Le planétarium d’Eise Eisinga, un monument anti-fake news
Situé dans la ville frisonne de Franeker, le Planétarium royal Eise Eisinga est le plus ancien planétarium du monde en état de fonctionnement. Il présente un système planétaire unique que les Pays-Bas ambitionnent d’inscrire sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO. Eise Eisinga (1744-1828) a consacré sa vie à la réalisation de ce véritable monument des Lumières, souhaitant utiliser la science pour exorciser les délires de son époque. Où en sommes-nous à l’heure de la «mascarade du virus» et du coronascepticisme, des infox et de la remise en cause des vaccins? Albert Meijer, qui est né et a grandi à Franeker, étudie l’héritage d’Eise Eisinga.
On ne peut s’intéresser à la place des Lumières dans l’histoire des Pays-Bas sans croiser invariablement cet étrange cercle bleu qui orne le plafond du planétarium d’Eise Eisinga, un cardeur de laine de Franeker, petite ville de Frise qui l’a vu grandir.
© Wikimedia Commons
Si Franeker, ou Frjentsjer en frison, compte à peine treize mille âmes, toutes s’enorgueillissent de quelques faits d’armes qu’elles aiment conter à bien des visiteurs. Tout d’abord, Franeker fait partie du club des « elf steden », les onze villes frisonnes. Ensuite, son magnifique cœur historique abrite le Sjûkelân, une pelouse sacrée pour les Frisons, car c’est là que se joue le plus ancien événement sportif toujours bien vivant des Pays-Bas, à savoir le PC, le plus grand tournoi de balle pelote de l’année. Enfin, c’est chez eux que trône le plus vieux planétarium du monde en état de fonctionnement. Celui d’Eise Eisinga.
Leur quatrième fait d’armes remonte à une époque désormais révolue. Jadis, Franeker abrita une université où Eise Eisinga, simple cardeur de laine, acquit une partie de ses connaissances sans pour autant y étudier. René Descartes, Peter Stuyvesant et même Guillaume IV y déambulaient alors dans les halles, mais l’université perdit de son aura au fil du temps, avant de fermer ses portes en 1811 sur décret de Napoléon. L’académie sera ensuite transformée en hôpital psychiatrique, la folie remplaçant la science.
Enfant, je pensais que le monde était en grande partie peuplé de malades mentaux. Notre maison se dressait à côté d’un complexe d’appartements où étaient logés des gens sortis de l’hôpital psychiatrique, même si ce n’était souvent que pour un temps. Je me souviens d’une femme qui s’arrêtait devant chaque fleur qu’elle croisait pour la humer et qui, telle une abeille, voletait de pistil en pistil dans la rue. Ou de cet homme nu comme un ver qui, dans un accès psychotique, défenestra tous ses meubles du deuxième étage. De cet autre encore qui se plantait chaque semaine à côté de l’orgue de Barbarie, armé d’une tapette à mouches, se prenant pour un chef d’orchestre, donnant une petite claque sur les fesses de chaque femme qui passait devant lui. Pourtant réduit, mon monde n’en était pas moins confus.
© Wutsje / Wikimedia Commons / CC BY-SA 3.0
La fin des temps
Cette folie imprégnait aussi une part importante de la vie à Franeker et dans les villages environnants à l’époque de l’université. Lorsque le soleil se leva le 8 mai 1774 pour étendre sa lumière sur Bozum, petite localité voisine, son pasteur, un certain Eelko Alta, devait avoir passé une mauvaise nuit. Pour lui, l’Apocalypse était sur le point d’arriver, car les planètes Vénus, Mars, Jupiter et Mercure devaient entrer le jour même en collision avec la Lune, provoquant une onde de choc qui catapulterait la Terre directement sur le Soleil.
