La rivalité Belgique-Pays-Bas: jouer au foot pour l’honneur des Plats Pays
Les yeux des amateurs de football belges se mettent à briller lorsqu’ils ou elles parlent d’un match où les Diables rouges ont battu les Néerlandais. Les rencontres entre les deux équipes nationales se sont jouées plus d’une fois sur le fil du rasoir. C’est pourtant surtout du côté belge que la rivalité demeure vivace, et ce pour toutes sortes de raisons tant historiques que sportives.
Mon amour du football remonte à un match entre la Belgique et les Pays-Bas. J’avais onze ans. Les deux pays figuraient dans la même poule au championnat du monde 1994. Depuis plusieurs semaines avant que le tournoi ne commence, la presse et ce qui restait du public flamand mordu de football n’attendaient impatiemment que cette confrontation. Excité au plus haut point par tant de tension réprimée, j’étais assis sur le sol de notre salle de séjour, ce samedi soir du mois de juin, dans l’attente de ce qui deviendrait un spectacle héroïque.
Sous un soleil de plomb à Orlando (en Floride), les équipes jouèrent un match dément où les deux gardiens de but subissaient attaque après attaque. Après un peu plus d’une heure, Philippe Albert réussit à marquer un but sur corner indirect: 1-0. La suite du tournoi ne réserverait plus que des déceptions pour la Belgique, mais ce match à lui seul était plus que suffisant à nos yeux. Une victoire avait été remportée: nous avions battu les Pays-Bas.
Une intense querelle intestine
Les années 1980 et 1990 se caractérisèrent par un certain nombre de derbys âprement disputés entre la Belgique et les Pays-Bas. Même si ces deux pays ne se rencontraient pas fréquemment, les confrontations donnaient toujours lieu à des matchs menés avec panache. Il y avait le but marqué de la tête de Georges Grün à Rotterdam, grâce auquel la Belgique se qualifia pour le championnat du monde 1986, contrairement aux Pays-Bas.
Il y avait le match nul 0-0 lors du championnat du monde 1998 en France, où le Belge Lorenzo Staelens insultait son adversaire direct Patrick Kluivert de manière si personnelle que celui-ci lui flanqua une gifle. Il y avait le flamboyant match nul 5-5 en 1999, duel entre deux équipes qui, même dans un match amical, ne voulaient pas céder un pouce de terrain – les deux équipes caracolaient pendant quatre-vingt-dix minutes comme des enfants dans une cour de récréation aussi bien pour ce qui est de l’habileté au jeu que de la discipline tactique.
Ces rencontres furent commentées pour ainsi dire en termes belliqueux dans les colonnes des journaux flamands presque avec autant d’intensité que sur le terrain de football même. À l’époque, un derby des Plats Pays s’accompagnait de considérations, d’interviews et d’analyses préalables pendant plusieurs semaines. Une défaite était bien sûr durement ressentie, mais en cas de victoire on ressassait celle-ci avec plaisir pendant des mois. Durant une période où les Diables rouges n’étaient vraiment pas au mieux de leur forme lors de tournois internationaux, le fait de l’emporter sur les voisins du Nord restait un objectif encore à portée de la main. Aux yeux de quelques fanatiques, «faire mieux que les Pays-Bas» est considéré aujourd’hui encore comme une performance en soi. Après que la Belgique se fut qualifiée pour le championnat du monde 2018 en Russie, ce que n’avait pas réussi à faire l’équipe néerlandaise, on voyait accroché à un pont au-dessus de l’autoroute à proximité de la frontière un calicot proclamant: «Ici commence le championnat du monde.»
Petit frère devient grand frère et vice versa
Quelque chose semble toutefois avoir évolué depuis quelques années pour la majorité des Belges. Le 3 juin 2022, la Belgique et les Pays-Bas se sont rencontrés dans la phase de groupe de la Ligue des nations de l’UEFA. Il ne s’agit certes pas d’un tournoi de la plus grande importance aux yeux du public, mais le match n’en présente pas moins un enjeu certain, et c’était en outre la première rencontre entre les deux équipes depuis trois ans. La confrontation imminente ne suscita pourtant guère d’intérêt de la part des médias belges. Pas de considérations préalables comportant un aperçu historique, pas d’interviews avec d’anciens joueurs des deux pays, pas de «dix raisons pour lesquelles vous ne pouvez absolument pas manquer ce match», rubriques qui se seraient toutes avérées indispensables dix, vingt ans auparavant.
Un regard rétrospectif sur les dernières décennies permet de constater à quel point la rivalité était surtout tangible du côté belge. Ce sont en premier lieu les Flamands qui reprochent à leurs voisins néerlandais une arrogance déplacée, racontent des blagues visant la bêtise ou l’avarice des Néerlandais, se moquent de leur culture gastronomique plutôt sobre ou de leur prononciation approximative du français.
Aux Pays-Bas, en revanche, on ne se préoccupe pas tellement du Sud. De temps à autre, bien sûr, il y a aussi quelqu’un qui renvoie une blague sur les Belges, mais alors plutôt en aparté, sans trop de conviction. Une telle blague ne sera jamais proférée avec ce mélange explosif de malin plaisir et de venin avec lequel un Flamand se moque des Néerlandais, de préférence s’il s’en trouve un dans la compagnie pour en être témoin. (Étant membre d’une famille mixte je suis bien placé pour en témoigner: cette dynamique n’est nulle part plus palpable que lors d’une fête familiale. Il est curieux de voir à quel point une partie des personnes présentes s’abandonne complètement à une rancune imaginée et débite blague après blague tandis que l’autre hausse les épaules en encaissant tout cela imperturbablement.)
