Miroir de la culture en Flandre et aux Pays-Bas

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Miroir de la culture en Flandre et aux Pays-Bas

Le remarquable discours d’Iwein d’Alost
Histoire mondiale de la Flandre
Histoire

Le remarquable discours d’Iwein d’Alost

1128

« Vous avez trahi votre serment, et bafoué nos droits ! » En termes de clarté, ces mots du gentilhomme Iwein d’Alost ne laissent rien à désirer. Il reprochait au comte de Flandre sa mauvaise gouvernance : au lieu d’offrir la protection à ses ressortissants, il les avait traités de manière injuste. Iwein espérait que la Flandre serait gouvernée par un comte bienveillant, qui respecterait les droits de ses citoyens. De telles idées n’étaient pas neuves en 1128, mais c’était toutefois la première fois qu’elles étaient ouvertement exprimées afin de justifier l’opposition de citadins envers leur dirigeant. Moins d’un siècle avant l’élaboration de la Magna Carta en Angleterre (1215), les ressortissants flamands exigeaient déjà – comme dans ce texte anglais – qu’un prince soit lié aux lois de son propre territoire. Avec ce conflit, les villes commençaient aussi à s’affirmer en tant que facteur capable de peser dans la politique. Désormais, les citadins allaient peser lourdement sur la politique du comté.

1127 : les Errembault, une faction rivale, se rend coupable de l’assassinat du comte de Flandre. Charles le Bon est tué dans l’église Saint-Donat, aujourd’hui disparue, mais jadis située sur la place du Bourg à Bruges.

Les coupables s’enfuient hors de la ville, avant d’être rattrapés. Le roi de France, suzerain du comte de Flandre, lui désigne rapidement un successeur afin de rétablir le calme dans le comté. Charles le Bon est remplacé par Guillaume Cliton, un noble normand, dont la politique suscite bien vite l’opposition : prélèvement d’impôts, violation des coutumes locales et dialogue difficile avec les villes ; l’inquiétude est vive ! Ainsi que l’exprime Iwein d’Alost le 16 février 1128, les Flamands veulent un nouveau comte.

Nobles et citadins se réunissent en front commun et organisent la résistance. C’est surtout la présence des seconds qui est à remarquer. La relance économique du XIe siècle – voilà longtemps que les raids vikings ont été digérés ! – et l’essor du commerce à longue distance ont profondément changé la Flandre et le nord de la France actuels. Une industrie textile s’est développée dans des centres en plein essor, comme Arras, Gand et Ypres, où l’on transforme la laine en une étoffe précieuse. Ces « draps », ainsi qu’on les dénomme, semblent connaître un déclin partout en Europe. On peut en effet trouver de tels produits dans le monde méditerranéen, les États baltes, ou même en Crimée. L’industrie métallurgique se déploie quant à elle dans le bassin mosan. Liège, Dinant et Maastricht comptent alors quelques milliers d’habitants, ce qui en fait des grandes villes pour l’époque. Ces centres urbains demandent protection à leur prince. En reconnaissant leurs droits, en protégeant leur commerce et en respectant leurs coutumes, le prince s’assure quant à lui de leur fidélité.

Mais tout cela ne va pas toujours sans heurts. La cour des comtes de Flandre est le théâtre d’intrigues qui culminent avec l’assassinat de Charles le Bon et provoquent une vacance du pouvoir. Lorsque Guillaume Cliton, le nouveau comte, arrête des commerçants de Lille, une ville qui fait alors partie du comté de Flandre, il rencontre une solide résistance. En effet, les citadins sont « libres », ils ne font plus partie de cette société « non libre » de la campagne dans laquelle ils étaient inféodés à la justice des seigneurs locaux (des nobles ou des responsables religieux). Les villes sont régies par une législation qui leur est propre, un règlement auquel sont soumis les citoyens, mais aussi les comtes. Et selon ces statuts, il n’est pas question d’arrêter quelqu’un de manière arbitraire. Or, c’est précisément ce qui va mener à la crise de 1128. À Lille, comme à Saint-Omer, les citoyens s’opposent à ce qu’ils jugent être des arrestations injustifiées.

