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histoire, littérature

Le vrai Hercule Poirot ou l’histoire d’un agent de police belge

Par Martine Vermandere, traduit par Nathalie Callens
13 août 2020 8 min. temps de lecture

Il y a cent ans, le monde découvrit pour la première fois Hercule Poirot dans le roman La Mystérieuse Affaire de Styles. À qui Agatha Christie songea-t-elle lorsqu’elle créa le détective iconique? Peut-être bien à un agent de police belge à la retraite qui s’était enfui en Angleterre pendant la Première Guerre mondiale.

Quand l’AMSAB-ISG (Institut d’histoire sociale, situé à Gand) se pencha sur un projet concernant les réfugiés belges en Angleterre pendant la Première Guerre mondiale, il se mit en quête de témoignages. Parmi ceux-ci, l’un des plus remarquables fut la rencontre avec Michael Clapp, ancien commandant de la Royal Navy. Lors de ses recherches généalogiques, Clapp fut intrigué par Jacques Joseph Hamoir, un ancien gendarme qui s’était enfui avec son fils de Herstal (près de Liège) en Angleterre au début de la guerre.

Hamoir trouva refuge auprès de la grand-mère de Clapp à Exeter, un village dans le sud-ouest de l’Angleterre. Michael Clapp se mit à enquêter sur la façon dont Hamoir aurait pu servir de modèle pour un des personnages les plus connus d’Agatha Christie, le détective belge Hercule Poirot.

Let me introduce you to … Poirot

Agatha Mary Clarissa Miller (1890-1976), la plus populaire des auteurs de romans policiers et auteure des meilleures ventes de tous les temps – seule la Bible s’est vendue à plus d’exemplaires – , résida lors des moments clés de sa vie à Torquay, station balnéaire mondaine sur la côte sud du Devon. La région est également connue sous le nom de «riviera anglaise» grâce à son microclimat, ses vertes collines, ses rues en pentes jalonnées de maisons blanches et de palmiers qui constituent l’inspiration et le cadre de plusieurs de ses romans. Plus tard, la ville connut la notoriété grâce à la série anglaise L’Hôtel en folie.

Agatha était le troisième enfant de Frederick Alvah Miller, courtier américain aisé, et de Clarissa «Clara» Margaret Boehmer, de nationalité anglaise. Son père meurt lorsqu’elle a onze ans. La timide Agatha, qui avait jusqu’alors bénéficié d’une éducation à domicile, fut envoyée à seize ans dans un internat à Paris pour y développer ses talents de musicienne. Elle tenta ensuite, en vain, de percer en tant que pianiste et chanteuse professionnelle.

En 1912, elle rompt ses fiançailles avec Reggie Lucy car elle était tombée amoureuse d’Archibald «Archie» Christie, pilote auprès du Royal Flying Corps. Elle se marie la nuit de Noël en 1914, juste avant le départ de Archie avec le Royal Flying Corps pour la France. Sitôt fiancée, Agatha avait quitté sa vie protégée et luxueuse pour s’enrôler comme infirmière bénévole auprès du Voluntary Aid Detachment (VAD).

En 1916, entre les périodes de permission d’Archie et son travail d’infirmière, elle s’adonne à l’écriture et publie La Mystérieuse Affaire de Styles, où Hercules Poirot, officier retraité de la police belge, toujours tiré à quatre épingles, aux moustaches en croc cirées et doté de «petites cellules grises», fait son apparition pour la première fois. Dans l’affaire de Styles se glisse par ailleurs une infirmière du VAD, Cynthia Murdock. La même année, Agatha est terrassée par une grippe sévère. À sa guérison, elle quitte son emploi d’infirmière pour travailler à la pharmacie de l’hôpital qui se trouve sous la direction de son amie, Eileen Morris. Ce qu’elle y apprend sur la préparation et les effets des poisons éveille sa fantaisie et lui inspire son premier roman policier.

Dans son tout premier roman, Poirot vient de débarquer en Angleterre. Il cohabite avec quelques autres réfugiés belges dans le petit village de Styles St Mary. Hasting, capitaine blessé à la guerre, invoque l’aide de Poirot suite à la mort dans des circonstances suspectes de Mrs Inglethorp, chargée de l’hébergement des réfugiés belges à Styles St Mary. Pourtant, le manuscrit ne sera publié qu’en 1920, après avoir essuyé de nombreux refus.

Agatha Christie ne savait plus trop elle-même comment lui était venue l’idée de cet homme bizarre. Dans son autobiographie, elle note qu’elle s’était souvenue des réfugiés belges. Pourquoi ne pas faire de son détective un Belge, s’était-elle demandé. C’est ainsi qu’elle a eu l’idée d’un détective belge… Hercule Poirot.

Les réfugiés belges habitaient tous à Tor, quartier de Torquay. Agatha les côtoyait tous les jours, non seulement en rue, mais aussi à l’Hôpital de la Croix-Rouge où elle travaillait. Selon certaines sources, elle se serait inspirée de photos de presse du bourgmestre de Bruxelles, Adolphe Max, du moins pour l’allure impeccable de Poirot.

Le côté maniaque, vaniteux et légèrement excentrique de Poirot a finalement donné naissance à un personnage légendaire qui dans plus d’une quarantaine de romans a résolu des énigmes de meurtres dont Le Crime de l’Orient-Express (1934) et Mort sur le Nil (1937). Or, Agatha avait une relation amour-haine avec Poirot et ses excentricités, à tel point qu’elle écrit dès 1940 Poirot quitte la scène. Le manuscrit est alors conservé dans un coffre-fort et publié tardivement en 1974, ce qui valut même une nécrologie à Poirot dans The New York Times.

