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arts

Le polystyrène joue le rôle principal dans l’église corona d’Honoré ∂’O

Par Yasmin Van ‘tveld, traduit par Michel Perquy
16 juillet 2020 9 min. temps de lecture

L’inspiration d’Honoré ∂’O pour une grande installation dans l’église Saint-Jacques à Gand lui est venue d’une serviette suspendue dans le chef-d’œuvre l’Agneau mystique de van Eyck. Une installation totale que l’on peut considérer comme une vue d’ensemble sur son œuvre, où tout est toujours en mouvement, avec des liens infinis entre les objets. Et un grand clin d’œil vers la crise du Covid-19.

Sur un des panneaux extérieurs de l’Agneau mystique, Jan van Eyck a peint une scène d’annonciation. Bien que se trouvant dans la même pièce, l’ange Gabriel et la Vierge Marie se tiennent à distance l’un de l’autre. Une grande serviette blanche est suspendue entre eux. Cette serviette évoque une idée d’hygiène, la distance entre les deux figures rappelle notre réalité actuelle de distanciation physique à cause de la crise du Covid-19. Honoré ∂’O passe ainsi sans problème de Van Eyck à la crise du Covid-19. Bien vu. Mais les références que l’artiste a cachées dans son exposition La serviette ne s’arrêtent pas là.

Honoré ∂’O y a aussi intégré son œuvre à lui. Par un jeu d’associations entre objets et contextes, ses ‘anciennes’ œuvres d’art prennent une nouvelle signification. L’exposition est une vaste représentation de ce qui préoccupe Honoré ∂’O : une iconographie chrétienne modernisée, une critique de la société, l’histoire de l’art et des références au métier d’artiste.

Le gel désinfectant en guise de nouvelle eau bénite

En entrant dans l’église Saint-Jacques, on est informé qu’il faut suivre une route spécifique. Il s’agit d’un itinéraire par les différentes chapelles. Le parcours conduit de la nef de gauche vers le chœur et ensuite par la nef sud vers la partie centrale de l’église.

Sur une feuille A4 à l’entrée, nous lisons que « l’exposition porte l’idée de ralentissement avec laquelle le coronavirus nous a confrontés littéralement et physiquement ». Nous apprenons qu’Honoré ∂’O appelle dorénavant cette église ‘l’église corona’. Le gel désinfectant est revalorisé en eau bénite. Ce qui donne une indication de l’osmose entre l’art d’installation contemporain et la religion.

La première chose qui frappe dès l’entrée sont des blocs en polystyrène qui font penser à des lavabos. Ils bloquent quasiment l’accès aux premières chapelles. On remarque aussi du premier coup de longues perches noires. Elles ressemblent à des poutres étroites. Il apparaît assez vite que le polystyrène et ces barres en bois sont une constante au sein de l’exposition. Par le blanc du polystyrène et le noir des bâtons, l’installation s’intègre en plus dans le décor baroque de l’église Saint-Jacques.

Une multiplicité d’objets

Une visite à cette exposition ressemble un peu à une chasse aux œufs de Pâques. Vu la multiplicité d’objets – parfois grands et insurmontables, parfois petits et insignifiants – il convient de bien ouvrir les yeux si on a l’ambition de découvrir chacun des objets. Il ne faut pas oublier non plus de regarder de temps à autre le plafond. Beaucoup d’éléments qu’on aperçoit dans cette exposition, sont des objets qu’Honoré ∂’O a déjà fabriqués plus tôt et qui font donc partie de son œuvre. Dans ce sens, cette exposition donne aussi une vue d’ensemble de son œuvre, avec beaucoup de polystyrène, des coquillages, des paillettes dorées, des cotons-tiges, des livres, des cloches, des palettes, des pommes, des oiseaux et des clous rouillés. Quelque part est suspendue aussi la bille qu’il avait accrochée en l’air en l’an 2000 pour l’exposition urbaine Over The Edges
à Gand.

On voit aussi apparaître des coronavirus. Des rouleaux de papier hygiénique ont été cachés. On trouve encore en alternance des masques buccaux, des coquilles Saint-Jacques, des représentations d’Ève, des poupées chiffon, des calebasses et des empreintes de pieds. Au fur et à mesure qu’on progresse dans cette balade, il y a aussi de plus en plus de phrases et de mots éparpillés partout. Littéralement, car les petites plaques rectangulaires en plastique blanc portant des inscriptions sont innombrables. Ailleurs, un petit éléphant rose est coincé dans une souricière sous une cloche en verre – quasiment une nature morte après la lettre. La collection d’objets exposés possède une complexité pourvue d’une cohérence stratifiée que l’on ne peut observer qu’à condition de regarder très attentivement.