Une même dynamique unilatérale est également perceptible pour ce qui est du football. D’accord, la défaite en 1985 a heurté les Pays-Bas, mais mis à part dans ce match-là les Diables rouges ont, sportivement parlant, à peine mis des bâtons dans les roues de l’équipe Oranje. C’est plutôt l’Allemagne que les Néerlandais considèrent comme leur rival historique, un adversaire contre lequel ils se sont effectivement battus pour un titre mondial, et un pays qui, en dehors du sport, leur a par ailleurs infligé de profondes blessures longtemps restées ouvertes.
Aux yeux des Néerlandais, la Belgique ne constitue qu’une note marginale. Ils voient surtout le pays comme le passage obligé sur la route des vacances que l’on va passer en France, et au même titre le football belge n’occupe qu’une place très fugace dans leurs pensées.
Si une rivalité se manifeste principalement à sens unique, la raison en est généralement plutôt évidente: les Flamands n’admettront jamais qu’ils se sentent petits à côté de leurs voisins du Nord, qu’ils rêvent d’égaler les performances de ces derniers, de jouer le même rôle important sur la scène internationale. Chaque blague, chaque insulte n’est qu’une bourrade du petit frère sollicitant l’attention de son frère plus âgé qui regarde uniquement de l’autre côté.
Même après que la Belgique se fut libérée de l’autorité néerlandaise, les Néerlandais du Nord étaient encore considérés pendant très longtemps comme des donneurs de leçons arrogants.
La Révolution belge de 1830 résultait d’une frustration accumulée pendant des années des provinces belges face aux Pays-Bas septentrionaux, qui – du moins aux yeux de beaucoup de Belges – accaparaient constamment les moyens financiers ainsi que l’attention des détenteurs du pouvoir et pratiquaient la même langue et la même religion que le roi, tandis que le peuple des provinces méridionales était déconsidéré, méconnu dans sa spécificité et sa culture.
Même après que la Belgique se fut libérée de l’autorité néerlandaise, les Néerlandais du Nord étaient encore considérés pendant très longtemps comme des donneurs de leçon arrogants, dédaignant le langage et les coutumes de ces pauvres paysans du Sud. La moindre blague constitue toujours, aux yeux du Flamand, un acte personnel de rébellion contre cette attitude, tandis que les Néerlandais ont depuis longtemps laissé cette histoire derrière eux.
Cette idée de se sentir lésé suscite aussi bien la rancune que le désir d’obtenir le même succès: les politiques flamands, par exemple, ont toujours manifesté un intérêt particulier pour la manière dont leurs collègues néerlandais abordent les choses. Ces vingt dernières années, ils se sont approprié la stratégie de La Haye pour conquérir le cœur des électeurs en se comportant de la manière la plus sympathique possible plutôt que sur la base d’un programme électoral. Au début des années 2000, cette jovialité était assaisonnée d’une sauce socialiste, aujourd’hui plutôt libérale, mais en fin de compte cela ne change pas grand-chose au niveau de la politique menée.
Le monde sportif aussi oriente solidement le regard vers le nord. Si la Belgique progresse visiblement en football, hockey ou patinage, la première question restera toujours: sommes-nous capables de battre les Pays-Bas? Cette performance sert alors de tremplin pour partir à la conquête du reste du monde. Les reporters de football aiment à souligner que le véritable point de départ de la génération dorée des Diables rouges, le moment où cette jeune équipe pleine de potentielles stars mondiales s’est enfin révélée pour la première fois, est le soir du 15 août 2012 où, au stade Roi Baudouin à Bruxelles, un match amical s’est terminé sur un score de 4-2 au détriment des… Pays-Bas.
Maintenant que nous connaissons les causes profondes ainsi que le contexte de cette rivalité unilatérale, il semble tout à coup moins illogique qu’en Belgique l’animosité à l’égard des Pays-Bas se soit si fortement attiédie dans la presse et le public au cours des dix dernières années. Pendant cette période, la Belgique a en effet, de loin, disposé de la meilleure équipe de football nationale et a longtemps occupé la première place au classement mondial. Il n’y avait plus de raison de solliciter l’attention afin d’être pris tout à fait au sérieux. Cela allait pour ainsi dire de soi. Mieux encore, de temps à autre la relation s’inversait même: ces dernières années, c’étaient tout à coup les Néerlandais qui, par jalousie, commençaient à se moquer de la génération dorée et de son manque de trophées. Le rôle de petit frère donnant des bourrades avait soudain changé de camp.
La Belgique à nouveau dans le rôle d’outsider?
Revenons-en au match du 3 juin 2022 au stade Roi Baudouin. Le onze Oranje a infligé aux Belges un cinglant 1-4, la plus lourde défaite subie par les Diables rouges depuis des années.
Après le match, je zappais et regardais la télévision néerlandaise, curieux d’entendre les commentaires après coup. On ne percevait pas la moindre goguenardise autour de la table dans le studio. Les analystes parlaient uniquement de la performance de leur propre équipe et de ce que cela signifiait pour le match suivant. La Belgique était de nouveau passée comme une fugitive pensée accessoire. S’il est exact que la victoire de 4- 2 sur les Pays-Bas en 2012 a effectivement inauguré la période faste de la génération dorée, il se pourrait que, presque dix ans après, nous ayons assisté à sa fin officielle.
Et soyons francs: le rôle de favori n’a jamais vraiment convenu à la Belgique. Si l’adieu à cette génération exceptionnelle de footballeurs a un avantage, c’est que les Belges peuvent à nouveau endosser le rôle auquel ils étaient habitués précédemment. La Belgique peut redevenir l’outsider sur la scène internationale et espérer que se présentera de temps à autre l’une ou l’autre exceptionnelle aubaine lors d’un grand tournoi, mais en tout premier lieu viser le principal objectif: l’emporter sur l’équipe néerlandaise plus forte.