Le théâtre d’improvisation aux Pays-Bas et en Belgique
Depuis la fin des années 1980, le théâtre d’improvisation connaît une impressionnante croissance aux Pays-Bas, mais plus encore en Belgique, surtout au sud de la frontière linguistique. Il se distingue par sa fréquente dimension compétitive: aux Pays-Bas, c’est le theatersport originaire de Grande-Bretagne qui est en vogue, et en Belgique, le match d’impro, un dérivé de hockey sur glace originaire du Canada francophone. C’est précisément ce caractère compétitif qui lui vaut une popularité durable, tout particulièrement auprès des comédiens amateurs aux Pays-Bas comme en Flandre.
Dans son étude The Seven Ages of the Theatre (Les sept âges du théâtre, 1962), un ouvrage qui mérite toujours d’être lu aujourd’hui, le scénographe et historien du théâtre anglais Richard Southern se met en quête de l’essence du drame. Il y évoque entre autres un rituel primitif bavarois: dans la nuit du 6 décembre, des sauvages costumés et masqués sortent des bois à ski pour attraper et embrasser des jeunes filles.
Peut-on assimiler cet événement à du théâtre? La question se pose. Et l’on peut y répondre par oui comme par non. Non, parce que les intervenants ne parlent pas et ne jouent pas, qu’aucun endroit spécial, ni scène, ni décor, n’est prévu pour la représentation et que celle-ci n’est pas précédée de répétitions. Mais oui, parce qu’on y trouve des costumes et des masques. Mais surtout, on y improvise, «car aucun de ces “comédiens” ne peut savoir ce qui va se passer ou comment la nuit va se dérouler». Quant à l’improvisation, Southern affirme qu’aucun comédien n’y échappe, même dans le théâtre moderne: «Cette qualité particulière de l’imprévisible, et l’exigence inhérente d’une capacité à improviser rapidement, est propre à tout théâtre.»
Nul besoin d’être monté sur scène pour pouvoir imaginer ce qui s’y passe. Le théâtre a par définition quelque chose d’imprévisible: une représentation n’est jamais l’exacte copie d’une autre. Il peut y avoir à tout moment la nécessité de compenser un lapsus ou un trou de mémoire, de parer le jeu heurté d’un partenaire, de répondre à une réaction imprévue du public.
Transformer cette nécessité en défi, aller chercher le risque, garder la «fraîcheur» d’un spectacle à l’aide de moments créatifs choisis ad libitum: voilà ce qu’aiment les comédiens expérimentés, et c’est précisément ce plaisir qui est à la base de l’improvisation en tant que forme théâtrale autonome, une discipline qui peut se féliciter d’une grande popularité aux Pays-Bas et en Belgique ces trente dernières années.
Le theatersport aux Pays-Bas
Ici, l’improvisation ne désigne donc pas une méthode de formation dans une salle de répétition ni un spectacle résultant d’un assemblage de scènes improvisées –un type de production de plus en plus fréquent dans le milieu professionnel: quand on abandonne le concept traditionnel de spectacles basés sur un texte (de théâtre) existant, l’improvisation peut en effet être un catalyseur pour nommer, analyser et donner forme à des sujets actuels.
© Eefke Burg
Le théâtre d’improvisation comme genre autonome n’est pas nouveau. En Italie, à la fin du Moyen Âge, la commedia dell’arte n’avait par exemple ni règles établies ni texte écrit. Un spectacle s’élaborait à partir de certains personnages standard, comme le docteur, la femme de chambre et le valet, à l’aide d’un canevas que l’on pouvait librement broder.
Faire naître un spectacle à partir de personnages définis, selon des lignes narratives établies à l’avance: c’est d’une certaine façon le point de départ, dans les années 1960, de la fascination du «gourou de l’improvisation» Keith Johnstone en Angleterre. Son nom est mentionné dans tous les textes consacrés au théâtre d’improvisation, aujourd’hui pratiqué dans de nombreux pays.
Le theatersport, notamment, une pratique née après que Johnstone a assisté à un match de catch, a rencontré un vif succès dans le monde et a été chaleureusement accueilli aux Pays-Bas à la fin des années 1980. Cette forme a vivement séduit les étudiants, et des clubs ont vu le jour les uns après les autres dans les villes universitaires. Le theatersport est ainsi progressivement devenu un sérieux concurrent de la scène étudiante classique.
