Le regard évolutif de Willemijn Stokvis sur le mouvement Cobra
Il y a quelque 50 ans, Willemijn Stokvis publiait l’ouvrage devenu entretemps un classique Cobra, la conquête de la spontanéité. Dans son plus récent livre De revolutie in de praktijk. Mijn leven met Cobra (La révolution dans la pratique. Ma vie avec Cobra), l’historienne de l’art revient sur le mouvement d’avant-garde et ses membres que sont entre autres Constant, Corneille, Appel. Sa vision en constante évolution sur Cobra s’est heurtée plus d’une fois à une certaine résistance de la part des artistes eux-mêmes. Les libres-penseurs se révèlent parfois plus conservateurs qu’ils aimeraient le faire croire.
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Au début de son livre De revolutie in de praktijk. Mijn leven met Cobra (La révolution en pratique. Ma vie avec Cobra), Willemijn Stokvis (°1937) fait référence à une conférence donnée par un professeur invité, Prof. Hammacher, au Kunsthistorisch Instituut d’Utrecht, durant ses études universitaires. En 1956, on n’y enseignait pas encore l’art moderne, mais Hammacher avait fait entorse à la règle. Stokvis se souvient du visage blême blème du professeur à l’autre bout de l’auditoire sombre et de ses mains pâles éclairées par la petite lampe de lecture perchée sur le pupitre. Il donnait à tout bout de champ de petits coups sur le sol avec sa baguette en bois: le signal pour que le concierge passe à la dia suivante, grâce à un appareil que Stokvis surnomme «la lanterne magique». D’une voix tremblante, à l’élocution soignée et d’un air quelque peu affecté, Hammacher parlait de Van Gogh, Mondrian et Kandinsky. «Il ne s’agissait pas là du jargon auquel j’étais habituée», écrit Stokvis. «C’étaient des mots très intimes, avec lesquels il exprimait une émotion toute personnelle sur le travail de ces artistes».
Après la Deuxième Guerre mondiale, le monde avait grand besoin d’une nouvelle histoire, et même le mouvement Cobra (synthétisant des influences du surréalisme, du marxisme, de la poésie expérimentale néerlandaise et de l’art moderne) a aussi senti le besoin de créer la sienne. En 1949, Willem Sandberg organise la première grande exposition Cobra au Stedelijk Museum d’Amsterdam. Le mouvement comptait parmi ses membres des noms tels que Constant, Corneille, Appel, Lucebert, Alechinsky, Jorn ou encore Dotremont. La principale idéologie derrière Cobra, Stokvis la trouve formulée par le Danois Carl-Henning Pedersen. Il affirmait que tout le monde était artiste, mais sans en avoir conscience. Selon lui, l’art vit au sein de chaque être humain, et se révèle au hasard d’expérimentations avec les mots, les couleurs et les tons.
Fascinée par le groupe, Stokvis décide d’écrire sa thèse à son sujet. Dans le même temps, elle prend contact avec plusieurs membres et collectionneurs de Cobra, approche certaines institutions artistiques, voyage à travers la France, la Belgique et le Danemark pour sa recherche et soutient finalement sa thèse sur le mouvement Cobra, devant un jury dont fait partie Constant, le théoricien néerlandais du groupe.
La thèse de Stokvis, Cobra, geschiedenis, voorspel en betekenis van een beweging in de kunst na de Tweede Wereldoorlog (Cobra, histoire, préludes et signification d’un mouvement artistique après la Deuxième Guerre mondiale), paraît en 1974. Plusieurs rééditions suivent, puis, en 2001, une nouvelle version entièrement revisitée. Son ouvrage a été traduit dans de nombreuses langues. Stokvis a en outre organisé des conférences et des expositions au sujet de Cobra et a voyagé à travers le monde pour partager ses connaissances sur ce groupe expérimental. Au fil du temps, elle s’est imposée comme une référence dans tout ce qui avait trait à Cobra. Mais a-t-elle continué à adhérer à l’histoire du mouvement telle que les artistes de Cobra la lui avaient confiée?
L’ouvrage De revolutie in de praktijk. Mijn leven met Cobra est une rétrospective: il nous donne un aperçu des coulisses de Cobra, mais surtout de l’évolution de la pensée de Stokvis sur le mouvement. Cette réflexion s’inscrit dans une période de changements drastiques: les années 1960 venaient tout juste de débuter. La mentalité conformiste des années 1950 est discréditée. C’est la période du Flower Power, de l’avancée de la société de consommation, de l’arrivée de la pilule contraceptive. Stokvis observait ces bouleversements avec un certain recul, mais elle aussi se dégageait peu à peu de la vieille société, de ses normes et valeurs encore bien enracinées, en particulier pour les femmes.
