À la recherche des œuvres d’art volées et histoires oubliées dans «Le trésor de guerre des nazis» de Geert Sels
Pendant huit ans, le journaliste d’investigation Geert Sels s’est intéressé aux œuvres d’art volées par les nazis en Belgique. Dans Le trésor de guerre des nazis, il expose pour la première fois de nombreux cas de spoliation, de collaboration et de restitution. À travers cet ouvrage, il entend appeler les autorités belges à se pencher sérieusement sur cette question.
Dans les années 1990, l’Europe occidentale s’est subitement intéressée aux possessions juives usurpées pendant la guerre. En 1998, les œuvres d’art volées par l’envahisseur allemand ont notamment fait l’objet d’une conférence internationale organisée aux États-Unis, qui s’est soldée par une déclaration non contraignante synthétisant les principes à appliquer aux œuvres d’art confisquées par les nazis. Dans plusieurs pays, des chercheurs se sont mis à étudier la nature et la portée de cette problématique. Les collections de divers musées ont été passées à la loupe, et les autorités ont édicté des directives prévoyant la restitution des œuvres d’art volées. La France, la Grande-Bretagne, l’Allemagne, l’Autriche et les Pays-Bas ont même créé des commissions chargées d’analyser les demandes de restitution.
Au départ, ces démarches ont produit des résultats similaires dans de nombreux pays. Ce faisant, elles ont toutefois réveillé de vieux démons jusque-là dissimulés derrière les œuvres en question, ravivant dans les mémoires un passé qui semblait pourtant définitivement révolu. En remettant en question l’image historique que s’étaient forgée les pays concernés, elles ont également soulevé des débats houleux et suscité des émotions tout aussi vives.
Le marché de l’art a connu des prix records pendant l’occupation
Aux Pays-Bas, une demande de restitution d’œuvres d’art provenant du stock d’un marchand juif nommé Jacques Goudstikker a défrayé la chronique en 1998. Née en Allemagne, l’affaire Gurlitt a quant à elle fait couler de l’encre dans le monde entier en 2013. Dans les pays entourant la Belgique, la question des «œuvres d’art volées» s’est frayé une place dans la conscience collective –ce qui s’est rapidement traduit par une sorte d’urgence politique. En réalité, seule la Belgique est restée en retrait. Cette passivité est-elle justifiable? Se pourrait-il qu’il n’y ait en Belgique aucune œuvre volée par les nazis?
© U.S. National Archives
Dans Le trésor de guerre des nazis. Enquête sur le pillage d’art en Belgique, Geert Sels expose le fruit de huit ans de recherches et répond à ces questions par un «non» catégorique. Le journaliste justifie cet avis tranché à travers un solide ouvrage de près de quatre cents pages qui explore, en dix-sept chapitres thématiques, une période qui commence à la prise de pouvoir de Hitler, en 1933, et se clôture sur les récents développements politiques en Belgique. Ce livre appelle clairement les autorités belges à s’attaquer, de manière plus active, à cette problématique. C’est pourquoi Geert Sels s’est également attelé à retrouver les proches et les héritiers des détenteurs originels pour leur faire part de ses découvertes.
Le trésor de guerre des nazis se concentre principalement sur les peintures volées, mais traite aussi de thèmes bien plus vastes comme la perte de biens, la spoliation, la collaboration, la récupération et la restitution. Les sujets abordés incluent la mauvaise fortune des nombreux Juifs qui se sont réfugiés en Belgique, la soif d’art de chefs nazis tels qu’Adolf Hitler et Hermann Göring, la saisie d’entreprises juives, la confiscation des biens des Juifs déportés, ou encore le rôle des firmes de transport. Geert Sels s’est également intéressé à la dynamique du marché de l’art, qui a connu des prix records pendant l’occupation. En effet, une grande partie des œuvres d’art arrivées en Allemagne depuis les pays occupés n’ont pas été volées, mais bien vendues volontairement et, généralement, à prix d’or.
L’un des points forts du livre de Geert Sels est que le journaliste y présente d’emblée le contexte international de ce problème de spoliation et de restitution. Les Juifs ont commencé à fuir l’Allemagne après la montée au pouvoir de Hitler, en 1933. Alors qu’environ 85% des citoyens juifs des Pays-Bas y étaient établis depuis plusieurs générations, la Belgique s’est retrouvée avec une population juive composée à 90% d’immigrants et de réfugiés. Le trésor de guerre des nazis s’ouvre sur ce «cortège où se [mêlaient] la crainte et l’espoir», et met ensuite en lumière toute la précarité de ces réfugiés avant, pendant et après les années d’occupation. Perdus et, bien souvent, désespéré, bon nombre d’entre eux ont vendu leurs œuvres d’art pour payer le passage vers leur terre d’accueil, pouvoir s’y installer et assurer leur subsistance.
