Débrouiller l’écheveau de notre temps: le théâtre aux Pays-Bas aujourd’hui
La pandémie de coronavirus a fait trembler le théâtre néerlandais sur ses bases. Plus que jamais, les compagnies mettent à contribution l’art en général et le théâtre en particulier pour offrir des repères à la société. Diverses initiatives surprenantes et courageuses prouvent la résilience d’innombrables institutions et professionnels du théâtre, qui poursuivent leurs efforts contre vents et marées. Un regard sur le théâtre aux Pays-Bas en 2021 et sur ses sources d’inspiration: des tribulations d’un noble amstellodamois au Moyen Âge aux méfaits d’un grand criminel à notre époque.
Aux Pays-Bas comme ailleurs, le secteur culturel a été durement touché en 2020 et durant les premiers mois de 2021: report ou annulation des concerts, sorties cinématographiques et représentations théâtrales, fermeture des musées, galeries d’art et bibliothèques. Outre la crise sanitaire, l’incohérence des mesures et le maigre soutien financier apporté au secteur culturel ont souvent suscité colère et incompréhension.
© M. Saris
Par ailleurs, le régime de subventions néerlandais est conçu de telle manière que les aides gouvernementales pour la période 2021-2024 avaient été octroyées et versées avant même le début de la pandémie pour des projets qui, en fin de compte, n’ont pu voir le jour en raison du confinement. Une situation qui a encore accru la pression sur un système déjà chancelant.
Nécessité d’adaptation
La presse et le public ont témoigné un grand respect pour l’énorme résilience dont les institutions et les professionnels du théâtre ont fait preuve dans ces nouvelles circonstances. Les représentations se sont poursuivies en dépit du nombre fortement réduit de spectateurs autorisés, tantôt dans la configuration classique en respectant la distance d’un mètre et demi entre les personnes, tantôt en recourant à des formules plus originales, tel le concept de drive-through
imaginé par le groupe Karavaan d’Alkmaar en Hollande-Septentrionale : son spectacle Brandstof (Combustible) conviait les spectateurs à un itinéraire en voiture au sein d’une usine désaffectée pour découvrir, sans sortir de leur véhicule, l’histoire fascinante de cinq individus arrivés à un tournant de leur vie, chacun occupant un espace scénique distinct.
Et c’est loin d’être la seule initiative de ce genre. Les spectacles en solo se sont multipliés de façon tout à fait singulière. Il va sans dire que le monologue présente de nombreux avantages en situation de crise: un seul comédien sur scène coûte moins cher, les arrangements sont aisés à conclure et personne ne doit se soucier des règles de distanciation physique. Qui plus est, de nombreux créateurs de théâtre ont investi la Toile: le théâtre virtuel est apparu comme une option salutaire, même si certains, attachés à la dimension physique de l’expérience théâtrale, refusent d’y voir une véritable solution de rechange. Outre l’enregistrement de spectacles antérieurs, des représentations ont été diffusées en direct pour générer une nouvelle façon d’expérimenter l’art scénique.
Le Noord Nederlands Toneel (NNT) de Groningue, par exemple, a rapidement mis en place une salle de théâtre numérique : le NITE Hotel a ouvert ses portes le 28 avril 2020.
L’idée est de permettre aux spectateurs d’assister à la diffusion en ligne d’une représentation de façon anonyme ou interactive. En se rendant visibles à l’aide d’une webcam ou en publiant des commentaires sur la chatbox, ils peuvent participer de façon encore plus directe et interactive que dans le cadre familier du théâtre.
Au printemps 2020, le NITE Hotel organisait un festival en ligne de quatre jours, en collaboration avec des groupes de diverses disciplines artistiques. Le spectacle Before / After, un hommage haut en couleur à la poésie de la banalité, a ainsi été donné en première mondiale. L’excellent travail des cadreurs, alternant plans d’ensemble et gros plans intrigants, offrait au spectateur installé devant son écran d’ordinateur une expérience inédite qu’il a pu commenter lors d’un échange informel après le spectacle.
