Le récit visuel de Ludwig Volbeda, subtil et multiforme
Depuis ses premiers dessins à la plume fine dans Hoe Tortot zijn vissenhart verloor (Comment Tortot le poisson perdit son cœur) de Benny Lindelauf, Ludwig Volbeda est considéré comme un «nouveau venu spectaculaire» dans le monde néerlandophone de l’illustration. À juste titre, car ce jeune talent artistique ne cesse de surprendre.
Un mur en face de sa table de travail à Amsterdam et de minuscules carnets noirs: sans eux, l’illustrateur Ludwig Volbeda (°1990) ne pourrait pas travailler, comme il le précise dans plusieurs interviews. Ce mur est tapissé d’une multitude de petits papiers couverts de gribouillis, de croquis et d’histoires en images. Les minicarnets sont eux aussi bourrés de petits dessins et de textes. Ils reflètent l’incessant flux de pensée associatif de l’artiste et servent de terreau à tout ce qu’il crée: ses dessins autonomes, ses histoires pour le magazine de BD Aline et les illustrations de livres qui lui sont commandées.
C’est en 2016 que le monde néerlandophone du livre pour enfants a fait la connaissance de Volbeda. Les dessins à l’encre en noir et blanc extrêmement raffinés qu’il a réalisés pour Hoe Tortot zijn vissenhart verloor –le roman picaresque universel, acclamé par la critique, que Benny Lindelauf a consacré à l’ineptie de la guerre et au pouvoir de guérison de l’imagination– ont immédiatement attiré l’attention: non seulement par leur authenticité et leur qualité, mais surtout en raison de leur forte interaction avec le texte inspirant et légèrement absurde de Lindelauf.
© L. Volbeda
Lorsque ce dernier dépeint les «impériaux empereurs» belliqueux comme des individus jaloux et égoïstes, assoiffés de pouvoir, qui exterminent au hasard soldats et civils, le lecteur découvre sur une double page une carte du monde représentée sous forme de deux têtes majestueuses. Elles sont entourées de paysages, d’armoiries et de corps célestes aux lignes d’une grande finesse, reflétant la mégalomanie et la lutte pour le pouvoir du duo, de manière aussi subtile que révélatrice.
La même ambiguïté provocatrice se retrouve dans l’illustration d’une coupe de tête, dans laquelle on découvre un pistolet à la place du cerveau: de cette façon, l’histoire de «l’encaisseur de fils» qui recrute de jeunes garçons pour l’armée sous prétexte que «la guerre habite la tête de tous les garçons» souligne à merveille la tragique absurdité de celle-ci.
Cette façon détaillée et délicate d’illustrer, pour laquelle l’artiste se sert de préférence d’une pointe ultrafine, est incontestablement sa marque de fabrique
Les critiques font unanimement l’éloge de Volbeda, qui, en 2011, décroche avec la mention «très bien» son diplôme de l’Académie d’art et de design St. Joost de Breda (en Brabant-Septentrional) et est bientôt qualifié de «nouveau venu spectaculaire». Ils saluent son «inventivité visuelle dans ses planches de recherche pleine page» ainsi que sa «façon unique de dessiner, qui témoigne d’une maîtrise et d’un sens du détail hors du commun». Cette façon détaillée et délicate d’illustrer, pour laquelle l’artiste se sert de préférence d’une pointe ultrafine (fineliner 0,03), est incontestablement sa marque de fabrique. Elle lui permet de raconter des histoires, et c’est finalement ce qui lui plaît le plus.
Ce n’est pas tout à fait par hasard qu’il s’inspire généralement, selon ses propres dires, de l’interaction (possible) entre le texte et l’image. Outre l’auteur français de bandes dessinées Jean-Jacques Sempé, connu pour son personnage du Petit Nicolas, et l’artiste sud-africain William Kentridge, dont l’œuvre aux multiples facettes s’articule autour d’observations et de réflexions ambiguës sur le monde, ce n’est pas sans raison que Shaun Tan est l’un des grands exemples de Volbeda. Comme cet artiste australien de renom, Volbeda recherche également l’équilibre parfait entre le texte et l’image, de sorte que l’on peut parler d’une œuvre totalement autonome sous forme de livre pour enfants.
