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histoire

Le passé protestant d’Anvers, une page d’histoire occultée

Par Guido Marnef, traduit par Pierre Lambert
12 janvier 2024 10 min. temps de lecture

Il y a cinq cents ans, deux moines anversois périssaient sur le bûcher pour avoir adhéré à la doctrine de Luther. Ce sont les premiers martyrs de la Réforme. Leur mort nous rappelle un pan oublié de l’histoire des Plats Pays: le luthéranisme et le calvinisme ont d’abord prospéré dans les provinces méridionales, et tout particulièrement à Anvers. Plus tard, cette réalité du XVIe
siècle a été effacée de la mémoire collective pour laisser place à l’image du Sud catholique opposé au Nord protestant.

Le 30 septembre 2022, j’ai guidé un groupe de bourgmestres néerlandais dans l’Anvers protestant du XVIe siècle. L’après-midi, Bart De Wever nous a reçu à l’hôtel de ville. Dans son allocution, le bourgmestre a déploré la chute d’Anvers et la scission des anciens Pays-Bas, avant de remercier ses homologues néerlandais pour l’envoi par leurs lointains prédécesseurs d’un petit nombre de protestants en 1566, année de la Supplique et de la Furie iconoclaste.

Si Bart De Wever, lui-même historien de formation, connaît généralement très bien l’histoire de sa ville, il n’empêche que les paroles qu’il prononça à cette occasion s’inspiraient d’une conception erronée, encore largement répandue en Flandre: l’évolution religieuse du XVIe siècle serait à l’origine de notre association spontanée des Pays-Bas avec le protestantisme et de la Belgique avec le catholicisme.

Le protestantisme a pris pied d’abord et surtout dans la partie méridionale des anciens Pays-Bas

Pourtant, la réalité historique est tout autre. C’est d’abord et surtout dans la partie méridionale des anciens Pays-Bas que le protestantisme a pris pied. Il s’est donc produit un mouvement inverse, du Sud vers le Nord. La ville d’Anvers n’avait aucunement besoin de l’aide de la Hollande. Et rien ne laissait présager à l’époque que la Révolte contre l’Espagne finirait par redessiner la carte religieuse des Plats Pays.

Commémoration des martyrs luthériens

Il n’est donc pas inutile d’évoquer de temps à autre ce passé protestant en Belgique. Ce fut notamment le cas en 2017, lors de la commémoration des 500 ans de la Réforme. Si cet anniversaire a surtout donné lieu à des célébrations dans les pays à prédominance protestante, Anvers y a également participé. Le 31 octobre 2017 –soit 500 ans jour pour jour après que Martin Luther eut placardé ses célèbres 95 thèses à Wittenberg– l’ambassadeur d’Allemagne en Belgique et le bourgmestre d’Anvers ont rebaptisé une place en Maarten Lutherplein. Celle-ci est située à un jet de pierre de l’église Saint-André, un choix logique puisque c’est là que le mouvement luthérien a émergé en force. Cet édifice religieux, dédié à ce saint depuis 1529, était à l’origine l’église conventuelle des Augustins d’Anvers. Or, ces moines commencèrent à professer en chaire la doctrine de Martin Luther, lequel avait appartenu à leur ordre à Wittenberg.

La répression de ce couvent «hérétique» entraîna un autre événement de triste mémoire: le 1er juillet 1523, deux augustins anversois furent brûlés vifs sur la Grand-Place de Bruxelles. Ayant refusé d’abjurer leur foi luthérienne, ils payèrent cette ténacité de leur vie. Henri Voes et Jean Van Esschen devinrent ainsi les premiers martyrs de la Réforme protestante en Europe. La nouvelle de leur exécution connut bien vite un retentissement considérable. Cette même année, Martin Luther composa un choral en l’honneur des deux martyrs.

