L’E17: de la France jusqu’aux Pays-Bas, une autoroute pour booster l’économie
Il y a 50 ans, en septembre 1973, étaient achevés les derniers mètres du tronçon belge de l’autoroute européenne E3. Entre-temps rebaptisée E17, la nouvelle artère traverse la Flandre en ligne droite depuis la frontière française jusqu’aux Pays-Bas, en passant par Gand et Anvers. Cette autoroute a eu un impact incommensurable, avec à la clé une prospérité économique sans précédent.
Lorsqu’on vient de France en empruntant l’E17, on entre en Belgique par Rekkem. Un peu plus loin sur la gauche se trouve la rédaction des plats pays. La première conséquence de la construction de la nouvelle autoroute dans le village a été la création d’une paroisse en 1967. Quoi de plus flamand après tout? La paroisse De Heilige Maagd der Armen était délimitée par la frontière française, les communes d’Aalbeke et de Mouscron, ainsi que par la nouvelle E3 (aujourd’hui appelée E17). Les premiers mètres qu’un automobiliste arrivant de France parcourait en Flandre traversaient Dronkaard et Paradijs (des hameaux de Rekkem).
Toutefois, l’E3 n’était pas qu’une simple autoroute: elle a été la première voie rapide «moderne» équipée de bornes d’appel et de tabliers chauffants. Les 167 kilomètres flambant neufs menant à Postel, en Campine anversoise, intégraient le réseau routier européen, présenté comme le héraut du nouvel avenir unifié en 1950 lors de la Déclaration européenne de Genève.
© Lannoo
De Stockholm à Lisbonne, l’E3 n’avait rien à envier aux routes nationales américaines, comme le relate si bien l’ouvrage intitulé E3, paru en 1973 aux éditions Lannoo. Celui-ci établit un parallèle clair avec les États-Unis: «La propagande autour de l’E3 pourrait bien inciter les touristes américains à se lancer dans un périple le long de l’autoroute à bord d’une voiture de location (au tarif de l’E3?)». À la lecture de ces lignes triomphantes, certains réentendront une voix off de la télévision de l’époque. L’E3 allait permettre de réunir l’Europe, et la Flandre jouerait un rôle prépondérant. Vlaming zijn om Europeër te worden (Être flamand pour devenir Européen): l’écrivain et homme politique flamingant August Vermeylen aurait sans doute beaucoup aimé prononcer sa célèbre citation lors de l’inauguration de l’autoroute.
L’E3 a été ouverte à la circulation en plusieurs phases, étalées sur une période de quatre ans. Le tunnel Kennedy sous l’Escaut, situé au niveau d’Anvers sur le tracé de l’E3, a été inauguré dès 1969 par le roi Baudouin. Dans son roman Het goddelijke monster (Le monstre sacré), l’auteur Tom Lanoye écrit: «Et en cette année, où les hommes ont pour la première fois marché sur la lune, le tunnel n’est pas inauguré par un cortège de véhicules, mais par une ribambelle d’enfants. Ceux-ci ont marché plusieurs kilomètres jusqu’à Linkeroever avant de revenir vers le tunnel. Ils ont parcouru cette trois voies qui sera ensuite à tout jamais interdite aux piétons.» Si, en 1973, il y a belle lurette que la simple évocation de l’aménagement d’une nouvelle autoroute ne fait plus penser à l’Europe, la guerre était encore dans toutes les mémoires. Après l’inauguration de l’autoroute et la parution du livre hommage chez Lannoo, le 6 octobre de la même année, la guerre du Kippour éclate cependant au Moyen-Orient et la Flandre découvre une nouvelle réalité: une crise du pétrole et des dimanches sans voiture sur une voie rapide flambant neuve.
Mais ne brûlons pas les étapes. Korneel De Rynck, historien et auteur du livre De Golden Sixties, nous en dit plus sur cet âge d’or qui a pris fin en 1973. «Entre l’Exposition universelle et la crise du pétrole, les années furent florissantes», raconte l’auteur originaire de Marke, près de Courtrai, en Flandre-Occidentale. «La vie quotidienne n’a jamais évolué aussi rapidement à tant d’égards. Le réseau autoroutier belge explose entre 1968 et 1973. L’E3 ouvre la voie vers Gand aux Courtraisiens. Au nord de la France, Lille n’est plus qu’à un jet de pierre, même s’il n’avait pas été prévu initialement de poursuivre l’autoroute jusqu’à la frontière française en raison d’un trafic trop faible.»
Korneel De Rynck a vécu à proximité du monument dédié aux travailleurs frontaliers à Aalbeke. L’œuvre baptisée De Sjouwer est une des nombreuses créations que l’on peut admirer le long des autoroutes belges. Ce monument en béton de 35 mètres de haut fait office de premier point de repère sur l’E17 depuis la France. Il a été érigé par Jacques Moeschal, qui a également conçu La Flèche, pavillon du génie civil à l’Exposition universelle de 1958 à Bruxelles.
