Cinquante ans après la parution du guide De Nederlanden in Frankrijk, petite encyclopédie rédigée par Jozef Van Overstraeten et éditée par l’Union des touristes flamands (VTB), je reviens dans le nord de la France. Je me laisse tout d’abord guider par cet ouvrage, mais relève surtout ce qui a changé au cours de ces cinquante dernières années tout comme ce qui est resté identique.
Dans les derniers articles de cette série, je me suis toujours rendu dans des villes ou des bourgs et ai constaté à chaque fois qu’il y avait eu de profonds changements par rapport à la fin des années 60, lorsque Jozef Van Overstraeten avait parlé de ces lieux dans son guide. Ce qu’il a décrit (églises et monuments historiques) existait encore, généralement, mais l’attention se porte aujourd’hui vers des fonctions plus contemporaines, souvent abritées, du reste, dans des bâtiments qui existaient pourtant à l’époque de Van Overstraeten : des bâtiments industriels, un hôpital, une prison, une église, etc. Dans le présent article, je vais dans deux petits villages où le temps a presque suspendu son vol, sans que ce soit dommage pour autant. Enfonçons-nous dans la Flandre profonde !
© Michael Depestele
Église à deux nefs
Jozef Van Overstraeten consacre deux pages à Zegerscappel, mais dont plus de la moitié à une description de l’église. Il faut avouer que c’est l’une des plus remarquables de Flandre française. La tour du clocher a été entièrement construite en pierre blanche de Saint-Omer tandis que les murs de l’église sont en brique. La particularité est la présence de deux nefs seulement, une centrale et une à droite de l’entrée, flanquée d’une intéressante chapelle baptismale, originale mais passablement délabrée. Les signes de maçons sur les façades sont tout aussi remarquables. On en trouve beaucoup ici, en brique rouge (et une fois blanche et grise) sur une façade de brique jaune. Ces signes muraux, comme on les appelle aussi, ont donné lieu à de nombreuses théories. Souvent, on les rapproche de l’alphabet runique des anciens Germains et on leur donne le nom de signes runiques ou runes. L’explication la plus facile est qu’il s’agit de fantaisies des maçons, mais généralement on considère que ces motifs ont une signification plus profonde, liée au christianisme et, plus encore, aux croyances populaires et aux superstitions. Les signes devaient protéger du mal le bâtiment et ses habitants ou ses visiteurs (dans le cas d’une église tous les paroissiens). Les signes, souvent très visibles, en hauteur sur les façades, devaient éloigner les mauvais esprits.
© Michael Depestele
Une authenticité préservée
L’ancien presbytère de l’église abrite aujourd’hui la mairie. C’est une grande bâtisse de style flamand. Je me promène route de Bollezeele, qui compte quelques jolies façades, une ancienne entreprise avec une cheminée en briques et «l’école communale des filles». Fermé depuis plus de vingt ans, cet établissement est aujourd’hui une simple demeure d’habitation et son clocheton a disparu. Cent mètres plus loin, à l’intersection avec la rue du Moulin, qui porte aussi le nom flamand de Heyde Meule Straete, je trouve le manoir d’Orval.
© Michael Depestele
Construit en 1611, avec de hauts pignons à pas de moineau et une tour octogonale, il a été le siège, un temps, d’une justice de paix et appartient maintenant à un particulier. En face du manoir, je découvre une superbe ferme datant de 1826, comme je peux le lire sur la façade. Derrière, j’aperçois de nouveaux aménagements destinés à la viabilisation d’un futur lotissement de maisons individuelles. Là non plus, le temps ne s’arrête pas vraiment.
