Le verbe et sa césure: Un recueil de poèmes et un essai de Stefan Hertmans
Les éditions Gallimard publient simultanément deux ouvrages de Stefan Hertmans: le recueil de poèmes Sous un ciel d’airain et l’essai Poétique du silence. Les poèmes et l’essai de Hertmans soulèvent une même question: comment écrire l’innommable?
Après la parution de trois romans étincelants –Guerre et Térébenthine1, Le Cœur converti2, Une ascension3
–, les éditions Gallimard nous offrent deux créations essentielles de l’auteur flamand Stefan Hertmans (°1951), un recueil de poèmes intitulé Sous un ciel d’airain, lequel adopte la forme d’un parcours chronologique et anthologique des recueils publiés entre 1975 et 2018, et un essai Poétique du silence qui aborde les rapports entre le poème et le mutisme. De l’arche poétique à l’essai, l’auteur questionne un même noyau irradiant, un même vertige: les noces douloureuses, consubstantielles de l’écriture et de l’innommable. Dans Poétique du silence, Stefan Hertmans s’empare de la conclusion de Wittgenstein dans son Tractatus logico-philosophicus –«ce dont on ne peut parler, il faut le taire»– et en prend, en quelque sorte, le contrepied. L’indicible que Wittgenstein rejette dans le mystique se situe au cœur de la parole, en double l’origine et le cheminement.
© M. Brester
«Ce qui importe en poésie, ce n’est jamais l’effet poétique; c’est cette forme spécifique du langage où la possibilité du silence est incluse dans le mouvement de la parole. Ce qui fait la poésie moderne, ce n’est pas l’affirmation, c’est l’indécision du sens qui infuse en elle et qui va au-delà du texte écrit. Il se pourrait bien que l’essence de tout bon poème soit écrite entre les lignes d’une encre invisible. Ne l’appelle-t-on pas en français “encre sympathique”?», préface de l’auteur à Sous un ciel d’airain.
Couvrant plus de quatre décennies, les textes poétiques, tirés de nombreux recueils, sont taillés dans une langue, une vision du monde, une étoffe sensorielle et métaphysique qui ne cessent d’inventer d’autres registres de déploiement. La concision ascétique des premiers recueils se place sous l’horizon de la condensation et affiche sa proximité avec les œuvres de Paul Celan et de Georg Trakl. Renvoyant au recueil Renverse du souffle de Paul Celan, Colonne de souffle tisse un jeu de références intertextuelles qui élisent l’oblique, l’indirect. Par la suite, le poète expérimentera une palette plus lyrique, une puissance langagière nourrie par la littérature, les arts plastiques, la musique, mais aussi par une ouverture sensuelle au monde.
Ouvre la porte du poème:
la maison est vide.
Tu devras fabriquer les meubles toi-même,
une armoire pour des draps où l’on n’a pas dormi
et quelques planches pour des récits
dont pas un chat ne veut encore («Gros-œuvre»).
L’art poétique de Stefan Hertmans se situe au confluent de deux mouvements, un mouvement métapoétique qui réfléchit dans l’écriture elle-même les conditions de possibilité de l’écrire et un mouvement expressionniste qui se tient dans le tremblement du dire, qui arpente les continents de la mémoire, du corps, de l’amour et de l’histoire. L’importance accordée à la respiration, à la musicalité nous rappelle que l’écrire est avant tout une écoute et une voix dont l’auteur ne cesse d’interroger l’énigme au travers de ses «Variations Goldberg», «Dimanche avec Brahms», «Étude» ou «Musique pour la traversée». Le vers final du poème liminal «Gros-œuvre» nous donne une des définitions possibles de la poésie: «Tu entends le vent». Le vent de l’intime et du politique, du temps et de l’éternité.
Sous la forme de l’essai, Poétique du silence se penche sur le manque à dire, l’impossible à nommer qui compose l’essence de la tragédie du langage. Au fil de cet éblouissant voyage sur les terres de Hölderlin, de Hofmannsthal (sa Lettre à Lord Chandos), Paul Celan, W. G. Sebald, Lenz de Georg Büchner ou encore de l’écrivain schizophrène Ernst Herbeck, il est question du topos romantique d’un écart irrelevable entre les mots et le monde, de la tentation d’en finir avec les mots pour regagner une hypothétique expérience vierge, celle dans laquelle Caspar Hauser baignait avant d’être happé dans le monde des hommes. Pourquoi l’animal parlant fantasme-t-il sur l’avant-mot, sur le préverbal ou sur l’après-mot, le hors-mot? Qu’en est-il des différentes formes de mutisme (chez Rimbaud, Hölderlin, Nietzsche, Jakob Lenz…), de l’attraction qu’exerce le silence sur les mystiques qui y voient la condition d’une illumination?
Avec la puissance des visionnaires doublée d’un œil philosophique, Stefan Hertmans montre que, loin d’être un schème de pensée appartenant au romantisme allemand, «la méditation sur les limites de la langue et de l’expression dans la littérature» agite la modernité et travaille en sourdine, à l’encre sympathique, dans le postmodernisme qui fait mine de croire au «tout dire». Si certains auteurs abandonnent les mots qui n’ont pas tenu leurs promesses, se détournent d’un matériau langagier qui les éloigne de l’expérience intense qu’ils sont censés réverbérer, d’autres explorent sans relâche le paradoxe de devoir passer par le verbe pour tenter d’atteindre le mythe d’une expérience hors langage.
Le mutisme est l’expression extrême du ne pas dire. Des poètes comme Georg Trakl ou Paul Celan épousent un langage impénétrable ou brisé, énigmatique ou fêlé pour dissimuler l’impensable (Trakl) ou révéler de biais la destruction (Celan). Théorisée par Hölderlin à propos de la tragédie grecque, la césure entre les humains et les dieux «devient le signe existentiel de la poésie qui devait naître après Auschwitz». Culminant dans la Shoah, la face d’ombre des Lumières génère une crise du langage, du vers au centre de laquelle Paul Celan plante son verbe poétique. Stefan Hertmans pointe la dimension politique de l’abandon au silence, le refus de collaborer à une langue réduite à la communication ou sombrant dans le totalitarisme de la novlangue. Les mots se brisent sur le silence quand l’histoire trahit ses promesses d’émancipation et s’enlise dans la nuit de l’oppression.
Remarquablement traduits, ces deux ouvrages décisifs déploient un souffle de pensée poétique qui fait reculer les cieux d’airain.
«L’homme est l’inventeur de
l’Absence.
Dans le “Clavier bien tempéré”
il avait reconnu sa stratégie: encerclement, deux chiffres sensuels,
religion des clés.»(«Religion des clés», 2).
Stefan Hertmans, Sous un ciel d’airain. Poèmes 1975-2018, traduit du néerlandais par Philippe Noble, Gallimard, collection Du monde entier, Paris, 2022.
Stefan Hertmans, Poétique du silence, traduit du néerlandais par Isabelle Rosselin, Gallimard, collection Arcades, Paris, 2022.
Notes:
1. Titre original: Oorlog en terpentijn. La traduction française signée Isabelle Rosselin a paru en 2015.