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histoire

Le Royaume uni des Pays-Bas n’était peut-être pas voué à l’échec

Par Willem de Bruin, traduit par Pierre Lambert
6 mars 2024 12 min. temps de lecture

En 1815, les grandes puissances européennes décrétèrent que les Pays-Bas, la Belgique et le Luxembourg ne formeraient plus qu’un seul État, sous le nom de Royaume uni des Pays-Bas. Mais ce projet fit long feu: quinze ans plus tard, une révolution éclata dans le Sud, débouchant sur la déclaration d’indépendance de la Belgique. Les choses auraient-elles pu se passer autrement? Tout à fait, répond Willem de Bruin dans son livre De scheiding die niemand wilde (La séparation dont personne ne voulait). Selon lui, si la fracture n’a finalement pu être évitée, aucune ambiance révolutionnaire n’était toutefois palpable durant une bonne partie de l’année 1830. C’est ce qu’il explique dans l’extrait suivant, au travers de différents témoignages.

Une unification imposée par les puissances européennes sans même consulter les populations du Nord et du Sud. Une constitution peu démocratique promulguée sans véritables négociations, mais tout bonnement imposée aux provinces méridionales malgré de vives protestations. Tout cela n’aurait-il pas dû mener à la conclusion, dès 1815, que le Royaume uni des Pays-Bas était condamné à une rapide désintégration?

«La chose surprenante, ce n’est pas que cette union ait été rompue, mais qu’elle ait tenu pendant quinze an», affirme l’historien néerlandais H.T. Colenbrander, au début du XXe siècle, dans son ouvrage Ontstaan der Grondwet (Genèse de la Constitution). «Hormis sur le papier, la division n’a jamais cessé d’exister; en fait, avait-elle même disparu du papier?» Selon ce point de vue, les tensions accumulées au cours de l’été 1830 devaient nécessairement aboutir à l’éclatement.

Révolution? En aucun cas!

Colenbrander n’était-il pas trop catégorique? Avant d’examiner de plus près les événements de cette année tumultueuse, prenons un peu de recul. Le confrère et contemporain de Colenbrander, l’historien belge Henri Pirenne, doutait tout autant que le Royaume uni ait pu se maintenir. Néanmoins, dans son Histoire de Belgique, il ne décèle aucun signe de révolution imminente au début de 1830. «Bien rares certainement étaient ceux qui, au commencement de 1830, se proposaient la destruction du royaume.» Les membres de l’opposition «ne souhaitaient rien au-delà d’une réforme constitutionnelle et parlementaire. S’ils étaient tous gagnés au principe de la responsabilité ministérielle, aucun d’eux n’en voulait la conquête par la violence. Leur conflit avec le roi était d’ordre purement politique; leur loyalisme demeurait intact.»

L’historien Robert Demoulin arrive à une conclusion assez semblable dans Les Journées de septembre 1830 à Bruxelles et en province (1934). Selon lui, cet épisode qui a conduit à la sécession de la Belgique a été trop exclusivement étudié à travers le prisme du résultat final. C’est pourquoi il concentre ses recherches sur la lutte armée en septembre 1830, lorsque l’armée tenta en vain de ramener Bruxelles sous l’autorité du gouvernement. Il estime que les élites du Sud ne souhaitaient en aucun cas la victoire des «extrémistes», comme il appelle les opposants au régime. Le mécontentement était certes généralisé, mais on ne peut toutefois pas parler d’ambiance révolutionnaire jusqu’au 25 août 1830.

En 2013, Jeroen Koch abonde dans le même sens dans sa biographie de Guillaume Iᵉʳ. Les «radicaux» aspirent à une Belgique indépendante, mais «les bourgeois modérés de Bruxelles se considèrent comme des résidents du Royaume uni de Guillaume Iᵉʳ jusqu’à la fin du mois de septembre 1830».

Fondé en 1815, le Royaume uni des Pays-Bas est une création des puissances européennes. Il va donc de soi que leurs représentants à La Haye et à Bruxelles suivent de près l’évolution de la situation. Or, ils s’entendent tous sur le fait que rien ne laissait présager une sécession imminente des provinces méridionales au début de 1830.

