Le paysage chorégraphique: P.A.R.T.S., un quart de siècle
Une chose est sûre: sans P.A.R.T.S., Bruxelles n’aurait jamais pu revendiquer le titre de capitale européenne de la danse. Quelque vingt-cinq années après sa fondation, l’école d’Anne Teresa De Keersmaeker continue à attirer de jeunes danseurs et chorégraphes du monde entier.
La liste des anciens de P.A.R.T.S. que l’on peut admirer régulièrement sur les scènes belges est longue, très longue. Depuis sa création en 1995, l’école bruxelloise d’Anne Teresa De Keersmaeker a formé pas moins de 460 danseurs et chorégraphes. Et la quasi-totalité d’entre eux ont réussi à intégrer le circuit professionnel. Au moment d’écrire ces lignes, les studios de danse sont occupés par la Génération XIII, selon le terme utilisé à P.A.R.T.S. pour désigner le cycle d’études. En pleine pandémie du coronavirus, les élèves suivent des cours organisés par bulles. À chaque époque son défi.
© H. Glendinning
Simple phénomène de mode au départ, les Performing Arts Research and Training Studios ont aujourd’hui acquis le statut d’acteur incontournable au sein du paysage international de la danse, grâce à un concept original qui les distingue d’autres écoles renommées en Europe, telles que la Salzburg Experimental Academy of Dance, le HZT (Centre interuniversitaire de danse) à Berlin, la Stockholm University of the Arts et la School voor Nieuwe Dansontwikkeling (École pour un renouveau chorégraphique) à Amsterdam.
En 2019, les auditions ont attiré quelque 1 250 candidats issus du monde entier. Pour dénicher de nouveaux talents, l’école organise des présélections dans plus de 25 villes: Berlin, Helsinki, New York, Tunis, Rio de Janeiro… Quarante jeunes seulement, âgés de 18 à 23 ans, sont admis au Training Cyclus de trois ans. Ceux qui souhaitent se perfectionner en tant que chorégraphes peuvent ensuite intégrer le programme Studios (l’ancien Research Cyclus).
En quête d’une base solide
Outre sa vocation pédagogique, P.A.R.T.S. se présente depuis ses débuts comme un projet artistique, non seulement parce que l’école est partie d’une «feuille blanche», se développant en dehors des cadres institutionnels existants, mais aussi en raison du programme d’études, greffé sur l’ADN artistique de sa directrice, Anne Teresa De Keersmaeker (° 1960).
En 1995, la chorégraphe, connue pour son attachement à la mémoire de la danse, a voulu transmettre la philosophie de sa compagnie Rosas aux jeunes générations. À l’époque, De Keersmaeker comptait depuis une décennie parmi les meilleurs chorégraphes au monde et avait créé une signature unique avec des spectacles tels que Fase (1982), Rosas danst Rosas (1983) et Achterland (Arrière-pays, 1990), alliant la danse-théâtre avec une touche féministe et des influences de la danse américaine postmoderne.
Dans le sillage de la «Vague flamande» – nom donné par la presse à l’afflux soudain d’œuvres novatrices dans les années 1980, avec notamment Alain Platel, Wim Vandekeybus, Guy Cassiers, Ivo Van Hove et De Keersmaeker -, le champ chorégraphique flamando-bruxellois se transformait à l’époque en une scène placée sous le signe de l’audace. Le Kaaifestival attirait en Belgique des artistes internationaux de premier plan tels que Bob Wilson et Lucinda Childs. Le monopole du ballet classique, représenté par le Ballet royal de Flandre et le Ballet du XXe siècle de Maurice Béjart, commençait à s’effriter et, en 1993, les autorités flamandes promulguèrent un nouveau décret sur les arts de la scène permettant aux compagnies de danse contemporaine d’introduire une demande de subvention.