L’aspect «compétition», qui veut qu’il y ait toujours un gagnant et un perdant, est indéniablement un élément déterminant de son succès. Cela se passe généralement de la façon suivante: deux équipes de quatre joueurs se lancent un défi, par exemple imaginer la scène la plus comique ou la plus tragique qui soit, ou jouer une scène dans une époque historique donnée ou encore dans le futur.
Le meneur de jeu, pivot de l’événement, demande au public de faire des suggestions: il l’invite à définir un lieu, une époque du passé, une relation entre les acteurs, le titre d’un film qui n’a pas encore été tourné. Et cetera. Ces ingrédients peuvent créer la situation suivante: au XIXe siècle, une tante et ses deux neveux se trouvent sur une plage portugaise dans une scène terrifiante du film Fruits interdits en cours de tournage. Les plus téméraires jouent bien sûr la scène dans un authentique «portugais». Et ce n’est là qu’un exemple parmi d’autres.
Le succès d’une compétition réside non seulement dans les qualités de chacun des comédiens et dans leur capacité à déployer un jeu d’équipe efficace, mais aussi dans l’attitude du meneur de jeu, des membres du jury et du musicien éventuellement présent. Il leur incombe la tâche de «lire» le déroulement de la compétition, de créer les conditions pour que les comédiens donnent le meilleur d’eux-mêmes et de veiller à ce que le public s’amuse à cent pour cent. Le jury, souvent composé de trois «juges» délibérément sévères, forme tout particulièrement une composante essentielle du divertissement et provoque volontairement la désapprobation ou l’adhésion des groupes de supporters dans le public.
© TVA Impro / Mathieu van den Berk
On ne peut cependant pas négocier l’attribution de points: la valeur de divertissement est primordiale, mais l’évaluation –d’éléments comme l’originalité ou la technique, par exemple– doit être prise au sérieux.
Bien évidemment, la dimension compétitive invite à des échanges animés entre les associations (étudiantes), qui se déchaînent en effet. Chaque année, une petite cinquantaine d’équipes se rendent à Utrecht pour le Nederlands Theatersport Toernooi, qui y a été créé en 2011. L’édition de 2020 n’a pu avoir lieu, mais en septembre s’est tout de même tenu un festival corona-compatible avec des ateliers et des spectacles à toute petite échelle.
Les groupes veulent améliorer leur niveau, et, de même que l’on s’entraîne pour des compétitions sportives, les associations de theatersport ambitionnent d’affiner les techniques d’improvisation par le biais de cours et d’ateliers. Ainsi, TVA IMPRO, une association de theatersport fondée en 1989 à Amsterdam, est aujourd’hui un institut de formation au théâtre d’improvisation. Le festival international IMPRO Amsterdam, initialement organisé par cette compagnie, a eu plus de chance qu’Utrecht en termes de calendrier: sa vingt-cinquième édition s’est déroulée juste avant le début de la pandémie aux Pays-Bas.
Le match d’impro en Belgique
Le theatersport imaginé par Johnstone a rencontré un succès moindre en Belgique; mais en Flandre, en Wallonie et à Bruxelles, la composante «compétition» a aussi été déterminante pour la popularité croissante du théâtre d’improvisation. Ainsi, depuis 1989, la Belgische Improvisatie Liga (BIL, Ligue d’improvisation belge) joue pratiquement sans exception la variante canadienne «match d’improvisation», ou «match d’impro» en abrégé.
© André Panneton
La création de cette forme remonte à 1977. Le metteur en scène et comédien Robert Gravel fonde alors au Québec avec le comédien Yvon Leduc une ligue d’improvisation visant à défaire le théâtre de son image élitiste et à le rapprocher du public. Avec l’aide de professionnels du genre comique surtout, des éléments de l’univers du hockey sur glace sont transposés au monde du théâtre.
Les spectateurs prennent place autour d’une surface de jeu qui ressemble à une petite patinoire; s’y affrontent deux équipes, composées chacune de sept joueurs qui portent des t-shirts de couleur numérotés; et l’arbitre principal et ses deux assistants portent des maillots rayés noir et blanc. Un maître de cérémonie et un musicien complètent le tableau.
Les directives de jeu sont tirées au sort et, sur demande, adaptées par l’arbitre principal, conseillé ou non par ses acolytes. Sont ainsi choisis un titre, un thème, un genre, une durée, etc. Pendant le match, le public participe, en lançant par exemple une pantoufle vers la surface de jeu pour manifester son mécontentement ou en huant l’arbitre. On décide quelle est l’équipe gagnante une fois la scène terminée.