Jeu de paume
De retour dans le village, côté sud de l’église, maisons et lieux discrets dévoilent l’histoire locale. Sur la Grande Place (sic), on trouve encore une ancienne minoterie que jouxte une usine électrique. Puis le petit bureau des «Postes-Télégraphe-Caisse nationale d’épargne – Chèques postaux». Derrière, très reconnaissable, l’ancienne gare de la ligne de chemin de fer d’Herzeele à Saint-Momelin (près de Watten). Cette ligne, qui servait surtout au transport des betteraves, accessoirement des passagers, en particulier des paysannes les jours de marché, dans quelques voitures ouvertes, a fonctionné entre 1918 et le milieu des années 30. On l’a surnommée le petit train des Flandres. Quittant la Grande Place et passant devant la vitrine rigolote d’une ancienne boucherie-charcuterie, j’arrive sur une placette rectangulaire bordée d’anciennes maisons d’artisans et de l’ancien café «Au Lévrier». C’est la place du Jeu de Paume, donc l’endroit où ce jeu, le lointain ancêtre du tennis, était pratiqué. S’il n’y avait pas les voitures, je me croirais à la fin du XIXe siècle. Je roule maintenant sur les départementales en direction du village suivant. Les polders sont larges, et pourtant les parcelles, ici, sont moins grandes qu’en Flandre belge ou aux Pays-Bas, car il y a eu moins de remembrements, m’a expliqué un jour un expert agricole. De sorte que le paysage ici, rural en l’occurrence, a plus d’authenticité que dans le reste des Plats Pays.
Le carillon d’Esquelbecq
Je passe devant la jolie chapelle du hameau de La Cloche et arrive ainsi à Esquelbecq. À la gare, je découvre un nouvel exemple des libertés prises ici avec les noms et toponymes flamands. L’ancienne auberge De Zoete Inval (Le Bon Accueil) est devenue Au Soetinvald…
Avant d’arriver au centre du village, on longe un mur entourant un parc arboré au milieu duquel se dresse une ancienne maison de maître, devenue la mairie. La place du village d’Esquelbecq me plaît beaucoup: jolie, de forme originale, avec quelques édifices tout à fait remarquables, à savoir l’église, le château et l’auberge du château.
© Michael Depestele
Adieu, Ekelsbeke
Adieu, beau carillon
Je pars pour des contrées lointaines
Avec Monsieur le Baron
Et sa noble compagnie.
Là nous vivrons si heureux
C’est ainsi qu’Esquelbecq est mentionnée, au chant 81, chapitre VIII « Klugliedjes, kodderyeen en praetjes – Chansons comiques et de genre » du recueil Chants populaires des flamands de France d’Edmond De Coussemaker. Le titre de ce chant est «Le Carillon d’Esquelbecq» et cet air est le seul jusqu’ici à être joué sur le carillon de l’église du village. Ce carillon a pour orginalité de se trouver à l’extérieur des murs du clocher. Détail amusant : De Coussemaker découvre lors de ses recherches un autre chant en français sur le même air, mais ne peut en savoir guère plus sur place «attendu qu’à Ekelsbeke la langue flamande est parlée presque exclusivement» ! Le carillon, mais aussi l’ensemble de l’église d’Esquelbecq constituent une curiosité de taille. Pas seulement due à la personnalité rare de son saint patron : Saint-Folquin, cousin germain de Charlemagne et évêque de l’ancien évêché de Thérouanne. Sur toute la hauteur des façades avant, arrière et latérales, des briques beiges forment un réseau de losanges sur le fond de briques rouges. L’église dégage ainsi une sorte de légèreté espiègle. Une tristesse pesante, en revanche, lorsqu’un incendie a dévasté tout l’intérieur de l’église le dimanche des Rameaux 1976. L’excellente restauration qui a été réalisée permet aujourd’hui d’admirer à l’intérieur de l’édifice un superbe briquetage et quelques statues calcinées, témoins silencieux et émouvants du sinistre, qui ont échappé de peu à la destruction par le feu.
© Michael Depestele
Des signes de maçons à foison
L’auberge du château est située juste en face de l’entrée principale de l’église. Ancien hôtel du bailliage et de l’échevinage, c’est une belle demeure datant de 1617 (comme je peux le lire sur un cadran solaire). Son pignon, notamment, offre lui aussi une grande diversité de signes « runiques », dont deux hexagrammes, des cœurs et autres motifs. Le château se trouve derrière. Je dois regarder à travers la grille d’entrée (et faire attention au chien de garde), car l’accès n’est possible que de Pâques à la fin octobre, mais la vue est enchanteresse. Le château dessine un quadrilatère. Il est flanqué de huit tourelles et organisé autour d’une cour intérieure. À vrai dire, c’est un bâtiment assez sobre, avec de hautes fenêtres rectangulaires à meneaux. Le splendide pigeonnier a été restauré récemment. Rien de comparable à Chambord ou Chenonceau, mais le cadre est superbe. Des douves alimentées par l’Yser entourent le château. Le jardin comporte une partie à la française, avec des compartiments délimités par des haies de buis, mais aussi des allées, un gazon, un potager et un verger, sans parler du fantastique mur d’enceinte qui présente, lui aussi, des motifs symboliques. Des merveilles. Aussi, «L’Arrosoir d’Alice», une sculpture monumentale de Philippe Till, gigantesque en taille, est-t-il parfaitement à sa place dans ce domaine. C’est maintenant que je réalise en fait que le parc arboré et la mairie, que j’ai longés en venant font partie ou ont fait partie du domaine de ce château.