© T. Declerck / @dc.tine.brxl
Dans ce contexte, comme le faisait remarquer à juste titre le critique flamand Pieter T’Jonck, De Keersmaeker fut «parmi les premiers à se rendre compte que l’essor fulgurant de la danse en Belgique manquait de base solide et était plutôt le fruit d’un heureux concours de circonstances». Par «base solide», il fallait bien sûr entendre une formation de qualité. De Keersmaeker et le cofondateur Theo Van Rompay – qui allait assurer pendant vingt-cinq ans la gestion quotidienne de P.A.R.T.S. en qualité de directeur adjoint – rêvaient d’une école dédiée au passé, au présent et à l’avenir de la danse. La position de De Keersmaeker en tant que chorégraphe en résidence au Théâtre royal de la Monnaie (1992-2007) et le soutien de son directeur Bernard Foccroulle procurèrent la marge de manœuvre financière et organisationnelle nécessaire pour réaliser cette ambition.
Le succès de P.A.R.T.S. tient aussi en grande partie à la mission paradoxale qu’il s’est assignée dès sa fondation: celle d’enseigner l’art de la danse.
Sept ans après la fermeture de l’école Mudra de Maurice Béjart, où De Keersmaeker avait elle-même étudié et rencontré Michèle Anne De Mey et Fumiyo Ikeda – la première génération de Rosas
-, la Belgique disposait à nouveau d’un institut supérieur de danse au rayonnement international. Les deux premières années, P.A.R.T.S. fut entièrement subventionné par la Monnaie et Rosas. À partir de 1998, le ministère flamand de l’Enseignement contribua au financement de l’école, mais il fallut attendre 2020 pour que le programme soit officiellement reconnu comme un bachelor
et un master en danse. Aujourd’hui, P.A.R.T.S. peut compter sur une subvention annuelle de 1,3 million d’euros.
De temps à autre, les ministères de l’Enseignement et de la Culture prêtent leur concours de concert. Ainsi, ils ont récemment débloqué 5,5 millions d’euros pour la rénovation du complexe immobilier du quartier bruxellois de Forest qui abrite Rosas, P.A.R.T.S. et l’ensemble de musique contemporaine Ictus. Cette proximité physique souligne à quel point les relations sont étroites entre la compagnie de De Keersmaeker et P.A.R.T.S. Des (ex-) danseurs de Rosas y enseignent, la compagnie met son infrastructure à disposition pour des résidences d’été et chaque génération de P.A.R.T.S. fournit un certain nombre de danseurs aux productions de Rosas.
Une approche généraliste de la danse
Le cadre verdoyant et l’effervescence artistique du site ne sont pas ses seuls attraits aux yeux des étudiants. Le succès de P.A.R.T.S. tient aussi en grande partie à la mission paradoxale qu’il s’est assignée dès sa fondation: celle d’enseigner l’art de la danse. À cet égard, la déclaration de mission formulée par De Keersmaeker en septembre 1995, soit au début de la première année scolaire, en dit long. Elle y explique ne pas pouvoir enseigner à danser, car chacun doit l’apprendre par soi-même. En revanche, elle peut transmettre aux élèves un désir, une expérience. Et, qui sait, leur offrir les conditions pour relever des défis.
Ce n’est pas un hasard si le mot «école» n’apparaît nulle part dans le nom officiel de P.A.R.T.S. Le terme «studios» évoque plutôt l’image d’un atelier ouvert où de jeunes danseurs peuvent expérimenter librement toutes sortes de techniques en vue de forger leur propre langage artistique.
Qui plus est, P.A.R.T.S. s’efforce de conserver une certaine agilité en tant qu’institution. Tous les cours sont donnés par des professeurs invités et aucun enseignant n’est engagé à durée indéterminée. Par ailleurs, le programme d’études, qui prévoit quelque 2 400 heures de cours, est entièrement remanié chaque année.
P.A.R.T.S. reste donc avant tout une «école apprenante», capable de s’adapter aisément à l’air du temps et aux besoins changeants des étudiants et du monde professionnel. Cette démarche pédagogique innovante lui a valu le Lion d’argent au festival de danse de la Biennale de Venise en 2010, un honneur encore jamais échu à une école de danse.