La puissance narrative de Volbeda est bien illustrée par sa contribution au tout premier numéro d’Aline, moitié revue d’art, moitié magazine de bandes dessinées, lancé fin 2019 pour offrir une plateforme à un groupe de créateurs et d’illustrateurs qui y dépeignent leur vision de l’actualité à partir d’une thématique.
© L. Volbeda
Dans le premier numéro, intitulé «Au-delà de la civilisation», où l’accent devait être mis sur des impressions apocalyptiques, Volbeda crée la surprise avec son roman graphique dystopique 99 voortekens (99 présages), composé de pages en forme de collages, de petits dessins à l’encre éparpillés et discrets, assortis de petites phrases poétiques du genre: «la rivière était asséchée», «des papillons noirs sont entrés», «la lune s’est rapprochée» et «les enfants ont dessiné un soleil de plus en plus grand» (tout bien illustré sur un fond totalement jaune et sans contours). Ces textes sobres évoquent habilement une atmosphère inquiétante. En même temps, le lecteur-spectateur est libre d’en donner sa propre interprétation.
Un véritable artiste
Tous ces aspects artistiques de Volbeda – son style narratif, son travail au trait tout en finesse, sa tendance à dessiner dans le style bédéesque et son langage visuel très imagé– se rejoignent dans son premier livre d’images De Vogels (Les Oiseaux, 2016), réalisé avec le poète-illustrateur-designer Ted van Lieshout. Pour Volbeda, cette collaboration signifie qu’il a surmonté sa réticence à utiliser la couleur: soudain, en plus d’être un illustrateur, Volbeda se révèle aussi un véritable artiste.
Van Lieshout a écrit De Vogels à l’occasion de l’exposition Van Rodin tot Bourgeois: sculptuur in de twintigste eeuw (De Rodin à Bourgeois: la sculpture au XXe siècle). L’histoire est celle de deux statues désespérément amoureuses. Lui se tient sur la place, elle dans le parc, tous deux sont condamnés à rester figés dans leur socle de pierre: «Deux statues se regardent. Elles ne peuvent pas s’atteindre», raconte Van Lieshout qui, comme il sied à un bon livre d’images, n’abuse pas des mots et dont les phrases élégantes font surtout appel à l’imagination: «La ville est lasse. / Imaginez-la sans trafic/ et on n’entend plus que le vent dans les arbres/ et les oiseaux là-haut dans le ciel./ Ils vont et ils viennent./ Où vont-ils ? D’où viennent-ils?»
© L. Volbeda
Et, surtout, le minimalisme littéraire de Van Lieshout crée tout l’espace nécessaire à Volbeda qui, en variant ses compositions – optant tantôt pour la dynamique et une abondance de détails, tantôt pour le vide et la sérénité –, montre de quoi le récit visuel est capable.
Celui-ci commence par une illustration sans texte d’une ville incroyablement détaillée vue d’en haut, avec des bâtiments aux contours nets en noir et blanc, quelques rares touffes d’arbres verts et, au centre, les malheureuses statues. Au-dessus grouillent les oiseaux du titre, représentés de manière astucieuse comme des vagues de points et de traits multicolores formant des déferlantes sauvages. Ils volent – on le découvre plus loin dans les pages en forme de BD – comme des postillons d’amour d’une statue tourmentée à l’autre: «Il t’aime toujours./ Elle t’aime toujours»: telle est la teneur des messages emballés dans des fientes (Ah cette idée!). La façon originale dont Volbeda permet finalement aux amoureux inanimés de se fondre, au propre comme au figuré, dans une explosion puissante et ardente de couleurs abstraites, dans toutes les nuances de rouge, de jaune et d’orange, est aussi ingénieuse qu’impressionnante.
