la nation». Ils pousseront le conservatisme jusqu’à ignorer longtemps et avec opiniâtreté l’évocation picturale de la navigation moderne sous la forme de bateaux à vapeur.

Démodé

À la fin du XIXe siècle, lorsque l’école de Barbizon commence à marquer le monde de la peinture néerlandaise, l’appréciation générale de la peinture de marine diminue. Les paysagistes travaillent dans un nouveau style réaliste en plein air dans la région côtière, ce qui attire de nombreux peintres nationaux et étrangers. Le long de la côte néerlandaise, de florissantes colonies internationales d’artistes s’impliquant de manière intensive dans l’environnement naturel verront le jour à partir de 1880. Les pêcheurs et leurs femmes, leurs activités sur la plage près des bateaux, les filets et les prises du jour figurent dans les compositions des peintres. La population locale, qui doit affronter les éléments au quotidien, est représentée comme une partie harmonieuse de la nature.

Les peintres représentent les dunes, la mer et la plage avec, çà et là, un bateau et des habitants côtiers dans leurs activités quotidiennes. Une aisance stylistique, le rendu de l’atmosphère et la transmission des sentiments de l’artiste sont d’une importance capitale. Ces peintres ne s’intéressent pas nécessairement au monde maritime. Dans une certaine mesure, l’école hollandaise du XVIIe siècle aura été une source d’inspiration pour eux comme pour les peintres de marines. Mais il s’agit cette fois d’une forme de marine totalement différente, qui répond aux souhaits du public acheteur d’œuvres d’art.

Entre-temps apparaît une nouvelle génération de critiques d’art qui juge la qualité de la peinture moderne d’une plume acérée. L’imitation de l’école hollandaise traditionnelle du XVIIe siècle est rapidement abandonnée. Malgré les efforts déployés par des peintres de marines comme Louis Meijer, Willem Schütz et Willem Mesdag pour moderniser leur style, la critique d’art les passe sous silence. L’amour du bateau et les connaissances nautiques des peintres de marines spécialisés ont longtemps été une capacité unique, mais se révèlent leur talon d’Achille. La représentation détaillée des navires dans des tableaux lisses et colorés est désormais démodée. Bien qu’il reste pour les marines un petit marché d’acheteurs d’art conservateurs, ce genre autrefois respecté n’a plus aucune signification artistique dans les cercles d’art moderne et a disparu du canon des arts plastiques néerlandais.

Le revers de l’âge d’or

Alors que le XVIIe siècle disparaît de la peinture de marine, de nombreux Néerlandais semblent toujours heureux de se voir rappeler le phénomène de l’âge d’or. En 2015, SAIL Amsterdam, le plus grand événement maritime des Pays-Bas, a arboré avec insouciance la devise «Passé d’or et avenir d’or», qui faisait carrément référence aux succès de la navigation historique mondiale et aux conquêtes coloniales.

Cependant, le débat public actuel sur l’incidence du colonialisme montre à quel point cette attitude triomphaliste est douloureusement unidimensionnelle. Dans toutes les couches de la société, on reconnaît que l’histoire maritime n’a pas été une bénédiction pour tous. La violence, l’oppression et le racisme liés à l’emploi d’esclaves dans les plantations des colonies de l’époque font aujourd’hui l’objet d’une plus grande attention.

Mieux vaut tard que jamais: en décembre 2022, le Premier ministre Rutte a présenté, au nom de l’État néerlandais, des excuses pour le passé esclavagiste du pays. Un fonds de deux cents millions d’euros a été créé pour des projets de sensibilisation au rôle des Pays-Bas dans l’histoire de l’esclavage. Le gouvernement a dégagé vingt-sept millions d’euros pour la construction d’un musée. Le fonds et le musée sont confrontés à la tâche complexe d’exposer ce lourd passé et d’en faire prendre conscience, une mission d’autant plus ardue qu’ils doivent faire face à la glorification bien ancrée des Pays-Bas en tant que nation maritime -une idée qui va à l’encontre de la reconnaissance des souffrances générées par le colonialisme.

Dans toutes les couches de la société, on reconnaît que l’histoire maritime n’a pas été une bénédiction pour tous: la violence, l’oppression et le racisme de la colonisation font l’objet d’une plus grande attention

Lors du Keti Koti du 1er juillet 2023, le roi Willem-Alexander a lui aussi présenté ses excuses pour le rôle de ses ancêtres dans l’histoire de l’esclavage. C’était un moment particulier lors de cette commémoration nationale de l’abolition de l’esclavage au Suriname et aux Antilles néerlandaises, dont on célébrait ce jour-là le 150e anniversaire. Le roi a ainsi fait un geste ressenti comme sincère et chaleureusement accueilli par les groupes d’action et les descendants des personnes réduites en esclavage. Un optimisme prudent s’est manifesté, mais on ignore encore quelles seront les prochaines étapes.

Ouverture d’esprit

Malheureusement, un sac d’argent ne suffit pas et les excuses sonnent creux si la complaisance n’est pas remplacée par une vision plus réaliste de l’histoire maritime. Selon un sondage réalisé en 2019 par le bureau d’études britannique Yougov, la moitié des Néerlandais interrogés considèrent leurs anciennes possessions coloniales avec fierté plutôt qu’avec honte. Cette proportion place les Pays-Bas en tête, loin devant des pays comme l’Angleterre (32 %), la France (26 %) et la Belgique (23 %). Parmi les Néerlandais interrogés, 6 % seulement considèrent que la colonisation de l’Indonésie, de l’Afrique du Sud et du Suriname, notamment, est honteuse.

Le passé maritime légendaire des Pays-Bas ne touche rien de moins que l’identité nationale

Pourquoi tant de Néerlandais continuent-ils à souscrire à ce mythe maritime? Il semblerait que l’on ne puisse le leur reprocher. Dans une certaine mesure, c’est vrai: depuis le début du XIXe siècle, les professeurs d’histoire ont nourri les jeunes Néerlandais, génération après génération, de récits glorieux sur l’histoire de la navigation. Le passé maritime légendaire ne touche rien de moins que l’identité nationale, c’est donc un sujet sensible. Alors, comment passer de deux cents ans d’endoctrinement maritime nationaliste à une vision ouverte de l’histoire de l’esclavagisme néerlandais?

La bonne nouvelle, c’est qu’aujourd’hui le colonialisme est plus souvent étudié en profondeur et sans complaisance, comme pour la guerre d’indépendance indonésienne, par exemple. L’anticolonialiste surinamien Anton de Kom a également été intégré au canon et à la directive de l’enseignement de l’histoire néerlandaise en 2020. Il s’agit d’étapes nécessaires vers un dialogue dans lequel la vision unilatérale du colonisateur est complétée par l’autre face de l’histoire nationale.

Cet article est basé en grande partie sur le livre De Nederlandse zeeschilderkunst in de negentiende eeuw (La Peinture marine au XIXe siècle) de Cécile Bosman, paru chez Amsterdam University Press en 2024.

Cécile Bosman

historienne de l’art – ancienne conservatrice du Scheepvaartmuseum (Musée national maritime) à Amsterdam

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