Le jury du Lion d’argent a également salué la diversité des matières enseignées à P.A.R.T.S. Les danseurs sont formés pour devenir des artistes émancipés et inventifs, qui introduisent le monde dans leur travail, tout en tenant leur place dans ce monde par leur travail. La technique n’est qu’un moyen, jamais un but en soi. Pour reprendre l’expression du chorégraphe Thomas Hauert: «Training is creating». On ne saurait sous-estimer le rôle pionnier joué par P.A.R.T.S. dans ce domaine. C’est en partie grâce à cette école que l’enseignement supérieur artistique a commencé à attacher plus d’importance à la recherche d’un langage artistique personnel, au lieu du simple acquis professionnel.
P.A.R.T.S. confronte expressément les étudiants à des visions différentes et parfois contradictoires à première vue pour les encourager à tracer leur propre voie. Ainsi, au cours de la première année, le ballet classique – affranchi de ses clichés stylistiques et hiérarchiques – occupe une place aussi importante que les techniques de relâchement (release techniques) de la danse postmoderne. C’est là une approche inhabituelle. Le ballet forme les élèves à l’endurance, la coordination, la précision et la vitesse d’exécution. Dans les cours de danse contemporaine, des professeurs tels que David Hernandez mettent davantage l’accent sur la fluidité naturelle et la conscience anatomique pour permettre à chacun de développer son propre vocabulaire chorégraphique.
Les ateliers d’improvisation initient également les étudiants aux différentes méthodes de William Forsythe, Steve Paxton (contact improvisation) et David Zambrano. Leur objectif est de favoriser la créativité et l’autonomie des danseurs dans l’ici et le maintenant.
P.A.R.T.S. ne forme pas des spécialistes, mais bien des généralistes de la danse, adaptés à un univers professionnel hybride qui exige des compétences toujours plus variées. C’est pourquoi le programme inclut un volet théorique singulièrement développé. Les cours de philosophie, d’histoire de l’art, de gestion et de sociologie incitent les étudiants à mener une réflexion sur leur métier, à la lumière des grandes mutations sociétales. Pour P.A.R.T.S., la danse est avant tout une pratique basée sur le savoir, et le corps un instrument pensant. L’atelier de théâtre annuel – assuré par des personnalités telles que Tiago Rodrigues, Maaike Neuville ou Kuno Bakker – permet littéralement aux étudiants de faire entendre leur voix. Un exercice exigeant pour la plupart, car les classes de P.A.R.T.S. sont à ce point internationales que pratiquement personne n’est de langue maternelle anglaise. Pourtant, ce rapprochement n’est pas forcé: tant la danse que le théâtre prennent le corps pour point de départ et jouent avec les codes de la situation performative.
Entre tradition et innovation
C’est précisément à travers cette approche interdisciplinaire que la signature de De Keersmaeker transparaît de façon évidente. Dans son œuvre, le texte forme souvent un principe structurel sous-jacent, que ce soit dans les spectacles Golden Hours (As you like it) (2015) ou Somnia (2019), une interprétation intégrale du Songe d’une nuit d’été de Shakespeare par les étudiants de la Génération XII dans le parc du château de Gaasbeek (près de Bruxelles). Le public fidèle de De Keersmaeker sait aussi que la musique est toujours son premier partenaire – de Bach à Brian Eno. C’est pourquoi les étudiants sont également initiés à l’analyse musicale, au chant et à la théorie du rythme. Jusqu’en 2000, cette dernière matière était enseignée par le célèbre compositeur et philosophe du rythme Fernand Schirren, que De Keersmaeker avait rencontré à Mudra et qui a profondément influencé son œuvre.
Chaque année, P.A.R.T.S. réussit à convaincre les penseurs et artistes les plus en vue de venir y donner cours. L’école s’attache en outre à sortir du cadre de référence purement occidental. Par exemple, elle mène depuis des années un projet de coopération avec l’École des Sables fondée par Germaine Acogny au Sénégal. Les étudiants peuvent ainsi se familiariser avec les techniques de danse africaine contemporaine et traditionnelle et suivre des master classes de grands chorégraphes tels que Faustin Linyekula et Panaibra Gabriel Canda.