l'ouvrage de Stokvis donne un aperçu des coulisses de Cobra, mais surtout de l’évolution de sa pensée sur le mouvement
À l’époque, on n’avait assez peu d’attentes vis-à-vis des femmes. Le diplôme de Stokvis était d’ailleurs considéré comme une bizarrerie au sein de sa propre famille, pourtant portée sur la culture. Stokvis décrit également un pur exemple de mansplaining: un homme à l’apparence soignée lui demanda si elle avait elle-même écrit le livre, alors que son nom apparaissait en grand sur la couverture. Son premier mari, le père de ses deux enfants, se distinguait tout aussi peu sur le plan de l’émancipation: il s’est éloigné de sa femme et a cherché son bonheur dans les communes, l’amour libre et la garde partagée des enfants. Ce n’était pas uniquement l’art qui devait devenir social. Des concepts tels que la vérité et la liberté étaient utilisés tellement souvent qu’ils en devenaient vidés de toute substance. Si Stokvis a d’abord contemplé tout cela avec une certaine distance, elle a ensuite été gagnée par le dégoût. Elle a demandé le divorce, éduquant seule ses deux enfants tout en étudiant et travaillant. Leur père a à peine cherché à entrer en contact avec ses deux fils jusqu’à la fin de leurs études secondaires. D’ailleurs, les artistes révolutionnaires, à l’esprit soi-disant si libre et ouvert, se sont avérés, eux aussi, bien peu émancipés. Le livre de Stokvis regorge d’exemples.
Le passage relatant sa visite chez Karel Appel en est une hilarante illustration. L’artiste, avachi dans son fauteuil, fume un joint tout en lui enjoignant: «écris donc ce que je vais te raconter (…) J’aime la vie, les femmes, aller au bar». Puis il poursuit: «Tu dois envisager mon œuvre à la lumière de Rembrandt, Goya, Van Gogh». Stokvis a tout consigné consciencieusement. Déjà à l’époque, les artistes avaient le souci de leur image.
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Qu’en est-il de l’évolution de la vision de Stokvis sur le mouvement Cobra? Au début, l’historienne de l’art, qui s’était éloignée des idées promues par ses proches, considérait Cobra comme une nouvelle famille. Mais là aussi sévissaient les disputes, de sorte qu’elle a fini par se demander s’il était judicieux de s’engager auprès d’artistes encore en vie qui avaient tous leur propre vision de la direction que devait prendre le mouvement. Lentement mais sûrement, la pensée de Stokvis a fini par basculer. Cobra était un groupe composé exclusivement d’hommes. Elle commençait à trouver naïve l’idée que tout un chacun était artiste ou pourrait le devenir. Les mouvements d’avant-garde, avec leurs messages impérieux, n’étaient-ils pas finalement qu’une sorte de troupe d’élite qui voulait s’élever au-dessus de leur environnement? Ne serait-il pas possible de considérer l’histoire de l’art moderne à la lumière des œuvres de beaucoup d’autres artistes, y compris ceux qui n’appartiennent pas à l’avant-garde? Il serait alors possible d’introduire plus de noms, dont ceux d’artistes femmes.
Selon Stokvis, une sorte de langage ou de style propre à Cobra avait émergé par jeu d’influences mutuelles entre plusieurs artistes du mouvement
Dans sa thèse, Stokvis s’était déjà penchée sur la situation particulière de l’artiste occidental. Depuis les Romantiques, ce dernier se considérait comme un paria en marge de la société. La solution avancée par Stokvis était que l’artiste ne devait plus se considérer comme un cas étrange et isolé (ni comme un visionnaire), mais comme quelqu’un pourvu d’un don qu’il pourrait mettre au service de l’humanité. Constant voyait les choses autrement. Il estimait que le statut d’artiste disparaîtrait tout simplement dans la culture de masse. Les machines prendraient le relais, après quoi chaque personne serait libre de s’adonner entièrement à sa créativité.
Stokvis avait également soutenu dans sa thèse que, par jeu d’influences mutuelles entre plusieurs artistes du mouvement, une sorte de langage ou de style propre à Cobra avait émergé. Jorn, Constant en Dotremont se sont battus bec et ongles contre cette perception, mais Stokvis a maintenu son idée d’un langage caractéristique de Cobra. Cela lui a permis de valider l’œuvre d’autres artistes en marge du mouvement, dont Lotti van der Gaag, à l’époque en grande difficulté financière. En 1998, Stokvis tire van der Gaag de l’oubli en la présentant, aux côtés d’autres artistes, lors de l’exposition Cobra 3 dimensionaal au Cobra Museum voor Moderne Kunst d’Amstelveen. Le collectionneur Karel van Stuijvenberg s’est montré furieux de cette décision et l’a qualifiée de «féminisation de Cobra». Corneille a même publié une lettre dans laquelle il exposait à Stokvis son profond désaccord, présenté comme étant la vérité. Pour les signataires du mouvement, l’histoire de Cobra était visiblement considérée comme immuable. La vision de Stokvis n’aurait pas dû évoluer entre 1973 –année de sa soutenance– et 1988. Révolution si, évolution non.
Tout cela laisse en suspens une question. À qui appartient une œuvre d’art? Et à qui appartient tout un mouvement artistique? À ses signataires? À ses membres ? Et si oui, pour combien de temps? Une œuvre d’art ou un mouvement ne doivent-ils pas, s’ils veulent continuer à être compris, évoluer avec leur temps? Et le temps change les cadres, tout comme le groupe Cobra a également redéfini les cadres artistiques après la guerre. C’est ainsi qu’une société culturelle évite de se scléroser. On pourrait même ajouter que Willemijn Stokvis a apporté une précieuse contribution en œuvrant toute sa vie durant à prévenir une certaine rigidité, dans ce cas-ci, une perception trop figée du mouvement Cobra.