Nous ne connaîtrons jamais les circonstances précises de la crise, mais nous avons toutefois conservé un remarquable document d’époque. Galbert de Bruges, chanoine à l’église Saint-Donat, a vécu l’assassinat du comte de près. Dans son récit que nous avons conservé, il note en latin tout ce qu’il voit et entend, dans les grandes lignes, mais minutieusement. Cette source nous éclaire non seulement sur le conflit, mais elle nous permet aussi de replacer les faits dans leur contexte pour ainsi mieux comprendre les concepts qui ont pu inspirer l’opposition à Guillaume Cliton, mais aussi la justifier. Galbert va en effet choisir le camp des villes rebelles et ainsi nous transmettre les mots et les idées d’Iwein d’Alost et de ses contemporains. Et le message qu’ils veulent faire passer est important.

« À Lille, vous avez utilisé la violence, traité les citoyens de Saint-Omer de manière illégale et malveillante, et maintenant vous voulez encore maltraiter les citoyens de Gand. » Lorsqu’il prend la parole devant le comte, en tant que représentant des Gantois, Iwein n’y va pas par quatre chemins.

Il lui reproche de tourmenter le peuple et d’imposer des impôts « pernicieux » ; Guillaume a en effet l’intention d’exiger de nouvelles taxes aux Gantois. Iwein ne tourne cependant pas le dos au comte. Afin d’examiner s’il a enfreint la loi, à Lille et à Saint-Omer, et donc la légitimité de son pouvoir, un conseil composé de membres de la noblesse, du clergé et du monde laïc, parmi lesquels Iwein est le représentant des villes, doit se prononcer. Au cas où ce conseil en viendrait à juger que Guillaume est un « briseur de serment », autrement dit qu’il eût trahi les promesses faites en tant que comte, Iwein ne verrait d’autre choix pour lui que de quitter la Flandre, tandis qu’un « homme convenable, qui respecterait la loi », devrait reprendre ses fonctions.

Le raisonnement d’Iwein contient de nombreux principes qui se trouvent à la base des relations entre un prince et ses sujets au Moyen Âge, principes que nous préconisons en partie toujours aujourd’hui, mutatis mutandis. Un prince se doit de respecter les droits de ses sujets ; en cas d’infraction, un tribunal est amené à statuer ; les citoyens participent à cette procédure et les dirigeants qui contreviennent à la loi peuvent être condamnés. Ce ne sont pas (encore) des principes démocratiques, car Iwein n’exige nullement que chaque citoyen soit impliqué dans la gestion des affaires publiques via, par exemple, une procédure électorale. Il exprime néanmoins l’un des principaux fondements de l’État de droit : traiter ses sujets de manière illégale ou arbitraire mérite une condamnation. Mais cela ne s’arrête pas là. Les écrits d’Iwein semblent également indiquer que les sujets se réservent le droit de prendre l’initiative de chercher un nouveau prince, ce qui témoigne une certaine maturité politique de la part des sujets en question, maturité qui allait perdurer.

Sur ce point, les historiens accordent traditionnellement beaucoup d’importance à la Magna Carta. En 1215, les membres de la noblesse anglaise forcèrent en effet leur roi à s’en tenir également aux lois de ses sujets ; une sorte de tribunal étant créé afin de juger les accusations de mauvaise gestion. En Flandre, un siècle plus tôt, ces mêmes principes ne menèrent certes pas à l’élaboration solennelle d’un texte de la sorte, mais les idées qui firent la renommée de la Magna Carta, circulaient donc déjà depuis longtemps outre-Manche. La Magna Carta accorde en réalité encore de nombreux droits aux nobles anglais, plus qu’en Flandre. Au XIIe siècle, s’exprimant par le biais d’Iwein, les citadins exigent en réalité leur place dans le système politique, ce qui n’est pas le cas en Angleterre. En conséquence, les événements de 1128 jouent un rôle déterminant, et encore plus dans nos contrées. Désormais, plus aucun prince ne pourrait diriger la Flandre sans tenir compte de la volonté de ses citadins. Les villes deviennent un facteur de pouvoir important.