D’autres compagnies ont également cherché leur salut dans la diffusion en direct et les plateformes en ligne. Un exemple à un niveau très local est le concept novateur mis au point par la troupe PeerGrouP du village de Donderen, dans la province de Drenthe. Grauwe Erwten (Pois chiches) combinait de façon originale un monologue audio avec une promenade et un repas. Le participant parcourait virtuellement un itinéraire de son choix, en compagnie d’une jeune femme atteinte du coronavirus: une petite histoire à dimension universelle. Le code d’accès au monologue était livré à domicile dans un colis incluant également des recettes et des produits locaux permettant de préparer un repas simple pour deux personnes.
Absence de grands noms d’auteurs
En ce qui concerne le répertoire, les Pays-Bas n’ont pas d’auteurs dramatiques de l’envergure d’un Shakespeare, Molière ou Tchekhov qui seraient montés presque chaque saison dans le circuit professionnel. Le patrimoine dramaturgique néerlandais se limite curieusement à deux grands noms: Joost van den Vondel (1587-1697) et Herman Heijermans (1864-1924).
À partir de 1641, la pièce historique de Vondel Gijsbrecht van Aemstel, sur un noble aux prises avec les assiégeants d’Amsterdam vers l’an 1300, donna naissance dans la capitale à une tradition de représentations annuelles, qui se maintint jusqu’à la fin des années 1960. Les tentatives ultérieures pour donner un second souffle à cette tradition ou pour remettre stablement à l’honneur l’œuvre théâtrale de Vondel en restèrent le plus souvent au stade des bonnes intentions.
Les pièces de Vondel ne sont plus montées qu’occasionnellement. Deux comédiens du collectif Dood Paard (Cheval mort) d’Amsterdam avaient préparé une version adaptée de Gijsbrecht pour la période 2020 – 2021 de Noël et de Nouvel An, mais ont dû l’annuler en raison de la pandémie. En revanche, une adaptation de la tragédie Lucifer a pu être représentée dans la ville de province Almere avant le durcissement des mesures sanitaires. Lors d’un spectacle éblouissant, douze jeunes acteurs du Theatergroep
SubSub, sous la conduite de la directrice artistique Esther Bolte, ont prouvé à quel point les Pays-Bas ont tort de négliger leur «Prince des poètes».
Le socialiste Herman Heijermans, éminent représentant du réalisme néerlandais, doit sa renommée essentiellement à une pièce qui, depuis sa création en 1900, a été traduite, jouée et filmée dans le monde entier: Op Hoop van Zegen (La Bonne Espérance). Ce drame qui dépeint le sort misérable des pêcheurs servit plus tard de modèle à toute une série d’œuvres sur le thème de l’injustice. Et ce, jusqu’à nos jours, puisque l’Internationaal
Theater Amsterdam (ITA) a donné, en septembre 2020, quelques représentations de la pièce Flight 49, un drame inspiré de Op Hoop van Zegen et mis en scène par l’Australien Simon Stone. Celui-ci met en cause la sécurité aérienne, à l’exemple de Heijermans qui, en son temps, dénonçait l’état déplorable des bateaux de pêche.
Bien sûr, les Pays-Bas comptent encore des dramaturges à l’heure actuelle, quoique de moindre renommée. Malgré leur petit nombre et leur âge respectable, ils exercent une influence qui déborde parfois les frontières nationales. Des pièces notamment de Judith Herzberg, Rob de Graaf, Maria Goos, Lot Vekemans et Don Duyns ont été traduites et jouées en Europe et au-delà. Pour autant qu’il existe de jeunes plumes de talent, leur travail n’est généralement pas disponible (dans l’immédiat) pour les intéressés. Ces œuvres voient généralement le jour dans le cadre de relations exclusives avec les comédiens, le metteur en scène et le directeur artistique des petites ou moyennes compagnies auxquelles ces auteurs se sont liés. En conséquence, le rayonnement de leur production littéraire se limite bien souvent à une série de représentations pour un public restreint.