Anvers, foyer du luthéranisme

Cet incident tragique nous rappelle à quel point l’Europe du XVIe
siècle était déchirée par les querelles religieuses. Par ailleurs, ce n’est pas un hasard si les deux moines en question venaient d’Anvers, la métropole marchande qui connaissait à l’époque la plus forte expansion en Occident. Le 31 octobre 1517, Martin Luther rendit public ses 95 thèses, dans lesquelles il fustigeait notamment le commerce des indulgences. Dès le mois d’avril 1518, les écrits du réformateur de Wittenberg se mirent à circuler à Anvers, et à partir de 1520, ils furent même imprimés sur des presses anversoises. Ce cours rapide des événements s’explique en partie par le caractère cosmopolite de la ville. Elle accueillait des marchands allemands, qui ne faisait pas seulement du commerce, mais introduisaient aussi de nouvelles idées et œuvres.

Toutefois, un autre facteur sans doute encore plus concluant fut la présence du couvent des Augustins. Fondé en 1514, il appartenait à la même congrégation que celui de Martin Luther, et plusieurs frères qui y vivaient avaient suivi les enseignements de celui-ci à Wittenberg. Jacques Praepositus, originaire d’Ypres, fut prieur du couvent anversois de 1518 à 1521. Il s’était lié d’amitié avec le réformateur de Wittenberg et professait ouvertement les idées de ce dernier. Son successeur, Henri de Zutphen, également ancien étudiant de l’université de Wittenberg, suivit son exemple. Sur les instances de la gouvernante Marguerite d’Autriche, les deux prieurs furent arrêtés pour activités «hérétiques», mais réussirent à prendre la fuite.

les moines adeptes de Luther pouvaient compter sur un soutien important parmi la population anversoise

La façon dont Henri de Zutphen s’échappa prouve que les moines adeptes de Luther pouvaient compter sur un soutien important parmi la population anversoise. À la fin septembre 1522, l’ancien prieur était emprisonné à l’abbaye Saint-Michel toute proche, dans l’attente de son transfert à Bruxelles. Selon un chroniqueur, une émeute éclata à la porte de l’abbaye: «Plusieurs gens de la commune, assistés de quelque trois cents femmes, se rendirent sur place et firent une tel raffut dans la pièce [où il était enfermé] qu’ils parvinrent à l’en faire sortir.»

Le retour de bâton: répression par le pouvoir central

Pour Marguerite d’Autriche, la libération d’Henri de Zutphen fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase. En octobre 1522, les frères encore présents au couvent des Augustins d’Anvers furent emmenés et soumis à un interrogatoire par des inquisiteurs. Tous se rétractèrent, à l’exception de trois moines, dont les déjà mentionnés Henri Voes et Jean van Esschen. Leur compagnon d’infortune mourut en prison à Bruxelles, en 1528. Quant au couvent des Augustins, il fut rasé. Seule l’église échappa à la démolition et fut convertie en église paroissiale.

Notons que les persécutions contre le luthéranisme naissant n’étaient pas pilotées par les autorités anversoises, mais bien par les principaux acteurs du pouvoir central: Charles Quint, la gouvernante et l’inquisiteur impérial Frans van der Hulst. Les magistrats de la ville d’Anvers firent au contraire preuve d’une certaine retenue, bien conscients qu’une répression trop sévère aurait fait fuir les marchands étrangers et entraîné des conséquences néfastes pour l’économie de la cité. Or, ils voulaient éviter cela à tout prix.

la majorité des Églises luthériennes fondées après 1585 dans les Pays-Bas septentrionaux le furent par des réfugiés anversois

Avec la fermeture et la démolition du couvent des Augustins, le luthéranisme perdit son principal pilier à Anvers. Un certain nombre d’adeptes de la nouvelle religion restèrent dans la ville, mais ils se résolurent à pratiquer désormais leur foi dans la plus grande discrétion. Leur Église ne s’organisa que lorsqu’elle en reçut l’autorisation du bras séculier, c’est-à-dire au cours de l’«année des merveilles» (Wonderjaar) de 1566-1567 et durant la période de la République calviniste (1577-1585). Pendant toutes ces années, le mouvement luthérien dans les Plats Pays resta pratiquement circonscrit à Anvers. Un fait particulièrement révélateur à cet égard est que la majorité des Églises luthériennes fondées après 1585 dans les Pays-Bas septentrionaux le furent par des réfugiés anversois.