Agatha dédia son premier roman à sa mère, avec qui elle entretenait un lien étroit. Sa mort en 1926 la marqua profondément, d’autant plus que la même année Archie demanda le divorce. Peu après, toute l’Angleterre fut sous le choc de sa disparition. Trois semaines plus tard, on la retrouva dans un petit hôtel où elle s’était enregistrée sous le nom de l’amante de son mari, Nancy Neele. Agatha déclara à la police qu’elle souffrait de pertes de mémoire. Après ses deuxièmes noces en 1930 avec l’archéologue Max Mallowan, elle continua d’écrire sous le nom de «Christie».

De Hornais à Hamoir

En 2008, 32 ans après la mort de Madame Agatha, le frère de l’ancien commandant de la Royal Navy, Michael Clapp, lui légua deux vieilles valises en cuir. Celles-ci contenaient entre autres un carnet à reliure noire ayant appartenu à la grand-mère de Michael, Mrs Alice Graham Clapp. Celle-ci s’occupait de l’accueil des réfugiés à Exeter et son carnet répertorie les noms de 500 réfugiés belges, généralement gribouillés par eux-mêmes, accompagnés de leur âge, profession et domicile. La colonne de droite reprend le lieu où ils seraient hébergés et les noms des personnes qui les aideraient dans cette entreprise.

Au bas de la page 41 du carnet apparaît le nom d’un ancien gendarme. L’homme âgé de 57 ans répond selon Michael Clapp au nom de «Hornais». Il débarque à Exeter le 18 janvier 1915 après avoir quitté Herstal, accompagné de son fils Lucien âgé de 17 ans.

Michael Clapp s’intéresse tout d’abord à lui parce qu’il est hébergé le 13 février 1915 chez une certaine Mrs Potts-Chatto. Celle-ci habitait dans une maison à Torquay, connue sous le nom The Daisons à proximité de Ashfield House, où habitait la famille d’Agatha Christie. Depuis la maison a été démolie et la région ne compte plus d’autres Potts-Chatto, mais la rue s’appelle toujours The Daisons.

Au musée communal de Torquay, l’archiviste a déniché un journal local contenant un article sur la réception qu’avait organisée Mrs Potts-Chatto le 6 janvier 1915 pour une collecte d’argent et de vêtements au profit des réfugiés. À cette occasion, Agatha Christie se trouvait au piano. Étant donné que notre ancien gendarme n’était arrivé que plus tard à Exeter, il est impossible qu’il ait pu assister à la réception, mais il est par contre plus que probable que la famille d’Agatha ait connu les Potts-Chatto et que la grand-mère de Michael Clapp ait figuré parmi leurs connaissances.

Une rencontre entre Agatha et ce Mr «Hornais» peut bien sûr avoir eu lieu plus tard. Par ailleurs, le fait que le cahier ne cite pas d’autres noms de gendarmes et que celui-ci était un des rares réfugiés à avoir été envoyés à Torquay augmente les chances qu’Agatha l’ait bel et bien rencontré.

La figure de Jacques Hornais devenait aussi de plus en plus véridique lorsque Michael Clapp conta son histoire au correspondant bruxellois du Daily Telegraph, Bruno Waterfield. Celui-ci contacta la commune de Herstal, où l’archiviste locale put confirmer qu’un ancien gendarme, né en 1858, avait émigré en Angleterre avec son fils pendant la Première Guerre mondiale, mais que son nom n’était pas Hornais mais Hamoir et que sa femme Marie Céline Hallet et leur fille Yvonne étaient initialement restées à Herstal.

Le hasard veut que l’archiviste de Herstal, Isabelle Le Ponce, ait publié un livre sur la gendarmerie reprenant une photo du gendarme Hamoir. La photo montre un homme trapu au regard vif et enjoué. Isabelle Le Ponce ajouta que Hamoir avait quitté la gendarmerie au début de la guerre pour devenir officier dans l’armée belge. Après s’être battu à plusieurs endroits, il fut blessé et se retrouva en Angleterre. Jacques revint probablement aux alentours de 1920 à Herstal où il fut décoré pour son courage en tant qu’officier. Son fils Lucien ne reverrait jamais la Belgique. Il se noya en mer à Duporth Beach, près de St Austell, le 22 juillet 1916. À ses funérailles assistaient des Belges mais aussi des habitants de Cornouailles, où les Hamoir s’étaient entre-temps établis. Lucien y était apparemment très apprécié et y avait gagné une certaine notoriété en tant que musicien. Sa mère et sa sœur étaient également présentes. On ne sait quand elles avaient fui la Belgique ni par qui elles avaient été recueillies. Jacques Joseph Hamoir mourut en 1944 à l’âge de 86 ans.

Il est toutefois difficile d’affirmer aujourd’hui s’il a réellement été la seule source d’inspiration pour le personnage d’Hercule Poirot ou si celle-ci n’a été que partielle. Et même s’il n’en est rien, l’histoire de cet ancien gendarme vaut sans aucun doute la peine d’être racontée…

Cet article a paru dans Brood & Rozen (Pain et Roses), 2016-1, une publication de l’Amsab-ISG à Gand.
Amsab

Martine Vermandere

historienne attachée à l'AMSAB-ING (Institut d'histoire sociale) de Gand

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