Narration dramatisée
Dans le théâtre contemporain des Pays-Bas, rares sont les spectacles qui se basent encore sur des textes d’auteurs dramatiques. De plus en plus souvent, surtout pour les productions destinées aux grandes salles, les metteurs en scène privilégient les romans et récits, tant néerlandais qu’étrangers. Si, de tout temps, l’épopée a servi d’inspiration au drame, ce phénomène connaît un nouvel essor aux Pays-Bas depuis la fin du dernier millénaire.
L’un des pionniers de ce type de théâtre est le metteur en scène flamand Guy Cassiers qui a assuré, de 1998 à 2006, la direction artistique du RO Theater, l’ancienne compagnie de la ville de Rotterdam. Son intérêt pour l’adaptation de la prose et le recours aux techniques audiovisuelles modernes s’est traduit par un cycle monumental de quatre pièces d’après Marcel Proust, montées entre 2002 et 2004. Le jeu d’acteur, la narration, la musique en direct, les images vidéo et les projections de textes y sont pleinement exploités pour faire ressortir la richesse polysémique de À la recherche du temps perdu et transformer cette œuvre en prose colossale en une expérience scénique exaltante.
Par ailleurs, la dramatisation de romans a aussi une visée expressément commerciale. On ne compte plus les succès fulgurants dans le monde littéraire. Les suppléments de journaux, les nombreux prix et autres talkshows avec panel d’invités sont autant de canaux de promotion qui propulsent en un temps record un roman au rang de bestseller. Une évolution dont les créateurs de théâtre s’emploient aussi à tirer parti en sortant à la hâte des versions scéniques de ces succès littéraires, dans l’espoir d’attirer les lecteurs au théâtre.
L’ITA en fournit un exemple avec la version scénique de Une vie comme les autres de Hanya Yanagihara, dans une mise en scène du directeur artistique Ivo Van Hove. Réalisée à l’automne 2018, cette adaptation tablait indéniablement sur le succès rencontré par le roman à l’échelle mondiale, et de toute évidence aussi aux Pays-Bas. D’une part, les lecteurs du bestseller ont pu éprouver la joie de reconnaître la trame du roman dans le spectacle; d’autre part, le spectacle a généré de nouveaux lecteurs désireux de redécouvrir l’histoire dans le roman.
Auparavant, Van Hove avait déjà transposé au théâtre des romans de Louis Couperus, un contemporain de Heijermans, et monté The Fountainhead, une adaptation de quatre heures unanimement acclamée du roman éponyme d’Ayn Rand. Mentionnons encore sa récente mise en scène très appréciée du spectacle solo du comédien Hans Kesting, basé sur le roman autobiographique Qui a tué mon père écrit en 2018 par le jeune écrivain français Édouard Louis.
© S. Peper
Toneelschuur Productions avait donné plus tôt la première de Weg met Eddy Bellegueule, d’après le roman tout aussi autobiographique En finir avec Eddy Bellegueule (2014) du même auteur. Ce spectacle, qui raconte le coming out d’un jeune homme dans un milieu ouvrier oppressant du nord de la France, était interprété par quatre jeunes acteurs sous la direction de la metteuse en scène d’origine norvégienne Eline Arbo.
Sans aucun doute, Weg met Eddy Bellegueule a été la sensation théâtrale de la période d’avant-Covid. La presse, le public et l’auteur lui-même ont été profondément impressionnés par le spectacle. Les quatre jeunes comédiens signaient une prestation magistrale en interprétant tous les personnages à tour de rôle: pas seulement le protagoniste tourmenté, mais aussi l’ensemble de son entourage, des gens qui le méprisent, le ridiculisent ou l’ignorent aux rares personnes qui lui font confiance et l’accueillent. En collaboration avec l’ITA, ce spectacle a également été diffusé une seule fois en direct sur Internet, en janvier 2021.
