Le surréalisme pour les masses : «Cowboy Henk»
Jamais cowboy n’a été moins américain et moins héroïque que Cowboy Henk, le personnage de bande dessinée presque quarantenaire imaginé par les artistes flamands Herr Seele et Kamagurka. Cette création absurde et volontairement potache vit une remarquable seconde jeunesse en France depuis quelques années. Alors que les auteurs s’approchent de l’âge de la retraite, le fruit artistique de leurs personnalités, empreint de l’histoire de l’art belge, est adopté par un nouveau lectorat en France, grâce au travail de revalorisation entrepris par la maison d’édition bruxelloise FRMK.
Pour les Flamands, les blagues de Cowboy Henk font partie du patrimoine culturel depuis le début des années 80 du siècle dernier. En 1981, le scénariste Kamagurka (° 1956, pseudonyme de Luc Zeebroek) et le dessinateur Herr Seele (° 1959, pseudonyme de Peter Van Heirseele) publient une série de gags dans le quotidien De Vooruit / De Morgen mettant en scène le personnage de Bob Plagiaat. À l’issue de cette séquence, le personnage principal propose un héros de bande dessinée qu’il va dessiner lui-même: ce sont les débuts du personnage qui appelle «Cowboy Henk, contrairement à Zorro»
Le personnage à la houppe blonde impressionnante est un vrai cowboy dans les premiers strips, mais très vite il devient un personnage sans métier fixe, dont les principaux atouts pour ses créateurs sont sa bêtise, son impulsivité et son passé inexistant, ce qui permet de créer des blagues à souhait sans devoir tenir compte de ce qui a précédé.
© FRMK / Kamagurka & Herr Seele.
Très vite, Cowboy Henk devient la figure de proue de l’hebdomadaire flamand Humo, une revue inclassable, une sorte de mélange des Inrockuptibles et de Charlie Hebdo. En Flandre, à l’époque, Humo, initié par les éditions Dupuis, était la plus populaire des revues publiant la programmation de la radio et de la télé flamande et faisait donc partie des achats hebdomadaires de centaines de milliers de foyers flamands avant que la télévision numérique ne permette aux spectateurs de vérifier la programmation à chaque instant sur l’écran de la télé même et que le tirage de Humo ne s’effondre de plus en plus. La formule qui faisait le succès du magazine consistait en la combinaison de reportages journalistiques sur l’actualité belge, d’entretiens exclusifs et de nouvelles sur la télévision et sur le monde rock et pop à l’international, le tout complété de beaucoup d’humour, tant par écrit que dans les illustrations, car la revue accueillait la fine fleur des illustrateurs et des dessinateurs de presse, notamment Ever Meulen, Joost Swarte et donc Kamagurka et Herr Seele.
Dans ce contexte, la notoriété des auteurs de Cowboy Henk dépasse très vite le stade d’auteur de bande dessinée favori d’une revue influente. Ils produisent des émissions à la télévision flamande et remplissent des salles en Belgique et aux Pays-Bas avec leurs spectacles humoristiques. Malgré leur omniprésence et l’appréciation presque généralisée, le succès de Cowboy Henk ne se traduit jamais en grands nombres de livres vendus. Pourtant, depuis le début, il y a eu plusieurs tentatives de lancer une série de même format que la plupart des best-sellers flamands, notamment des albums brochés bon marché. Même si les éditeurs les plus spécialisés s’y sont mis, ces séries de Cowboy Henk n’ont jamais connu de longévité. Les lecteurs flamands aiment toujours lire une page hebdomadaire du cowboy dans Humo, où la série a su survivre à plusieurs changements de propriétaire, de formule et de rédaction en chef, mais elle est toujours restée un phénomène de presse, comme la plupart des séries de gags d’origine néerlandophone d’ailleurs.
À l’étranger, le héros à la houppe blonde suit une trajectoire très différente. Dans les années 1970 et 1980, une époque où très peu d’auteurs de bande dessinée ou de dessin de presse flamands réussissent à franchir les frontières linguistiques, l’étoile de Kamagurka en particulier se met à briller très vite dans les revues d’avant-garde en France et aux États-Unis. Avec son style proche de celui du regretté Reiser, la revue légendaire Hara-Kiri l’a vite adopté. Aux États Unis, il collabore, avec plusieurs autres illustrateurs de Humo d’ailleurs, à la revue Raw, éditée par Art Spiegelman, l’auteur du fameux Maus, et sa femme Françoise Mouly. Cowboy Henk et Herr Seele suivent dans les pas de Kamagurka et c’est ainsi que le cowboy se retrouve aussi dans Raw ou dans les revues L’Écho des savanes, Le Psikopat ou Fluide Glacial, sous les noms traduits Maurice le cowboy ou encore Cowboy Jean. Contrairement à la situation en Flandre, Henk n’a jamais trouvé de lieu de publication stable à l’étranger. En revanche, ses présences dispersées ont suffi à impressionner les esprits des lecteurs. En effet, la série profite d’une image plus culte et artistique à l’étranger qu’en Flandre, où l’ubiquité des auteurs et de la série a rendu la plupart de ses lecteurs insensibles à son côté novateur.