L’entrée en scène du calvinisme

Vers le milieu du XVIe siècle, l’émergence des Églises dites réformées vint diversifier encore plus le paysage religieux des Plats Pays. Ce mouvement est également appelé calvinisme, du nom de son principal architecte Jean Calvin, quoique d’autres influences aient également joué un rôle dans ces contrées. Si le calvinisme connut un rapide essor, on constate ici aussi que son expansion ne concerna au départ que les provinces méridionales.

Les premières Églises calvinistes clandestines virent le jour à Anvers: une wallonne ou francophone en 1554 et une néerlandophone en 1555. Dans différentes villes wallonnes telles que Tournai, Lille, Valenciennes et Armentières, le calvinisme se développa surtout après la conclusion de la paix du Cateau-Cambrésis (1559), lorsqu’on put franchir pratiquement sans entrave la frontière avec la France. Là, les huguenots disposaient déjà d’une solide organisation ecclésiale, et des contacts féconds s’instaurèrent entre coreligionnaires de part et d’autre de la frontière. Un autre pôle de croissance se trouvait également à proximité de la France: la zone fortement industrialisée de la Flandre-Occidentale, avec des localités comme Hondschoote et Neuve-Église.

Mis à part Tournai, c’est encore Anvers qui se révéla être le principal foyer du calvinisme naissant aux anciens Pays-Bas. En effet, c’est à partir de là que les idées réformées se répandirent dans d’autres bourgs et villes du Brabant, de la Flandre, du Hainaut et de l’Artois. À cet égard, la position d’Anvers en tant que plaque tournante du commerce international facilita les contacts et la constitution de réseaux. En particulier, d’étroites relations se nouèrent avec les membres des Églises réformées qui s’étaient réfugiés en Angleterre et dans le Saint-Empire. Les communications avec des centres tels que Londres, Emden, Wezel et Francfort étaient largement tributaires des canaux commerciaux anversois. Les nombreux échanges avec les Églises de réfugiés révèlent également que le mouvement calviniste put très tôt s’appuyer sur un réseau international.

Autre preuve du rôle prépondérant d’Anvers pour le calvinisme: la ville accueillit toutes les assemblées synodales organisées dans les Plats Pays avant 1571, sauf une. Lors de ces synodes, les représentants des Églises locales –francophones comme néerlandophones– se réunissaient pour s’accorder sur la doctrine et l’organisation ecclésiale. Dans un premier temps, ces assemblées synodales eurent lieu uniquement dans les provinces méridionales. On trouvait certes des communautés réformées à Breda et dans les villes zélandaises de Middelbourg, Flessingue et Veere avant 1566, mais pas au nord des grands fleuves. Qui plus est, Breda appartenait au duché de Brabant et, à cette époque, la Zélande entretenait d’étroites relations économiques et culturelles avec la Flandre et le Brabant.

Un calvinisme militant associé à la Révolte

Le calvinisme était bien mieux armé pour mener la lutte contre un gouvernement hostile. Contrairement à Martin Luther, les chefs calvinistes n’éprouvaient aucune difficulté à organiser efficacement des églises clandestines et à former des réseaux supralocaux. Pendant «l’année des merveilles», les dirigeants calvinistes s’engagèrent à fond dans la résistance armée contre la politique espagnole aux Pays-Bas. Désormais, le déroulement des opérations militaires déterminerait en grande partie la position du protestantisme dans les différentes villes et provinces.