Sir Charles Bagot, ambassadeur britannique à La Haye, indique dans un rapport au ministre des Affaires étrangères, Lord Aberdeen, le 13 novembre 1829: «Aussi profonde que soit l’animosité entre les provinces du Sud et du Nord (et elle l’est sans aucun doute), je ne pense pas qu’il existe le moindre désir de changer le gouvernement ou les institutions, au besoin par la force. Je crois que la plupart des opposants seront pleinement satisfaits de pouvoir obtenir peu à peu, par voie constitutionnelle, un certain nombre de droits qu’ils estiment leur revenir dans l’esprit de la Constitution.»

Son confrère prussien Waldburg-Truchsess note, dans un rapport adressé au roi Frédéric-Guillaume III le 23 février 1830, que «l’opposition à la Seconde Chambre faiblit». Selon lui, s’il reste de nombreux «fauteurs de troubles», le soutien aux «bonnes intentions» du gouvernement devrait néanmoins aller croissant.

En 1830, rares étaient les ambassadeurs à être en fonctions depuis aussi longtemps que le comte Felix von Mier, représentant de l’Autriche. Dans un rapport au chancelier Klemens von Metternich du 16 novembre 1829, il signale que certains membres de l’opposition, influencés par le «jacobinisme», sont sans conteste en faveur d’une «révolution». Toutefois, leur nombre est «insignifiant» et la grande majorité de l’opposition souhaite s’en tenir aux accords conclus dans les traités de 1814 et 1815.

Six mois plus tard, le 21 juin 1830, von Mier se montre encore plus optimiste. Les concessions faites dans l’intervalle par Guillaume Iᵉʳ, notamment en matière linguistique, «ont eu un effet favorable sur l’état d’esprit des habitants des provinces méridionales». Selon lui, cela se manifeste aussi dans le changement de ton de la presse d’opposition, désormais beaucoup plus positive à l’égard de la politique gouvernementale.

Le gouvernement de Guillaume Ier n’est toutefois pas hors de danger, car sa politique pèche par un manque de cohérence. Von Mier indique à ce sujet: «Depuis les dix années que j’habite ce pays, je n’ai vu que changement continuel de système dans toutes les branches d’administration, je n’ai vu que défaire et refaire; s’aventurer, s’opiniâtrer, puis rétrograder et céder de mauvaise grâce; proposer, modifier, retirer, puis représenter une mauvaise loi; imposer la mouture et l’abolir; rendre obligatoire, puis facultatif, le collège philosophique, et ensuite le détruire; proscrire les études à l’étranger, et les permettre; imposer une langue prétendue nationale que la grande moitié de la nation ne comprend pas, et revenir avec mauvaise grâce sur cet acte despotique; lâcher et ressaisir la presse; en un mot, de la stabilité en rien.»

Opposition pacifique

L’ancien colonel britannique Charles White (1793-1861) fut l’un des premiers à livrer une analyse critique de la fracture entre les Pays-Bas du Nord et du Sud. À l’instar du prince d’Orange, il avait lutté contre les troupes napoléoniennes en Espagne sous les ordres du duc de Wellington. Il se fixa ensuite à Bruxelles, où il fut témoin de la révolution de 1830. Dans The Belgic Revolution (1835), White, qui entretenait des relations avec les deux camps, conteste l’idée que l’opposition ait voulu renverser le gouvernement. «C’était peut-être la position d’un ou deux théoriciens […], mais cet objectif n’était certainement pas défendu par la majorité.»

Selon White, l’alliance entre les libéraux et les catholiques avait avant tout pour but d’obtenir du gouvernement qu’il satisfasse aux exigences formulées dans les pétitions. Si l’opposition au sein la Seconde Chambre émettait de nombreuses critiques au début de 1830, «même alors, ces griefs visaient exclusivement les ministres et non la dynastie […]. On faisait invariablement preuve de la plus grande retenue lorsqu’il était question de la position du roi.»

Toujours selon White, le soutien à la maison d’Orange-Nassau était plus important que ce que l’on voulut bien admettre après la révolution. L’annulation partielle des réformes en matière d’éducation fin mai et l’abrogation de l’arrêté royal faisant du néerlandais la langue officielle (taalbesluit) début juin ont passablement calmé les esprits. Il n’empêche qu’aux yeux de l’aile radicale de l’opposition, ces concessions arrivaient trop tard et étaient insuffisantes. Pourtant, White était convaincu que si Guillaume Iᵉʳ avait accepté de revoir d’autres points de sa politique, «la révolution se serait éteinte tout naturellement».