Le rapport au canon
Bien entendu, les grands noms du théâtre restent également très présents. Pas de saison théâtrale aux Pays-Bas sans une ou plusieurs pièces de Shakespeare ou Tchekhov à l’affiche. Le village de Diever dans la Drenthe organise même depuis 75 ans des représentations de Shakespeare en plein air qui attirent chaque année plus de 20 000 spectateurs. Il s’agit certes ici de théâtre amateur, mais d’un niveau si professionnel que la presse nationale en parle dans les termes les plus élogieux.
L’Amsterdamse Bos (bois d’Amsterdam) est un autre site qui accueille chaque été des représentations en plein air de grands classiques internationaux, interprétés par des acteurs professionnels. Depuis 1985, il a servi de cadre à une petite quinzaine de pièces de Shakespeare, avec quatre ou cinq incursions dans le répertoire français. En 2011, par exemple, on a pu y assister à une splendide adaptation du classique du cinéma Les Enfants du paradis de Marcel Carné, sur un texte de Jacques Prévert. Et en 2013, c’était au tour d’un tout aussi brillant et très émouvant Cyrano, dans une adaptation originale de la pièce de Rostand. À l’été 2019, le BosTheater
(Théâtre du Bois) présentait, en collaboration avec De Warme Winkel (Le Magasin chaleureux), une grandiose adaptation des Trois Mousquetaires de Dumas.
© S. Knijff
Dans les grandes salles, l’ITA peut s’enorgueillir d’avoir donné les représentations les plus impressionnantes de Shakespeare de ces dernières décennies. En 2007, le metteur en scène Van Hove et son scénographe attitré Jan Versweyveld organisèrent un marathon de six heures intitulé Romeinse Tragedies (Tragédies romaines). Les pièces Coriolan, Jules César et Antoine et Cléopâtre étaient jouées dans un décor ultramoderne aux allures de lounge, et le public pouvait se déplacer librement entre le parterre, le balcon et le foyer, voire sur la scène. Le spectacle mêlait fiction et réalité: une arène politique contemporaine, où le public pouvait réagir aux événements en temps réel sur les réseaux sociaux.
En 2015, Van Hove créa de nouveau la sensation avec un autre imposant collage shakespearien, Kings of War, qui rassemblait des scènes de Henry V, Henry VI et Richard III. Le metteur en scène, qui semblait avoir imposé un nouveau standard dans les Romeinse Tragedies en matière d’expérience du public, renouait ici avec la pratique conventionnelle du quatrième mur entre l’espace scénique et la salle. Il n’empêche que cette production impressionna une fois encore par sa mise en perspective de l’arrogance du pouvoir, dont on trouve aujourd’hui des exemples affligeants jusque dans les pays à régime démocratique.
On peut se réjouir qu'un groupe croissant de créateurs de théâtre aux Pays-Bas parte en quête d'une narration pertinente et s'emploie à rester de plain-pied dans la réalité.
En 2016, la critique française récompensa Van Hove aussi bien pour Kings of War (Meilleur spectacle étranger) que pour Vu du pont d’après Arthur Miller, à l’Odéon-Théâtre de l’Europe (Meilleur spectacle de l’année). Début 2021, des reprises de Kings of War, des Tragédies romaines et d’autres spectacles ont été diffusées en direct avec des sous-titrages en anglais et parfois aussi en français par le biais d’ITAlive, un concept appelé à se développer dans les prochaines années.
La singulière popularité des drames de Tchekhov s’explique sans doute par la quête inhérente à ses personnages, qui évoluent dans une société en perte de repères et en proie à un avenir incertain. En 2018, le BosTheater et le Noord Nederlands Toneel montaient La Mouette comme une sorte de moralité contemporaine. Cette pièce de Tchekhov, mais aussi La Cerisaie, Oncle Vania, etc., ont également été représentées ailleurs au cours de ces dernières années. À Haarlem, Toneelschuur Productions a joué pendant quelque temps Les Trois Sœurs dans une mise en scène d’Eline Arbo, d’après une adaptation radicale aux nettes allures de manifeste féministe.