À une vingtaine de kilomètres de là, le jeune cardeur Eise Eisinga s’amusait des idées avancées par le révérend Alta, qu’il avait découvertes en feuilletant son livre. Astronome amateur, il savait que ses prédictions n’étaient qu’un ramassis de balivernes, que les astres ne suivaient pas une ligne de confrontation et que la Terre ne disparaîtrait pas ce jour-là. Mieux encore, bien décidé à combattre les délires du pasteur à la force de ses mains et de rouages, il entama la construction d’un planétarium, c’est-à-dire un système planétaire réalisé à l’échelle et se déplaçant en temps réel grâce à un mécanisme d’horloge complexe. Eise Eisinga mit son projet en œuvre au seul endroit dont il disposait: le plafond de sa maison à Franeker.
© bertknot / Wikimedia Commons
Deux siècles et demi plus tard, les corps célestes d’Eisinga voyagent toujours sur les boiseries bleu vif qui surplombent le sol en pierres, dans une ronde éternelle entre le poêle et le lit clos. Tout ce dont elles ont besoin, c’est qu’on remonte de temps à autre le plomb de l’horloge à pendule qui entraîne toute la machinerie pour que les rouages poursuivent leur tic-tac continu. Depuis plus de deux cents ans, les sphères peintes représentant Mercure, Vénus, la Terre, Mars, Jupiter et Saturne tournent avec une avance de seulement quelques secondes sur leurs équivalents dans l’espace. À peine Eise Eisinga terminait-il en 1771 ce travail laborieux, long de sept ans, qu’Uranus était découverte, mais il n’y avait plus de place dans la petite maison du cardeur de laine. Il faudra encore attendre soixante ans pour que soit établie la présence de Neptune, et même 1930 pour la planète naine Pluton.
Un monument contre les infox
Tandis que la Terre se déplaçait d’un mouvement presque imperceptible sur le plafond d’Eise Eisinga, le couvre-feu entrait en vigueur dans l’espace public néerlandais. Les rues de Franeker étaient désertes, bien que ce soit aussi souvent le cas en dehors de la période corona. Quelques excentriques promenaient leurs chiens sur les remparts qui ceinturent le centre-ville. Très occasionnellement, une personne exerçant un métier essentiel passait en voiture. Moi aussi, je sortis mon compagnon à quatre pattes et longeai le pignon en cloche du Planétarium, orné d’un grand cadran solaire éteint à cette heure de la journée.
Dans l’esprit des Lumières, Eise Eisinga a bâti un monument à la gloire de la science, mais également destiné à dénoncer les superstitions et combattre les affirmations creuses
Complètement immergé dans l’esprit des Lumières, Eise Eisinga a bâti un monument à la gloire de la science, mais également destiné à dénoncer les superstitions et combattre les affirmations creuses, les intuitions de pasteurs fous qui vendaient leurs délires en guise de vérités. Le planétarium est un symbole de la victoire de la raison sur la folie, un perpetuum mobile contre ce qu’on appellerait aujourd’hui des fake news ou infox.
Mais le monde a continué de tourner et les superstitions se sont maintenues, semblant même se renforcer. Aux informations, les manifestations contre les mesures sanitaires se succédaient, toujours plus hargneuses. À Eindhoven, une femme fut propulsée au sol par un canon à eau. Aux États-Unis, un homme armé tenta de s’introduire dans la cave imaginaire d’une pizzéria.
À Franeker, la situation restait plutôt calme, du moins dans l’espace public. Je commençai à me demander s’il existait un lien de cause à effet entre le monument dédié à la science d’Eise Eisinga et l’apparente absence de délires liés à la crise du coronavirus. Je décidai de mener l’enquête là où je m’attendais à trouver le plus de théories du complot: Facebook.
J’étudiai les commentaires publiés sur la page du journal local, le Franeker Courant, et de son concurrent en ligne, le Franeker Actueel. Mis à part quelques avis critiques sur la politique des autorités et la vaccination, je ne pus y dénicher de véritables contrevérités. Je me résolus donc à infiltrer un groupe Facebook fermé baptisé Friends of Frjentsjer, mais avant même d’avoir pu vérifier scrupuleusement, bien que sournoisement, la présence d’infox dans les publications, on me souhaitait nommément la bienvenue en tant que 4700e membre, un fait manifestement notable.