L’ancien colonel britannique Charles White était convaincu que si Guillaume Ier avait accepté de revoir d’autres points de sa politique, «la révolution se serait éteinte tout naturellement»

Trouve-t-on alors des signes d’un soulèvement imminent chez les futurs membres du Gouvernement provisoire à Bruxelles? On sait que Louis de Potter caressa l’idée d’une scission administrative sous l’égide des Orange. Il abandonna ce projet, et son bannissement au printemps 1830 l’empêcha de mener la moindre activité politique. Alexandre Gendebien (1789-1869), l’un des avocats qui assura la défense de Louis de Potter, était déjà connu à l’époque pour être favorable au rattachement des Pays-Bas méridionaux à la France plutôt qu’à l’indépendance de la Belgique. Après la révolution de Juillet à Paris, il espéra réaliser son idéal, mais dut vite déchanter, faute de soutien français.

Républicain et farouche critique de Guillaume Iᵉʳ, Gendebien n’a toutefois jamais ouvertement prôné le renversement de la dynastie. Jusqu’en 1830, il entretient de bonnes relations avec le prince Frédéric et le prince héritier, qui sont comme lui membres de l’Ordre des francs-maçons des Pays-Bas. Pourtant, Gendebien se verra souvent attribuer à tort un rôle de leader dans l’émeute du 25 août 1830, bien qu’il n’ait même pas été présent à Bruxelles ce jour-là. C’est aussi le cas d’un autre membre éminent de l’opposition extraparlementaire, l’avocat Sylvain Van de Weyer (1802-1874), originaire de Louvain.

En définitive, rien ne prouve que les hommes qui prirent la tête de la rébellion à la fin de l’été 1830 aient forgé des plans pour une Belgique indépendante avant le 25 août. Un élément révélateur à cet égard est l’optimisme dont fait encore preuve Charles Rogier (1800-1855) à Liège (deuxième grand foyer d’opposition après Bruxelles), au début du mois d’août 1830. Charles X, le dernier roi Bourbon en France, a dû fuir Paris lors des Trois Glorieuses à la fin juillet. Cet événement provoque aussi une onde de choc en Belgique, tant auprès des autorités que dans l’opposition. Lorsque la nouvelle lui parvient, Rogier écrit dans le quotidien liégeois Le Politique qu’il se réjouit pour le peuple français, mais qu’il se félicite en même temps que les Belges ne doivent pas recourir à la violence pour obtenir des réformes. «La voie légale nous est ouverte, et les lumières qui vont jaillir des événements actuels rendent plus certain que jamais chez nous le succès d’une opposition légale, paisible et grave.»

Un Sud florissant et un Nord figé

Comment expliquer alors ce revirement de situation? On invoquera en premier lieu la tendance du roi Guillaume Iᵉʳ à reprendre d’une main ce qu’il a donné de l’autre, comme le montrent les paroles éloquentes de von Mier. Se méprenant sur les mobiles de l’opposition, le roi redoute une atteinte à son autorité et est en outre tiraillé entre des conseils parfois contradictoires. Tout cela l’entraîne dans une voie qui l’éloigne de son but.

Un péril d’un tout autre ordre tient à la situation économique. En 1830, le Royaume uni est un pays relativement prospère. Le Sud, en particulier, ne peut qu’être reconnaissant envers Guillaume Iᵉʳ pour sa politique de stimulation économique. Pirenne l’admet: «De l’“amalgame” qui leur a été imposé par les Puissances, la Belgique, au point de vue économique, a sans nul doute profité beaucoup plus largement que sa voisine

Dans le Nord, les avantages de l’union avec le Sud l’emportent à peine sur les inconvénients. «Pour la Belgique, au contraire, l’union, à l’envisager du point de vue économique, fut incontestablement un bienfait. Abandonné à lui-même, le pays eût été incapable de se maintenir au point où il était arrivé sous l’Empire. […] La création du royaume des Pays-Bas lui apporta le salut

Au fur et à mesure que l’économie se développe dans les provinces du Sud, leurs habitants prennent conscience de leur subordination politique aux provinces du Nord. En même temps, dans l’ancienne République, on se demande quelle peut bien être l’utilité de cette union avec le Sud, étant donné qu’Anvers éclipse de plus en plus Amsterdam en tant que principale plaque tournante du commerce.

Au reproche que le Sud profite davantage de l’union que le Nord, on riposte que l’ancienne élite mercantile est en grande partie responsable de cette situation. Après 1815, le Nord parvient difficilement à s’affranchir de son passé de puissante nation commerçante sous la République. L’industrialisation accuse des lenteurs et Guillaume Ier peine à convaincre les bailleurs de fonds septentrionaux à investir dans les manufactures du Sud, malgré toutes les mesures d’incitation.