Bien sûr, le match d’impro vise aussi le divertissement, mais l’arbitre y joue un rôle beaucoup plus clairement défini que celui du jury dans le theatersport. Il dispose d’un arsenal précis de gestes de la main pour indiquer quelle règle du jeu est enfreinte: par exemple, le genre choisi n’est pas respecté, le jeu proposé déroge au rythme de la scène ou encore un joueur bloque une proposition d’un équipier. Le nombre d’«infractions» constatées est déterminant pour le score.
Grâce à cette ligue, le match d’impro fait son apparition en 1982 au prestigieux festival de théâtre d’Avignon, ce qui amorce la progression du genre en Europe. À Anvers, la BIL est passée d’un modeste groupe d’amateurs à une organisation comptant une petite centaine de membres. Si les matchs d’improvisation constituent le cœur de ses activités, son offre s’est également élargie à des ateliers et des programmes adaptés pour les entreprises et les écoles.
© Dirk Den Aantrekker
Le très amusant format Bingo, emprunté au groupe francophone Tadam de Bruxelles, est un des numéros dont le succès est garanti. En s’appuyant sur les règles des parties de bingo, on détermine quel acteur jouera tel ou tel rôle dans une scène et quelle direction doit prendre le spectacle.
La Ligue d’improvisation belge professionnelle (LIB), le pendant francophone de longue date de la Belgische Improvisatie Liga, et la Ligue d’improvisation professionnelle Wallonie-Bruxelles (LIP) opèrent depuis Bruxelles. Outre le match d’impro, forme courte dont ressort aussi le theatersport, des joueurs expérimentés des deux ligues pratiquent aussi des variantes longues, créant même à partir des techniques d’improvisation des spectacles d’une soirée entière, caractérisés par des histoires suivies, l’élaboration d’une tension et une intrigue organisée.
Enfin, la très active Fédération belge d’improvisation amateur (FBIA) compte une trentaine de compagnies amateurs, soit plus de quatre cents membres en Belgique francophone. Depuis le début, cette organisation considère l’improvisation théâtrale à la fois comme une discipline artistique et comme un outil d’émancipation. Ce dernier aspect s’exprime entre autres dans l’attention spéciale portée à la jeunesse: des programmes éducatifs sont ainsi proposés aux écoles et aux centres de jeunes, ainsi que des camps d’été et des tournois interuniversitaires.
Tous les quatre ans, la FBIA organise le Mondial d’Impro, avec l’aide de partenaires établis dans les pays où le match d’impro est le plus populaire: le Canada (Québec), la France, la Suisse et l’Italie. Inutile de préciser qu’en 2020, pratiquement tous les événements ont été annulés en raison de la pandémie de coronavirus – et se sont donc conclus, selon la sympathique formule de l’organisation, «par match nul».
L’influence des médias
Il apparaît ainsi clairement que la Belgique, et notamment sa partie francophone, est le champion incontesté du théâtre d’improvisation amateur et (semi-)professionnel. On trouve aussi aux Pays-Bas des improvisateurs professionnels, certes à temps partiel, mais exclusivement –si l’on fait abstraction des spectacles anglophones du collectif d’improvisation amstellodamois Boom Chicago– dans des émissions télévisées dont les plus connues sont De Lama’s et De vloer op.
En 2004 et 2008, De Lama’s s’est présentée sous la forme d’une série d’émissions faisant essentiellement appel à de jeunes artistes de cabaret. Des formes de jeu, en partie issues du theatersport, leur étaient proposées pour créer de courtes scènes étourdissantes, souvent hilarantes, parfois franchement fades. Cette émission a connu plusieurs suites et spin-off, et on a aussi pu la voir au théâtre durant plusieurs saisons.
Les téléspectateurs néerlandais découvrent les «formes longues» à partir de l’année 2000, grâce à l’émission De vloer op. Son créateur et présentateur, Peter de Baan, indiquait à des acteurs professionnels connus des situations à partir desquelles ils créaient un mini-spectacle d’environ un quart d’heure. Les scènes jouées étaient parfois drôles, mais aussi souvent réconfortantes et émouvantes. «Accessoirement», cette émission rapprochait les comédiens de métier des spectateurs et donnait un aperçu du monde derrière l’illusion du théâtre. À partir de 2012, De vloer op s’est vu adjoindre une variante junior, dans laquelle des acteurs du noyau dur répondaient avec des jeunes talentueux à des consignes liées à l’univers de la jeunesse. Une tournée De vloer op a suivi durant la saison 2018-2019 dans les théâtres des Pays-Bas, puis l’émission s’est définitivement arrêtée en 2020.