Je ressentis une certaine culpabilité de n’avoir intégré ce groupe que pour chercher des fake news, un sentiment renforcé lorsque je ne découvris que très peu de théories du complot parmi les milliers de commentaires et de réactions. Je vis des photos de balades hivernales sur les remparts de la ville, de vieilles cartes postales en noir et blanc, des appels pour retrouver d’anciennes petites voisines perdues de vue. «Greetje est décédée depuis longtemps», avait répondu quelqu’un.
Ce n’est qu’à la publication d’une photo du hall des sports transformé en centre de vaccination qu’une personne affirma que les substances qui y étaient injectées sont toxiques, mais il ne s’agissait là que d’un cas isolé dont les propos déclenchèrent de vives réactions d’autres membres critiques lui demandant sur quoi se basait son avis.
Le nuage de Oort
Sur la Breedeplaats, la place de l’église de Franeker, jaillit une fontaine de l’artiste français Jean-Michel Othoniel, qui dégage de la vapeur sur simple pression d’un bouton. Ce petit bijou est une représentation du nuage de Oort offerte à la ville dans le cadre du Leeuwarden-Fryslân 2018, l’année où Leeuwarden fut capitale européenne de la culture.
© RomkeHoekstra / Wikimedia Commons
En réalité, le nuage de Oort n’en est pas un, mais bien une épaisse couche de milliards de comètes qui essaiment autour de notre système solaire découverte par Hendrik Jan Oort, un astronome né à Franeker en 1900.
© Joop van Bilsen / National Archives, Anefo collection
Si la fontaine avait été réalisée à la même échelle que l’œuvre d’Eise Eisinga, mon ancienne école primaire flotterait quelque part dans ce nuage de Oort. Comme ses bâtiments se situaient juste derrière le planétarium, je parcourais chaque jour la rue qui porte son nom. Et pourtant, nous n’y sommes jamais entrés. Il apparaissait bien de temps à autre dans les programmes télévisés scolaires d’Omrop Fryslân, mais aucune visite n’était prévue. Peut-être était-ce parce qu’avec des classes de 37 enfants, les maîtres et les maîtresses n’avaient plus la force d’organiser des excursions. Ce n’est qu’avec l’arrivée de la fontaine que j’appris qu’outre Eise Eisinga, Franeker avait également engendré une star parmi les astronomes.
Entre-temps parvinrent à mes oreilles de premières anecdotes survenues dans les environs de Franeker, donnant à penser que rôdent ici bien plus de complotistes que je ne l’imaginais au départ. Dans une ville voisine, plusieurs collègues d’une amie infirmière refusaient de se faire vacciner à cause de la présence supposée de micropuces dans les injections. Une autre connaissance leur emboîta le pas, bien qu’elle travaille en contact étroit avec des personnes vulnérables. Un membre de ma famille s’insurgea de plus en plus souvent sur les réseaux sociaux contre la «mascarade du virus».
UNESCO
L’œuvre d’Eise Eisinga, qui voulait conjurer la folie par la science, n’a donc pas convaincu tous les habitants de Franeker. Il est probable qu’une sortie de classe annuelle au planétarium n’y aurait rien changé, l’être humain semblant aimer créer sa propre réalité.
© Tripadvisor
Pourtant, l’importance de ce symbole est de plus en plus souvent soulignée. Cette année, le bâtiment sera même officiellement proposé par le ministère de l’Enseignement, de la Culture et des Sciences pour être repris sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO. Qu’il soit accepté ou non, une chose est sûre: quel que soit leur rapport avec la science, les habitants de Franeker se vanteront encore longtemps de l’œuvre miraculeuse d’Eise Eisinga.