Qui est Honoré ∂’O ?

Ce lien réciproque entre une multiplicité d’objets apparemment arbitraires pourrait précisément être caractéristique pour l’œuvre d’Honoré ∂’O. Ses installations se composent d’objets trouvés banals qui abolissent la frontière entre objet et objet d’art. Ils se trouvent aménagés de telle sorte qu’il naît immanquablement une impression de chaos, malgré l’existence irréfutable de liens réciproques et réfléchis. Les détails jouent toujours un rôle important – sinon l’ensemble de la pointe.

Honoré ∂’O ne s’intéresse par ailleurs aucunement à l’aspect statique de l’art. Il veut au contraire s’en débarrasser. Son œuvre a la réputation d’être constamment en mouvement. Parfois, littéralement en mouvement, lorsqu’il réalise des sculptures cinétiques ou qu’il se sert de la vidéo – toutes deux présentes dans La serviette. Ou il fait en sorte que le matériau qu’il utilise n’ait besoin que d’un léger souffle pour se déplacer. D’autres fois, il échappe à l’immuable en modifiant lui-même régulièrement la disposition de son installation. De cette manière, ses œuvres n’acquièrent jamais une forme définitive.

Honoré ∂’O réalise une œuvre ludique qui invite le visiteur à participer au jeu. Les objets semblent déposés avec désinvolture, créant constamment par l’ampleur de l’installation de nouvelles impressions selon l’endroit où l’on se trouve. En plus, c’est en fait le regard du visiteur qui rend l’installation complète. Sans public, l’art n’existe pas chez Honoré ∂’O. Pour lui, l’art et la vie coïncident. Son attention débridée pour le banal explique son intérêt pour les matériaux dits ‘pauvres’. Peu de chances qu’il puisse se faire prendre sur le fait de matérialisme…

Saint Jacques, Ève et Greta Thunberg

Ces ‘matériaux pauvres’ jouent donc aussi le premier rôle dans La serviette. Honoré ∂’O engage sa collection de bric-à-brac pour présenter un grand puzzle fort complexe avec lequel le spectateur n’a qu’à se débrouiller. Il y a, par exemple, des masques buccaux en papier d’étain en forme de coquille Saint-Jacques – une manière ludique de faire allusion aux mesures contre le coronavirus et à l’apôtre qui a donné son nom à cette église Saint-Jacques. On trouve aussi des coquilles Saint-Jacques, des vraies cette fois, ailleurs dans l’exposition, comme si elles nous accompagnaient cette fois sur le chemin de Compostelle. Les longues perches disposées un peu partout sont des références à Jacques de Zébédée dit le Majeur. Le bâton est en effet un des attributs du saint patron des randonneurs. Honoré ∂’O leur a conféré la forme de petites poutres qui ont l’air de soutenir l’architecture. Par-ci par-là, un de ces bâtons de marche démesurés est flanqué d’un ‘arc-boutant humain’ en polystyrène.

Ailleurs, on se trouve devant une version d’A Bite of Knowledge, une disposition d’Honoré ∂’O présentant une confrontation de Greta Thunberg avec l’Ève de Lucas Cranach comme faux jumeaux. Leur ressemblance est en effet frappante. Il semblerait que l’artiste se serait en première instance inspiré de cette ressemblance physique entre les deux, mais qu’il a découvert progressivement un autre lien : Ève représente alors les origines de notre monde tandis que Greta exprime la crainte de la fin des temps si nous ne changeons pas rapidement notre style de vie.

Le coronavirus et le ralentissement

Il apparaît tout au long du parcours qu’Honoré ∂’O alterne, selon un jeu rythmique, les chapelles où il faut pénétrer et celles qui demeurent inaccessibles. De temps à autre, nous ne pouvons pas faire autrement que d’observer les objets à distance, ce qui est de nature à attiser notre curiosité. Par ailleurs, l’accès aux chapelles ouvertes est limité à une seule personne à la fois. S’agit-il d’une mesure générale de santé publique ou d’une décision stratégique imposée par Honoré ∂’O ? Ce n’est pas clair, mais il semble bien que de cette manière, les mesures contre le coronavirus et la sacralité se rejoignent harmonieusement. Le côté contemplatif devient dominant quand on peut regarder en toute sérénité. Ici aussi, l’installation et l’endroit coïncident parfaitement.