En Flandre, beaucoup connaissent l’improvisation grâce à l’émission Onvoorziene omstandigheden (Circonstances imprévues, 1994-1995), à laquelle participaient des membres de la BIL qui ont vu leur notoriété croître grâce à ces débuts télévisés. Son format ressemble beaucoup à celui de De Lama’s, et de fait, il s’inspirait du même show Whose Line Is It Anyway? populaire en Angleterre puis aux États-Unis. Cette émission a elle aussi poursuivi sa vie hors des studios: les comédiens ont tourné avec le spectacle Gorillatheater, un titre qui renvoie à une des formes d’improvisation décrites par Keith Johnstone.
D’autres émissions télévisées à succès reposaient sur l’improvisation, notamment De rederijkers (Les Rhétoriqueurs, 2001-2003), GodzijDank (GrâcÀDieu, 2007) et Spelen met uw leven (Jouer avec votre vie, 2013); cette dernière invitait des personnalités de la télévision flamande et, tout comme Onvoorziene omstandigheden, était présentée par Mark Uytterhoeven.
Grâce à ces émissions plus ou moins similaires, le théâtre d’improvisation s’est invité dans les foyers, ce qui a fait beaucoup pour la renommée du genre. En témoigne peut-être moins la pratique professionnelle que le rayonnement amateur dans des associations. De plus, l’aspect compétitif se prête à merveille aux réunions de famille et aux fêtes entre amis, et constitue une entrée en matière accessible à tous pour des teambuilding lors de sorties d’entreprise.
Compter sur soi
Quiconque veut se distraire avec une soirée de théâtre d’improvisation peut, bien sûr dans le respect des réglementations Covid en vigueur, se rendre aux Pays-Bas à une compétition de theatersport au niveau amateur. En Flandre, assister à un match d’impro va de soi, mais là aussi, le genre n’est guère exercé par des comédiens professionnels.
Il en va autrement à Bruxelles, où le théâtre L’Improviste, par exemple, se consacre entièrement au théâtre d’improvisation, même en streaming live en ces temps de pandémie. Ou encore à Charleroi, où les comédiens d’Improcarolo improvisent au niveau professionnel, et à Mons, où les Caméléons montent sur scène tous les mois. De tels ensembles proposent presque toujours des formations, destinées aux amateurs débutants comme confirmés.
© Sébastien Devienne
Revenons aux prémices, à l’essence nue du théâtre que recherchait Southern. De quoi a-t-on besoin au minimum? Son compatriote, la légende du théâtre britannique Peter Brook, est adepte de la simplicité dans son ouvrage de référence The Empty Space (1968): il estime que n’importe quel espace vide peut être appelé scène et qu’un comédien suffit. Cette simplicité semble parfaitement s’appliquer au théâtre d’improvisation: ici, pas besoin d’éléments de décor, ni d’accessoires, de maquillage, de costumes, de régie lumière ou son. Sans ce «fardeau» et –mieux encore– sans texte appris, le comédien ne peut compter que sur lui-même, sur ses capacités physiques, sa voix et son savoir-faire.
Au cours des ateliers de theatersport et des présentations auxquels j’ai participé à Leyde au début des années 1990, j’ai énormément appris sur la façon dont un mini-spectacle de qualité peut émerger du néant. Chaque directeur de formation et chaque manuel de théâtre d’improvisation peut vous dire ce dont le comédien a besoin: d’attention, de concentration, de communion dans les mouvements, d’ancrage dans le présent et l’instant; de ne pas bloquer, ne pas chercher d’échappatoire, ne pas vouloir être original, agir spontanément.
Ce que je trouve admirable et extraordinaire, c’est qu’il s’agit là non seulement d’outils essentiels au comédien durant un spectacle, mais aussi de facultés dont on peut tirer profit dans sa vie personnelle.
En fin de compte, le théâtre d’improvisation, aussi bien pour le comédien que pour le spectateur, est un jeu avec l’imprévisible, tantôt réussi et tantôt raté, mais toujours captivant. Le spectateur peut se laisser entraîner sur des chemins encore inexplorés vers un univers fantasmé, en partant simplement de son imagination et de sa sensibilité pour les histoires bien racontées. Le comédien peut, avec ses partenaires, trouver la satisfaction ultime dans l’aptitude à créer ce miracle.