Au fur et à mesure que l’économie se développe dans les provinces du Sud, leurs habitants prennent conscience de leur subordination politique aux provinces du Nord

À cet égard, l’influent avocat, journaliste et homme politique libéral Jean-Baptiste Nothomb (1805-1881) constate dans son Essai historique et politique sur la révolution belge qu’«une population progressive lutte contre une nationalité stationnaire; un peuple méridional, jeune et imprégné des idées modernes, entraîne vers une civilisation nouvelle un peuple septentrional, vieux et ne vivant que de son passé».

Un article paru le 14 février dans le Courrier de la Meuse, l’un des principaux journaux catholiques du Sud, presse Guillaume Iᵉʳ de passer à l’action. Le quotidien conseille au gouvernement de revoir d’urgence sa politique s’il veut préserver l’unité du pays. Rien n’est encore perdu, mais le temps est compté. «Une nation s’irrite difficilement et se meut lentement; on peut la tourmenter durant des années avant de lui faire perdre patience, avant de la pousser à bout; mais une fois qu’elle est irritée tout de bon, une fois qu’elle a résolu de s’affranchir, de se délivrer de l’oppression, une fois que le cri de l’indépendance et de la liberté s’est fait entendre et a retenti partout, il est bien difficile alors d’arrêter le mouvement; on ne l’arrête pas en voulant le comprimer violemment.»

Si l’industrie dans les provinces du Sud reste de faible ampleur, elle a quand même pu se développer, notamment grâce à une main-d’œuvre abondante et bon marché, la densité de population y étant beaucoup plus élevée que dans le Nord. Les nouvelles usines et les mines de charbon fournissent des emplois à des dizaines de milliers de travailleurs, mais donnent aussi naissance à un prolétariat urbain aux conditions de vie souvent misérables. Cette nouvelle classe ouvrière se tient largement à l’écart du politique et est satisfaite du moment qu’il y a assez de pain sur la table.

Inversement, l’économie joue un rôle mineur dans les débats entre le gouvernement et l’opposition. En accord avec l’esprit du temps, Guillaume Iᵉʳ ne pense pas qu’il soit du ressort du gouvernement de se préoccuper des conditions de vie des travailleurs. Mais De Potter et ses semblables ne se soucient guère plus de leur sort. Les avocats et les journalistes, jeunes pour la plupart, qui donnent le ton au sein de l’opposition libérale sont surtout issus de la classe moyenne (supérieure), et leurs critiques portent essentiellement sur les lacunes en matière de démocratie et de libertés civiles. Compte tenu de leur formation juridique, ils s’intéressent peu aux questions économiques.

Les choses changent lorsque l’image de nation prospère commence à se fissurer. L’industrie du Sud n’aurait jamais connu un tel essor sans la politique de stimulation de Guillaume Iᵉʳ. Toutes ces entreprises auraient-elles été viables sans l’aide de l’État? Lorsque l’Europe entre en récession économique à la fin des années 1820, le problème de la surproduction apparaît au grand jour. Par ailleurs, l’introduction de nouvelles machines permet d’obtenir un rendement égal avec moins de bras. Il en résulte une baisse des salaires et une augmentation du chômage. Dans le Sud comme dans le Nord, de plus en plus de gens sont réduits à la misère, surtout dans les villes. Pour ne rien arranger, l’été 1829 est terriblement pluvieux et l’hiver suivant d’une rigueur peu commune, ce qui se traduit par de piètres récoltes et une forte hausse du prix du pain. Le gouvernement se voit contraint de céder aux pétitions contre la «mouture», un impôt sur les grains de céréales réduits en farine.

Selon les estimations, en 1830, un tiers de la population bruxelloise dépend au moins en partie des œuvres de charité. Mais pour l’heure, personne ne s’est encore révélé capable d’intégrer le problème croissant du mécontentement social au programme de l’opposition politique.

Ce texte est une version remaniée d’un chapitre de: Willem de Bruin, De scheiding die niemand wilde. Nederland en Belgie de vereniging en de breuk 1815-1839, Atlas Contact, Amsterdam, 2023.
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Willem de Bruin

journaliste - auteur de De Gouden Rots (La Rocher d'or), livre paru aux éditions Balans d'Amsterdam

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