De nombreuses œuvres d’art arrivées en Allemagne n’ont pas été volées, mais bien vendues volontairement et, généralement, à prix d’or
Si Le trésor de guerre des nazis décrit plusieurs transactions qui ne peuvent être qualifiées de spoliations ou de confiscations, l’histoire des propriétaires originels des peintures semble pour le moins teintée d’oppression. Geert Sels a par exemple mis le doigt sur plusieurs cas dans lesquels des réfugiés juifs ont renoncé à leurs œuvres d’art pour obtenir un visa des autorités belges. Certains musées en ont également profité pour acquérir des œuvres à un prix avantageux alors qu’il s’agissait clairement de pièces de réfugiés juifs.
L’un des exemples les plus tragiques avancés par le journaliste est celui de Moritz Lindemann, marchand d’art et restaurateur autrichien. En janvier 1944, et après plusieurs années de lutte inégale, Moritz Lindemann s’est rendu aux autorités allemandes de Bruxelles et a ensuite tout simplement disparu de la circulation. Lindemann s’est «dissous dans la brume des temps», mais les deux tableaux dont il avait fait don au musée des Beaux-Arts de Bruxelles en 1941, à savoir le Portrait de femme de Govert Flinck et les Disciples d’Emmaüs, sont toujours là.
Entre les lignes, Geert Sels donne à ses lecteurs un aperçu de ses passionnantes investigations et des détours qu’il a parfois dû prendre pour lever le voile malgré les archives perdues, les dossiers détruits et une documentation fragmentaire. La reconstruction de l’histoire de la galerie anversoise du marchand juif Samuel Hartveld au temps de l’occupation en est un bon exemple. Geert Sels est en effet parvenu à retrouver des documents dispersés au sein de quinze archives belges et étrangères au prix d’un travail d’enquête acharné digne d’un détective de roman policier, avec notamment une lettre à première vue banale qui a pris tout son sens après être passée dans les mains d’experts en écritures.
Pendant l’occupation, la spoliation et le commerce d’œuvres d’art ont également pris une dimension internationale. Après l’invasion allemande, les frontières se sont changées en murs de prison pour les Juifs, mais sont restées des portes ouvertes pour les marchands d’arts, les revendeurs et les directeurs de musées allemands. Étant donné que le moteur de la persécution se trouvait à Berlin, comme l’a noté l’historien Jacques Presser, la spoliation des Juifs a connu un rythme similaire en Belgique et aux Pays-Bas, malgré quelques différences de circonstances locales. Les organisations et les personnes impliquées dans l’acquisition de biens juifs étaient généralement actives en Belgique comme à l’étranger. La Belgique avait toutefois une position atypique, car les œuvres d’art qui sortaient de notre pays n’arrivaient pas directement en Allemagne, mais transitaient d’abord par la France ou les Pays-Bas –une découverte que Geert Sels présente comme l’une des conclusions phares de son enquête.
Après l’invasion allemande, les frontières sont devenues des murs de prison pour les Juifs, mais sont restées des portes ouvertes pour les marchands d’arts
Après avoir défait le régime nazi, les Alliés ont parcouru l’Allemagne à la recherche de ces œuvres d’art volées ou volontairement cédées. Plus d’un million d’objets ont ainsi été rassemblés, enregistrés et partagés par les Alliés dans un point de collecte central établi à Munich. Les représentants de pays comme la France, la Belgique et les Pays-Bas se sont rendus sur place pour revendiquer différentes œuvres. Geert Sels signale toutefois que le rapatriement de ces ouvrages a été géré de manière bien moins énergique en Belgique qu’aux Pays-Bas et en France, deux pays qui disposaient de meilleures informations et pour lesquels retrouver ces œuvres d’art était une véritable priorité. Par conséquent, la Belgique n’a récupéré que 1 155 pièces, c’est-à-dire beaucoup moins que les Pays-Bas (6 891) et la France (plus de 30 000).
Les Alliés ont renvoyé les différentes œuvres au pays depuis lequel elles étaient arrivées en Allemagne. Après l’occupation, de nombreuses pièces provenant au départ de Belgique ont donc été expédiées aux Pays-Bas ou en France. Pour Geert Sels, le système appliqué par les Alliés était donc fondamentalement inadéquat, bien qu’il puisse également être défendu comme une tentative d’arranger un maximum de choses en un minimum de temps. Au cours de ses recherches, le journaliste a identifié des dizaines d’œuvres qui se trouvent aux Pays-Bas, en France ou en Allemagne alors qu’elles n’ont rien à y faire. Il se demande donc si ces pièces ne devraient pas être rapatriées chez nous. Mais les héritiers concernés pourraient-ils vraiment attendre de la Belgique un examen indépendant et transparent de leur demande de restitution?
Avec Le trésor de guerre des nazis, Geert Sels livre un travail solide, multidimensionnel et détaillé qui comble une lacune de longue date, et pourra servir de point de départ à de nouvelles études. Le journaliste a su arracher à l’oubli l’histoire de nombreuses personnes et œuvres d’art. Jonglant entre contexte international et récits individuels, Le trésor de guerre des nazis constitue en outre un précieux ouvrage de référence pour les amateurs et professionnels de Belgique ou d’ailleurs.