Après la prise de La Brielle par les Gueux de mer (1er avril 1572), l’Église calviniste de Hollande et de Zélande put se déployer pleinement. Dans les villes flamandes et brabançonnes, la tradition réformée connut une expansion rapide pendant la période des «républiques calvinistes» (1577-1585). En 1577, tout semblait indiquer que Guillaume d’Orange parviendrait à fédérer la plupart des provinces dans la résistance contre les Espagnols, mais ces espoirs furent bien vite déçus. La Révolte prit de plus en plus la tournure d’une guerre civile opposant catholiques et protestants.

Lorsqu’Alexandre Farnèse réussit à soumettre une à une les villes rebelles de Flandre et du Brabant dans les années 1580, il se produisit une émigration massive qui sonna le glas du protestantisme dans les provinces méridionales. La chute d’Anvers (17 août 1585) fut également perçue par les contemporains comme un tournant, mais pas forcément irréversible. L’évolution du théâtre des opérations militaires, en partie déterminée par les priorités de Philippe II sur la scène internationale, aboutirait à la formation des Pays-Bas espagnols, catholiques et contrôlés par les Habsbourg, et de la République des Provinces-Unies au nord, où l’Église réformée devint la seule à jouir du statut d’Église publique ou «privilégiée».

Le passé protestant occulté

Parallèlement à la consolidation politico-militaire s’engagea un processus de réorientation religieuse et culturelle. Dans les territoires reconquis par les troupes royales, ce processus prit la forme d’un courant contre-réformiste. Les autorités ecclésiastiques et civiles collaborèrent étroitement pour forger un catholicisme affirmé et militant. La prédication, l’enseignement du catéchisme et les ouvrages imprimés contribuèrent à propager les grandes vérités de foi, tout en créant une image défavorable des «hétérodoxes religieux». De l’autre côté de la frontière, les «Hollandais» étaient non seulement d’ignobles hérétiques, mais aussi des adeptes d’une forme d’État détestable.

À la même période, l’espace public subit de profonds changements dans les villes. On construisit de nouvelles églises baroques et l’on orna de Madones les façades des maisons –à Anvers, on alla jusqu’à placer une statue de la Vierge sur la façade de l’hôtel de ville, emblème du pouvoir politique par excellence– et des processions envahirent périodiquement les rues. Lorsque les parties belligérantes conclurent une trêve en 1609, rétablissant ainsi la libre circulation au sein des Plats Pays, de nombreux protestants exilés en profitèrent pour visiter les villes qu’ils avaient fuies quelque vingt-cinq ans plus tôt. Ils furent surpris de constater à quel point celles-ci s’étaient métamorphosées, non seulement sur le plan matériel, mais aussi dans la mentalité des habitants. Les intenses efforts déployés à travers la proclamation de la foi et la propagande avaient clairement fait leur œuvre et profondément changé les esprits en l’espace d’une génération.

C’est ce même processus qui finit par minimiser ou effacer de la mémoire collective le passé protestant des villes flamandes et brabançonnes. Le protestantisme du XVIe siècle fut réduit à un phénomène étranger, importé dans ces régions et incompatible avec la nature foncièrement catholique de la population. Cette perception continuera à prédominer dans les ouvrages d’histoire et les manuels scolaires catholiques jusqu’au XXe siècle. Au nord des grands fleuves, c’est la vision inverse qui s’imposa. Les historiens protestants de ce pays se plaisaient à souligner que les Néerlandais étaient enclins au protestantisme en raison de leur «génie national», et ce dès le XVIe siècle.

Nous savons désormais que cette façon de voir ne correspond pas à la réalité. Les deux moines augustins anversois qui perdirent la vie sur la Grand-Place de Bruxelles sont là pour nous le rappeler une nouvelle fois cinq cents ans plus tard.

Guido Marnef

Guido Marnef

professeur d'histoire à l'université d'Anvers

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