Mais revenons-en au comté de Flandre afin d’examiner comment la lutte pour le pouvoir évolue. Lorsqu’il apparaît que Guillaume Cliton a l’intention de prendre les armes afin d’empêcher le conseil de se réunir à Ypres, ses sujets font aussitôt de même. Parallèlement, ils entament des négociations avec, entre autres, Thierry d’Alsace, cousin de Charles le Bon, afin de le reconnaître comme comte. Puis le front commun formé des nobles, des clercs et des citadins remporte la plaidoirie. Guillaume Cliton meurt le 27 juillet 1128, alors qu’il vient de lancer ses troupes à l’assaut d’Alost. Pour Thierry d’Alsace, la route est désormais libre. Le nouveau comte promet à ses sujets de respecter leurs privilèges, et ces derniers lui promettent en retour fidélité.

Dorénavant, le comte de Flandre ne pourrait plus diriger son comté sans servir les intérêts des nobles, des clercs, mais également des citadins. Sept villes en particulier se réunissent en un organe consultatif afin de soutenir la politique du comte : Gand, Bruges, Ypres, Arras, Lille, Douai et Saint-Omer. Si Arras et Saint-Omer appartiennent plus tard à un autre comté (l’Artois), et que Lille et Douai tombent sous l’influence accrue du roi de France, Gand, Bruges et Ypres restent pendant longtemps les interlocuteurs par excellence du prince. Sans leur approbation, impossible pour le comte de mener sa politique. Et la situation ne changera pas avant la fin du XVe siècle. Dans ces centres économiques importants, c’était d’ailleurs surtout la voix des marchands qui se faisait entendre ; les simples citoyens, les travailleurs et les artisans qui contribuaient à la production des draps n’avaient que peu voix au chapitre. En revanche, les riches marchands et commerçants pouvaient déterminer la politique de manière autonome, sans intervention de la noblesse et du clergé. À compter du XIIIe siècle, leur monopole allait susciter à son tour des résistances croissantes, si bien que les dirigeants des villes allaient eux aussi devoir s’incliner devant les artisans.

Il n’y a pas qu’en Flandre, au XIIe siècle, que ces questions de « gouvernance légitime » menèrent à des conflits d’ordre politique. L’histoire de Liège, par exemple, fourmille de contestations identiques. Au XVe siècle, dans le Brabant, les Bruxellois et les Louvanistes se réunirent en front commun afin de bannir le duc de l’époque ; finalement, en 1581, le roi d’Espagne Philippe II serait « écarté » après s’être lui aussi heurté au principe selon lequel un prince ne peut violer les droits de ses sujets. Les citoyens préconisèrent également de tels principes en dehors des Pays-Bas, en faisant même parfois référence à l’exemple flamand, ce que nous devons porter au crédit du texte du chanoine Galbert.

Le texte de Galbert de Bruges au sujet des événements des années 1127-1128 fut en effet recopié longtemps après sa mort, tant les personnes intéressées y puisaient l’inspiration afin de justifier leur propre combat envers ceux qu’elles prétendaient être de « mauvais » dirigeants. Alors qu’il doute à plusieurs reprises des arguments avancés par les deux camps et semble plongé dans la confusion, Galbert finit cependant par choisir le camp opposé à Guillaume Cliton. Le grand principe sur lequel le chanoine se fonde, à savoir que Dieu gouverne l’histoire, a plus d’une fois été mis à rude épreuve. Des sujets qui peuvent choisir leur nouveau comte, c’est quelque chose que l’on n’avait jamais vu dans le comté. En tant que clerc, Galbert avait été proche du comte, mais il plaidait désormais pour un changement de pouvoir. Les rapports politiques dans le comté n’étaient plus les mêmes et les jalons allaient désormais être posés par les villes.

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