Moins un produit qu’un processus
Sans doute est-ce justement l’absence d’une solide tradition d’écriture dramatique qui a ouvert la voie à des formes de théâtre ayant valu aux Pays-Bas leur réputation, aussi à l’international, de modèle à suivre en matière d’innovation et d’avant-gardisme. Lorsque le répertoire des textes dramatiques s’épuise, on se met à explorer d’autres pistes créatives. Cela peut se faire par le biais de l’épopée dramatisée où le fictionnel continue à prédominer, mais il existe encore d’autres possibilités.
On assiste, surtout chez les jeunes créateurs, à une multiplication des spectacles dans lesquels l’élément fictif n’est pas seulement représenté, mais aussi commenté. On peut même y déceler un trait typique du théâtre néerlandais en 2021: la relativisation du fictionnel, l’exploration du genre dramatique en lui-même, la quête «démocratique» de l’interprétation et du sens, menée conjointement par les acteurs et par le public. De plus en plus souvent, les représentations sont confrontées aux automatismes qui se sont imposés dans le monde du théâtre. Le canon fait l’objet d’une analyse très critique quant à son actualité et une quête collective – mue par l’admiration, l’émerveillement ou la colère – donne naissance à de nouvelles productions ne recourant à aucun matériel préexistant.
© DR
On peut affirmer sans exagération que la compagnie Maatschappij Discordia a joué un rôle pionnier dans l’exploration de cette piste. Fondé à Amsterdam en 1981, ce collectif dirigé par Jan Joris Lamers continue de créer des spectacles qui aspirent de façon conséquente à démanteler les conventions théâtrales. Le travail scénique de Discordia se fonde sur la réflexion: la recherche dramaturgique précède la représentation, mais se poursuit aussi au cours de celle-ci. Avec son questionnement critique du média et sa conception essayistique du spectacle, le groupe a fait école aux Pays-Bas comme en Flandre. Aux Pays-Bas, des compagnies telles que ‘t Barre Land (Le Pays aride), Dood Paard, De Warme Winkel et Wunderbaum
sont toutes, à des degrés divers, les héritières de Discordia.
Exception faite des spectacles essentiellement récréatifs dans le circuit des productions indépendantes et non subventionnées, y compris les genres populaires comme la comédie musicale et les chansonniers, le théâtre contemporain aux Pays-Bas reste marqué par les expériences lancées à la fin des années 1960. À cet égard, il est frappant de constater à quel point les différentes disciplines (de la scène) sont aujourd’hui entremêlées: les frontières entre le théâtre de répertoire, le théâtre musical, le mime et la danse se sont estompées du fait que l’on ne privilégie pas le genre, mais l’urgence de donner aux arts du spectacle un sens et une signification pour le temps présent.
Bien sûr, il est aussi possible d’aborder les problèmes actuels en recourant à d’anciens chefs-d’œuvre, et l’on peut projeter les idées et conflits du passé sur notre époque. Mais les tentatives en ce sens sont parfois forcées, et ce n’est pas tout à fait sans raison qu’un critique a un jour fustigé avec cynisme le résultat de ce type de «théâtre de metteur en scène»: un Hamlet en landau et un Tartuffe en blue-jeans.
Message et poésie
Il semble que l’on ait pris conscience entre-temps qu’un spectacle ne doit pas nécessairement se résumer à un exercice de ce genre, agrémenté de quelques trouvailles contemporaines. Une nouvelle voie s’est dessinée grâce notamment à Eric de Vroedt, depuis 2018 directeur artistique du Nationale Theater de La Haye. Refusant catégoriquement d’actualiser le canon, il s’est exprimé en des termes très clairs sur ce sujet: «Ibsen ne répond pas aux préoccupations de notre époque, n’en déplaise aux dramaturges qui le répètent à l’envi.»
