Le terrorisme exemplaire de Tom Lanoye
GAZ, plaidoyer d’une mère damnée de Tom Lanoye s’inscrit dans la lignée des monologues-témoignages frontaux, que le théâtre propose en abondance ces dernières années.
Au lendemain d’un attentat au gaz dans le métro qui a fait «cent quatre-vingt-quatre morts, parmi lesquels soixante-dix écoliers et vingt enfants en bas âge», dont le plus jeune avait à peine trois mois, la mère du terroriste se présente seule, «bien habillée» mais sans chaussures, au crépuscule. Elle avance comme sur un champ de bataille, allusion à la Première Guerre mondiale. Le texte de Tom Lanoye (° 1958) a en effet été écrit en réponse à une commande pour la commémoration de la toute première utilisation du gaz de combat dans l’histoire de l’humanité, près de la ville d’Ypres, au cours de la Grande Guerre.
© A. Los.
Le dramaturge flamand choisit deux épigraphes, la première de Jean-Paul Sartre, la seconde d’Anders Breivik, ce terroriste norvégien d’extrême droite, auteur des terribles attentats d’Oslo et d’Utøya, qui invoque «le principe de nécessité» comme cause de ses actes. Commence aussitôt le long monologue de la mère blessée, dont la souffrance est difficilement audible du fait que son fils est l’assassin, le sanguinaire tueur de près de deux cents personnes.
De quel terrorisme parlons-nous? Tom Lanoye ne distingue pas les différentes formes d’atrocités. Ainsi, en écho à Anders Breivik, évoque-t-il un jeune radicalisé, devenu barbu et religieux, vêtu d’un «bonnet de prière» et parti faire la guerre en Orient. Cet homme est originellement un Occidental, puisqu’il est accueilli sur le front oriental avec méfiance, comme «l’étranger, le converti improbable». Pourquoi les mots «islam», «islamisme» et «musulman» ne sont-ils jamais prononcés? Probablement parce que l’écrivain cherche à énoncer un cas exemplaire mais non isolé ni unique. Au risque de simplifications, Anders Breivik et l’islamisme fonctionnent en miroir, ou plutôt en reflets d’une même réalité: la monstruosité. L’écrivain ne considère les attentats que sous le seul prisme des actes, faisant trop rapidement fi des intentions et des circonstances. En se concentrant sur ces actes, en ne nuançant jamais ces derniers par une prise en compte des réalités ou des personnes, Tom Lanoye en vient à écrire d’étranges et délicates suppositions: «Et si mon fils avait commis ces actes en temps de guerre, dans l’uniforme de nos armées? On lui aurait élevé un monument. Dans chaque ville il aurait une rue à son nom.» Assimiler une tuerie de masse, ne comprenant que des (civils) innocents, à un acte en temps de guerre est – sans autre précision – pour le moins maladroit.
GAZ, plaidoyer d’une mère damnée s’inscrit dans la lignée des monologues-témoignages frontaux, que le théâtre propose en abondance ces dernières années. Il s’agit de récits de vie évidemment dramatiques, humbles et héroïques, politiques, engagés, militants, féministes ou conquérants, avec une insistance spécifique sur l’anodin; nous sommes constamment en face d’une personne «normale», à laquelle chaque spectateur peut (doit ?) s’identifier, ce qui permet à l’écrivain de distiller un soupçon de culpabilisation dans le cœur de son public au cas où il manquerait d’empathie: «Les gens pensent et disent n’importe quoi, dès lors qu’ils sont confrontés à une chose en laquelle ils ne veulent pas se reconnaître. Notre plus grand sentiment d’insécurité ? C’est quand on regarde un monstre en pleine gueule et qu’on se reconnaît. (…) À votre place, je penserais peut-être la même chose, s’il s’agissait de votre enfant. Ou alors ça vous fait peur aussi? Que je me reconnaisse en vous? Qui est le monstre ici ?» Tom Lanoye donne ici raison à Julien Gracq lorsque ce dernier écrit, dans La Littérature à l’estomac: «L’écrivain moderne est devenu une figure de l’actualité.»
Il n’est pas surprenant que la radicalisation habite aujourd’hui notre littérature, tant la distanciation artistique et le témoignage permettent de mettre des mots sur l’horreur. Ainsi Désaxé de Hakim Djaziri, pièce parue l’an dernier, raconte l’histoire d’un jeune pris dans un processus de radicalisation; est par ailleurs sorti au début de cette année 2020 Il nous reste les mots, dialogue entre Georges Salines, le père d’une victime du Bataclan, et Azdyne Amimour, celui de l’un des trois terroristes du commando. Le premier texte se présente comme un geste théâtral, tandis que le second est une correspondance sans distanciation entre deux hommes blessés: deux voies pour aborder une même réalité. Avec GAZ, Tom Lanoye ne tranche jamais entre les deux possibilités, si bien que son récit, touchant à bien des égards, manque cependant d’une langue propre et soignée, d’un style résolument travaillé et original; un tel monologue, en ce qu’il n’est qu’une glose réitérée de l’actualité, est in fine prévisible, presque trop sage.