© Michael Depestele
Un épisode de l’opération Dynamo
Vous ne devez pas hésiter à franchir le seuil de La Maison du Westhoek, qui abrite l’Office de tourisme des Hauts de Flandre et accueille des expositions temporaires sur des thèmes régionaux. Si vos enfants ou petits-enfants sont avec vous, vous pouvez aller à l’ancienne minoterie, de l’autre côté de la place, aux Gigottos Automates, une collection de personnages animés, créés par un «bricoleur fou», si l’on peut dire !
© Michael Depestele
Je quitte la place du village et prends la direction de Wormhout. Au premier tournant, j’aperçois la Brasserie Thiriez, une brasserie familiale dans laquelle cinq passionnés brassent la bière de façon artisanale. Tout a commencé avec La Blonde d’Esquelbecq et L’Ambrée d’Esquelbecq, mais depuis ils proposent une gamme de plus d’une dizaine de bières, sans parler des cuvées uniques, qu’ils brassent pour le plaisir de l’expérimentation. À la boutique, on peut acheter des bières ainsi que de nombreux produits régionaux. Nos brasseurs organisent des visites guidées de la brasserie, suivies d’une dégustation, il va de soi.
Juste après la brasserie, la rue des Dunkirk Vétérans mène au site de mémoire de La Plaine au Bois. Durant la retraite (précipitée) en mai 1940 des Britanniques, une centaine de soldats ont reçu l’ordre de retarder ici l’avancée allemande afin de permettre l’évacuation de troupes de Dunkerque vers l’Angleterre. J’ai déjà eu l’occasion d’écrire sur l’opération Dynamo, dans un double portrait consacré à La Panne et à Bray-Dunes, paru notamment dans l’ouvrage Frontière/Grens 1713-2013. Après neuf heures de résistance, tout au plus, les soldats ont eu le dessous. Les quatre-vingts survivants ont été faits prisonniers et finalement exécutés dans une grange. Quatre-vingts hêtres, devant chacun desquels a été disposée une stèle, ont été plantés en souvenir d’eux dans le pré situé derrière la grange du massacre.
© Michael Depestele
Danser au son de l’orgue
Bien que le dimanche ne soit pas le jour idéal pour visiter les deux villages, sauf en haute saison quand toutes les activités touristiques sont accessibles, je livre malgré tout un tuyau à ceux qui s’y trouveraient un dimanche. Herzeele est situé deux villages plus loin. Une belle maison d’angle, rue des Orgues, abrite le Café des Orgues. Derrière le café proprement dit, il y a une salle de danse, animée par trois orgues mécaniques géants. Ce sont d’énormes boîtes à musique, fabriquées par le célèbre facteur d’orgues anversois Th. Mortier. Lui et les frères Decap ont fait danser toute l’Europe occidentale grâce à ces machines à musique, les ancêtres des jukebox en quelque sorte. Ces trois orgues datent respectivement de 1912, 1926 et 1939, mais on peut aussi entendre des classiques de danse de Will Tura ou de Claude François des années 80, voire de ce siècle. Même si vous ne vous sentez pas à l’aise pour danser, c’est un endroit très agréable pour profiter d’une tradition musicale qui disparaît. Et puis il y a presque toujours du monde pour danser, à la Cloclo ou autrement. Un plaisir nostalgique des yeux et des oreilles ! À vrai dire, il en a été de même pendant toute l’excursion. C’est vraiment la Flandre profonde, où on reconnaît ce qu’on n’a peut-être jamais connu soi-même…