© J. Jacobs.
Un couple invraisemblable
Peu de bandes dessinées ressemblent, même superficiellement, à Cowboy Henk. D’un côté, la série privilégie un humour absurde, féroce et inattendu, issu de l’imagination indomptable et chaotique de Kamagurka. Un gag de Cowboy Henk n’est pas limité à un registre particulier. Henk peut être le coiffeur d’un chauve, médecin, il peut abuser des drogues, être extrêmement violent, la seule condition étant que son comportement serve à la chute du gag. D’un autre côté, ces scénarios sauvages et libres sont modérés par le classicisme de la blague racontée en une planche, genre perfectionné par les grands de la bande dessinée européenne à l’époque des hebdomadaires Tintin
et Spirou. Les quatre bandes qui mènent à une chute obligatoire aident à contenir la liberté comique de Kamagurka, mais ce sont également le dévouement et la finition soignée de Herr Seele qui structurent Cowboy Henk et qui ont contribué à la longue vie du personnage.
Les illustrations de Kamagurka lui-même sont souvent plus variables et spontanées et, dès lors, conviennent moins à une série somme toute classique.
Le dessin de Cowboy Henk, en revanche, est très codifié, au point qu’il pourrait se prêter à des interprétations pop art comme les fameux tableaux de Roy Lichtenstein, avec les lignes de contour impitoyables et les couleurs primaires qui caractérisent les planches de la série depuis que la couleur y a fait son entrée.
En même temps, Herr Seele a toujours su donner une personnalité forte à ses dessins. Les gestes sont souvent exagérés, les proportions des parties du corps variables en fonction de la blague ou simplement de l’humeur de la journée du dessin en question. En général, on néglige souvent l’impression esthétique de la série auprès du lecteur. Pourtant, la nouvelle vogue de Cowboy Henk en France y doit beaucoup. Cette dernière est le fruit d’une collaboration invraisemblable entre les deux auteurs populaires flamands et l’éditeur de bandes dessinées francophone le plus résolument avant-gardiste de Belgique: FRMK.
© FRMK / Kamagurka & Herr Seele.
Projet de plusieurs anciens étudiants de l’école supérieure Saint-Luc de Bruxelles, les éditions Fréon, plus tard connues sous les noms Frémok et FRMK, ont fait leur renommée à la fin du siècle dernier avec des livres à formats variables, loin de la bande dessinée traditionnelle, aux narrations complexes, histoires sérieuses et styles plastiques inspirés plutôt par l’histoire de la peinture que par l’histoire de la bande dessinée. L’humour est venu tard dans le catalogue de cette maison d’édition. En 2009, FRMK a publié le premier livre d’une série de collaborations entre certains auteurs de la maison et certains artistes outsiders de l’atelier «la S» à Vielsalm (province de Luxembourg).
Avec la poésie de ces collaborations entre des auteurs formés à l’école d’art et des artistes handicapés mentaux venait aussi l’humour dû à l’imagination de ceux-ci. Il n’est peut-être pas invraisemblable de voir le projet d’édition de Cowboy Henk en lien avec les projets avec “la S”: même si le professionnalisme de Kamagurka et Herr Seele est loin du travail souvent très spontané des auteurs de Vielsalm, il s’en dégage une naïveté assumée, une persévérance remarquable et un humour inattendu. Quoi qu’il en soit, les trois collections des aventures de Cowboy Henk parues chez FRMK témoignent d’un soin éditorial dont la série n’a que très rarement pu profiter en Flandre.
Même si les gags de la première collection, L’Humour vache, sont issus d’une collection encore plus imposante sur le plan matériel parue en néerlandais aux éditions De Bezige Bij Antwerpen, le choix des blagues, leur mise en couleur aussi équilibrée que criante, spécialement pour l’édition francophone, et la forme matérielle du livre se distinguent de la plupart des albums plus bâclés en néerlandais. Cela témoigne d’un respect pour le travail de Kamagurka et Herr Seele qu’a remarqué le jury du Festival international de la bande dessinée à Angoulême, car L’Humour vache y a reçu le prix du Patrimoine en 2014. Il est tout à fait significatif que ce prix soit le seul à y être décerné à un éditeur et non pas à un auteur.
Fort de ce succès, FRMK a enchaîné ses expériences avec deux autres collections thématiques du Cowboy: Histoire de la Belgique (pour tous) et L’Art actuel, ce dernier thème très logique pour une série dont a toujours émané une fascination pour l’art moderne. Comme l’éditeur le déclare en petites lettres à la fin de L’Humour vache: Cowboy Henk, c’est le surréalisme pour les masses. Il est donc logique que cette édition française mette en valeur le caractère artistique et exceptionnel d’une série de bandes dessinées qui, en Flandre, semble faire partie du décor depuis trop longtemps pour que tous ses mérites y soient reconnus.