Sa série de dix spectacles mightysociety, montée entre 2004 et 2012 avec le soutien professionnel et publicitaire du Toneelgroep Amsterdam, prédécesseur de l’ITA, illustre bien ce nouvel élan dramatique. Elle aborde des thèmes politiques et sociaux, tels que le terrorisme, le populisme, la mondialisation et la diversité culturelle, sur un ton légèrement satirique, confrontant imperceptiblement les acteurs et les spectateurs au même dilemme moral.
En 2017, son magistral The Nation, un feuilleton en six épisodes présenté comme «un thriller théâtral d’aujourd’hui sur la société multiculturelle néerlandaise en perte de contrôle», prouvait une fois de plus son immense talent de dramaturge et de metteur en scène. Avec son excellente troupe de comédiens et de collaborateurs, il a ajouté un véritable classique au canon du théâtre national, une création ultramoderne et d’une actualité brûlante qui éclaire la complexité de la mondialisation et le besoin d’une réaction unanime. Après De Vroedt, les créateurs de théâtre ont été très nombreux à proposer des spectacles inspirés de l’actualité. Nous en donnons ci-dessous quelques exemples récents.
Dood Paard – encore brièvement présent sur scène à l’automne 2020 avec une version très personnelle et réduite à sa quintessence de la pièce Les Bonnes de Jean Genet – a monté The Tragedy of Slaughtervaart en 2018. Dans ce spectacle au message explicitement politique, le collectif dénonçait la privatisation des soins de santé, dans le cadre des abus constatés au sein du centre médical Slotervaart à Amsterdam. En octobre 2020, les femmes de théâtre Anoek Nuyens et Rebekka de Wit ont créé De zaak Shell (L’Affaire Shell), fruit d’un vaste travail d’investigation. Elles y anticipaient le procès intenté par une ONG environnementale contre le géant énergétique britanno-néerlandais Shell en raison de ses activités destructrices du climat.
© J. Ligtvoet
Dans la même période, Het Zuidelijk Toneel montait Casting «The Pass», qui dénonce les rapports de pouvoir malsains et le phénomène #MeToo dans le monde du théâtre. De Verleiders (Les Séducteurs), un collectif qui suscite une certaine controverse, a dû reporter à cause de la pandémie une série théâtrale, prévue à partir d’octobre 2020, qui avait précisément la crise sanitaire pour thème. Son Pandepaniek se veut un plaidoyer pour un retour rapide à «l’ancienne normalité» et constitue à vrai dire un appel à la désobéissance civile.
Pour conclure, revenons un instant à l’automne 2018. Dans le circuit indépendant, on pouvait alors assister à Judas, un spectacle basé sur l’autobiographie éponyme publiée en 2016 par Astrid Holleeder, sœur du grand criminel Willem Holleeder. Cette production synthétise assez bien toutes les tendances du théâtre néerlandais moderne: de la prose dramatisée, dans ce cas à partir d’un document non fictif, et un sujet encore très présent dans l’actualité, puisque l’appel de Holleeder contre sa réclusion à perpétuité est toujours en cours. Difficile de coller de plus près à la réalité.
Dans les meilleures expériences théâtrales de ce genre, le message et la poésie se mêlent avec intelligence. Malheureusement, ce n’est pas toujours le cas, et il se crée parfois un déséquilibre, donnant au spectacle un caractère trop pamphlétaire ou, au contraire, le faisant verser dans la métaphore nébuleuse. Quoi qu’il en soit, on peut se réjouir qu’un groupe croissant de créateurs de théâtre aux Pays-Bas parte en quête d’une narration pertinente et s’emploie à rester de plain-pied dans la réalité. Comme l’expliquait Hamlet jadis aux acteurs itinérants arrivés à la cour d’Elseneur, «le théâtre (…) a pour objet d’être le miroir de la nature, de montrer (…) au temps même sa forme et ses traits».