Néanmoins, P.A.R.T.S. est tout autant tourné vers le passé que vers l’avenir. Si les étudiants se voient offrir la possibilité de créer leurs propres œuvres, ils doivent aussi se confronter à celles existantes. Le chorégraphe Étienne Guilloteau estime que le répertoire ramène le travail du danseur à son essence. «Everything is given: the choreography, the material, the rhythm. The research goes into how to interpret the material in order to give more density to the creation.» Dans le programme, De Keersmaeker accorde une place centrale à des artistes qui ont joué un rôle déterminant dans sa carrière : le réformateur du ballet William Forsythe, la fondatrice de la danse-théâtre contemporaine Pina Bausch et Trisha Brown, une icône de la danse postmoderne.
Les étudiants de P.A.R.T.S. ont la chance de pouvoir apprendre ces œuvres sous la conduite de danseurs ayant eux-mêmes travaillé pendant des années avec Forsythe, Brown et Bausch. Il va sans dire que le répertoire de Rosas est également au programme. Les étudiants qui y prennent goût peuvent auditionner pour interpréter des spectacles de Rosas une fois leur diplôme en poche. C’est ainsi que bon nombre d’anciens de P.A.R.T.S. ont participé aux récentes reprises de Drumming (1998), Achterland (1990) et Rain (2001).
Pour De Keersmaeker, toutefois, la danse n’est pas seulement une forme d’art; c’est aussi une pratique de vie, une façon d’être dans le monde, voire une démarche spirituelle. La philosophie taoïste et les principes du yin et du yang, qui reviennent souvent dans ses chorégraphies, constituent donc un important courant sous-jacent chez P.A.R.T.S. La journée commence par une séance de yoga et, à midi, on sert de la cuisine macrobiotique. En accord avec son engagement écologique, De Keersmaeker considère qu’une alimentation raisonnée est aussi importante pour un danseur que l’entraînement physique.
Diversité artistique
Mais que font les étudiants une fois diplômés? Au fil des ans, de nombreux anciens ont décidé de «se fixer» en Belgique, ce qui a permis à Bruxelles de devenir l’une des capitales européennes de la danse. La Belgique possède de nombreux atouts pour les jeunes danseurs. Dans la métropole bruxelloise, toutes les nationalités se sentent chez elles et les loyers ne sont pas encore aussi élevés qu’à Londres ou à Paris.
Qui plus est, la présence de compagnies telles que Rosas, Peeping Tom, Needcompany
(Jan Lauwers), Damaged Goods (Meg Stuart), Ultima Vez (Wim Vandekeybus), Les Ballets C de la B (Alain Platel), Eastman (Sidi Larbi Cherkaoui), Zoo (Thomas Hauert), Grip (Adhérence, Jan Martens) et Voetvolk (littéralement «Piétaille», Lisbeth Gruwez) garantit la stabilité de l’emploi. Et si le secteur de la danse souffre d’un sous-financement chronique en Flandre et à Bruxelles, il existe toutefois un solide système de subventions offrant des perspectives aux jeunes.
L’école de danse se singularise notamment par son refus de produire des danseurs «estampillés P.A.R.T.S.», comme en témoignent les trajectoires artistiques très variées de ses anciens élèves. Liz Kinoshita flirte avec la comédie musicale, le «circographe» Alexander Vantournhout explore les frontières entre danse et cirque et Benjamin Vandewalle investit l’espace public. Michiel Vandevelde se livre quant à lui à des essais philosophiques sur la culture de l’internet, tandis que le duo Claire Croizé et Étienne Guilloteau poursuit patiemment ses recherches d’écriture chorégraphique sur la musique classique. Tous pratiquent la danse – comme l’espérait De Keersmaeker – selon une aspiration qui leur est propre.
Le profil des étudiants s’est également considérablement diversifié au fil des ans. Ils sont de plus en plus nombreux à venir du hip-hop, du cirque, du voguing ou de traditions culturelles locales. De cette manière, le concept de danse au sein de P.A.R.T.S évolue constamment, à l’instar de l’école elle-même.