De Vogels a valu à Volbeda d’être le premier Néerlandais à remporter le prestigieux Grand prix international de la Biennale d’illustration de Bratislava (BIB). Le jury a loué l’utilisation unique des techniques d’illustration traditionnelles avec lesquelles Volbeda crée un monde onirique plein de fantaisie, dans lequel chaque image évoque sa propre atmosphère.
Des prix, l’artiste en recevra bientôt d’autres. En 2018, Volbeda est l’un des plus jeunes lauréats à recevoir le très convoité Pinceau d’or néerlandais pour ses illustrations dans Fabeldieren (Animaux fabuleux), un bestiaire sur des animaux légendaires et mythiques réalisé en collaboration avec Floortje Zwigtman. Le jury de ce prix du meilleur livre illustré pour enfants a récompensé Volbeda pour sa capacité à «transformer chaque animal en une créature crédible» dans des illustrations «d’une puissance et d’une profondeur de couleur rares».
© L. Volbeda
Pour se faire une idée de ce qui a séduit le jury, il suffit de regarder la couverture de cet ouvrage, où l’on découvre l’imposante tête de dragon aux teintes rouille, gris noir et verdâtres du serpent arc-en-ciel australien qui comme «mère de toute vie» se double de toute une histoire; ou encore la double page très détaillée qui illustre la parade du Yokai japonais. Les dessins à l’encre noir et blanc des maisons japonaises sont, tout comme la ville dépeinte dans De Vogels, réalisés avec un incroyable sens du détail, alors qu’un fantastique cortège de créatures rendues dans de sobres teintes pastel progresse dans la rue. Au-dessus de tout ce petit monde, le ciel crépusculaire se teinte de rose pâle, soulignant efficacement le caractère mystérieux du Yokai. Ce qui frappe en outre dans Fabeldieren, c’est l’humour subtil de l’artiste. Ainsi, l’observateur attentif reconnaît parmi les têtes de trolls celle de… Donald Trump.
«Le grondement de la guerre s’est poursuivi»
La dernière prouesse en date de Volbeda le ramène au monde (belliqueux) qu’il nous a fait découvrir dans Hoe Tortot zijn vissenhart verloor. Pour l’album Hele verhalen voor een halve soldaat (Histoires entières pour un demi-soldat) de Benny Lindelauf – un sublime récit-cadre sur la narration comme art de survie en temps de guerre, selon le principe qu’«il n’y a pas de meilleur remède contre les horreurs du monde que les horreurs de l’imagination» –, Volbeda a réalisé des illustrations tout aussi mystérieuses que les histoires individuelles de Lindelauf.
Volbeda n’a pas son pareil pour saisir le côté désespérant de la guerre
Non pas que les dessins minutieux que l’on connaît de Volbeda y soient absents. On découvre une double page représentant un cabinet ornemental rempli de sculptures, et tous les dessins de lettres griffonnées et d’enveloppes abondamment timbrées envoyées du front mais qui n’arriveront jamais à destination.
© L. Volbeda
En nous présentant de magnifiques paysages suggestifs et désolés dans des tons sépia, Volbeda dévoile une facette que l’on ne lui connaissait pas encore. Il n’a pas son pareil pour saisir le côté désespérant de la guerre. La désolation des déserts sablonneux, poussiéreux, quasi tangibles, où l’on ne discerne que de vagues silhouettes, est immense. En outre, l’atmosphère est carrément sinistre, avec d’abord une barrière fermée, puis une barrière ouverte derrière laquelle on distingue des pas s’estompant dans le lointain. Et ce n’est pas un hasard si le récit de Lindelauf se termine par ces mots: «Le grondement de la guerre s’est poursuivi».
Il est impossible de prédire quelle sera l’évolution de Ludwig Volbeda, malgré sa griffe unique. Mais peut-être est-ce là, justement, la caractéristique d’un talent artistique quasi inépuisable.