Les références au coronavirus sont faciles à détecter, tels les bouquets de lys fabriqués avec des masques buccaux ou un robinet d’où coulent des boules de polystyrène. Mais les bâtons de notre saint patron grand amateur de randonnée mentionnés plus haut renvoient eux aussi à la réalité actuelle : ils nous empêchent en effet de nous asseoir tranquillement ensemble sur les chaises d’église. On se retrouve derechef dans ce jeu entre le spectateur et l’installation. La pièce maîtresse de la partie centrale de l’église se compose de ‘palettes en polystyrène qui portent l’ensemble de l’air présent, notre oxygène’. Ces palettes avaient déjà été exposées en 2016 dans l’exposition personnelle Holy Molecule de l’artiste au MuZee, mais l’explication écrite les relie donc aussi au Covid-19. Dans cette même partie centrale, le fleuron est sans doute le pigeon empaillé, dans ce contexte probablement celui de l’Annonciation, la tête recouverte d’une cloche. Cela semble presque un masque anti-gouttelettes extra restrictif, bien que nous sachions qu’aux yeux de cet artiste, la cloche est porteuse de davantage de significations que celle-là.

Ceci n’est pas une pipe

Tout en progressant, nous voyons surgir de plus en plus de références à l’histoire de l’art et au métier d’artiste. Quelque part se trouve suspendue une carte postale avec la représentation La grande vague (1830) de l’artiste japonais Katsushika Hokusai, alors qu’une des nombreuses phrases éparpillées dit « La représentation d’une structure ADN n’est pas une pipe », une allusion au célèbre tableau Ceci n’est pas une pipe (1928) de René Magritte. Honoré ∂’O a aussi ajouté sa propre version d’une Balloon Girl à son exposition. La petite fille en polystyrène avec son ballon de lumière projetée rappelle évidemment la peinture de rue si populaire Girl with balloon
(première version apparue en 2002) de l’artiste des rues britannique Banksy. On trouve en outre des attributs de l’artiste classique tels qu’un groupe de chevalets nus et des pots de peinture.

En plus de tout cela s’infiltre aussi le quotidien. Par le biais de clous et vis rouillés, de caméras de surveillance en polystyrène, de rideaux, de cotons-tiges en forme de tiare et de phrases comme « Heureusement, il y a du foot demain », « des mesures de plus grande accessibilité » et « Quand peut-on prendre sa retraite », il est clair que cette exposition porte plus loin que l’iconographie chrétienne, la crise du Covid-19 et l’œuvre de l’artiste. Honoré ∂’O fait transparaître aussi un regard critique sur notre société.

Balade intime et silencieuse

J’ai lu après coup que l’exposition La serviette fait aussi allusion à des thèmes comme les soins, la préparation, l’intimité, le silence, la pureté et la propreté. C’est visiblement le cas. En plus, ces thèmes forment exactement la manière dont on parcourt cette exposition. Par la multiplicité des objets, on ne peut faire autrement que de la parcourir avec grand soin. Par les détails infinis, on ne peut faire autrement que de regarder avec une grande attention. Par la stratification des sujets, on ne peut faire autrement que de contempler. Par le site, on ne peut faire autrement que de contempler en silence. En plus, le mieux c’est de se laver les mains en entrant.

Il n’est pas inutile de se préparer tant soit peu à cette visite afin de saisir le plus possible de liens entre le site et les objets entre eux. Et pour comprendre comment cette exposition propose en fait une vue d’ensemble sur l’œuvre de l’artiste. Honoré ∂’O invite dans La serviette à farfouiller dans son œuvre, mais en confrontation avec un nouveau contexte. À condition de garder les yeux grands ouverts.

Les visites à l’installation d’Honoré ∂’O sont encore possibles jusqu’au 31 octobre à l’église Saint-Jacques à Gand.

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Yasmin Van ‘tveld

écrivaine, rédactrice et traductrice. Rédactrice en chef du magazine littéraire Kluger Hans.

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