© Wikimedia Commons
De Sjouwer a été inauguré en 1974 en l’honneur des travailleurs saisonniers qui étaient employés au nord de la France et en Wallonie dans les fours à chicorée, ainsi que dans les champs de betteraves, les fabriques de sucre, les fours à briques ou dans l’industrie du lin. Oui, la Flandre était pauvre jusqu’à la fin des années 1950. L’autoroute a fait souffler un vent d’espoir et tenu toutes ses promesses. Korneel De Rynck trouve le monument impressionnant: «L’autoroute et son trafic passent en contrebas, tandis que De Sjouwer s’élance joliment au loin.»
La monumentale intercommunale
Si la construction de l’autoroute allait sans aucun doute profiter à l’économie locale, il fallait d’abord la financer. Or tout le monde savait depuis des années que les travaux d’excavation et de terrassement de l’E3 coûteraient cher. Heureusement, les années 1960 ont vu émerger l’État-providence en Belgique, qui a permis de grosses dépenses.
© Jack de Nijs / Anefo
Quel heureux hasard que le Bruxellois Paul Vanden Boeynants soit justement Premier ministre lors du boom des années 1966-1968. Ce fils de boucher, autodidacte non universitaire, rayonnait d’une confiance en lui inébranlable, tandis que son néerlandais saccadé était aussi coloré que ses réalisations politiques. Sorte de Général De Gaulle local, «VDB» s’adressait chaque semaine à la population par la télévision, partageant sa vision d’avenir pour la Belgique avec des centaines de milliers de téléspectateurs. Les gouvernements Eyskens (1949-1950, 1958-1961 et 1968-1973) débordaient également d’un optimisme progressiste effréné.
En effet, en 1972, l’ambition était de mettre au point un nouveau réseau autoroutier en Belgique en plus du plan national initial (dont faisait notamment partie l’E3) conçu dès 1949 par Henri Hondermarcq, directeur général des Ponts et Chaussées et père du réseau routier belge. La vue de ces plans évoque instantanément des airs de Los Angeles sur les terrains argileux flamands. Les ministres successifs en charge des Travaux publics et des Finances, tels qu’Omer Van Audenhove et surtout le «fan de béton» Jos De Saeger, voulaient désenclaver la Flandre en aménageant des autoroutes. C’est dans cette optique qu’il fallait en construire une reliant Bruxelles à Knokke, parallèle au tracé de l’E5 déjà existant qui reliait Bruxelles à Ostende.
Tout aussi exotiques étaient les plans des liaisons entre Perkpolder (Pays-Bas) et Mons ou entre Baerle-Duc et Namur. Le programme complet comprenait pas moins de 2394 kilomètres d’autoroutes, mais devait desservir équitablement la Flandre et la Wallonie. C’est ce que l’on appelait à l’époque la «politique du gaufrier».
Les ministres successifs en charge des Travaux publics et des Finances, voulaient désenclaver la Flandre en aménageant des autoroutes
Korneel De Rynck explique: «L’E3 est indissociablement liée à l’autoroute de Wallonie, qui relie Mons à Liège. En 1958, le gouvernement Eyskens avait décidé de commencer par équiper la Wallonie, à l’époque encore un rien plus riche que la Flandre. Cette autoroute devait surtout permettre de relancer l’industrie wallonne. La Flandre s’est naturellement estimée désavantagée, bien que l’E5 Bruxelles-Ostende et l’autoroute Roi Baudouin reliant Anvers à Liège aient déjà été construites depuis longtemps. Le 25 juin 1961, la Vlaamse Automobilistenbond (Association flamande des automobilistes) a organisé une manifestation en faveur de l’E3. Mais l’agence publique Fonds des routes ne disposait pas de budgets suffisants pour réaliser deux autoroutes simultanément. Le ministre Van Audenhove a dès lors cherché une alternative pour financer l’E3.»
© Archive KADOC KULeuven
En janvier 1963 est créée l’Intercommunale Vereniging voor de Autosnelweg E3 (abrégée I.V.A E3 – Association intercommunale pour l’autoroute E3). Le capital est constitué par les associés du consortium, à savoir les villes et communes bordant le tracé. Les travaux et l’achat des terrains sont financés par des emprunts de l’intercommunale auprès de la Société du Crédit communal et sur le marché des capitaux (c’est-à-dire auprès d’entreprises et de citoyens). «Cette obligation a fourni un taux appréciable de 6 à 7,5 pour cent selon la conjoncture économique et la période», déclare Marieke Vandekerckhove, collaboratrice affectée au projet 50 jaar E17 (50 ans de l’E17) au sein de la cellule du patrimoine Zuidwest. Sur l’emprunt de 1972, on peut lire noir sur blanc que le taux de 7,25 pour cent est accordé au bénéfice du souscripteur avec allocation annuelle jusqu’en 1984.
Dès que la question des finances fut résolue grâce à l’I.V.A E3, vers 1965, le temps fut venu de remporter les élections en lançant un slogan percutant: 100 kilomètres d’autoroute par an. Le ministre Jos De Saeger mit alors un grand coup d’accélérateur au projet, aussi en raison de l’impatience de la population et de la Vlaamse Automobilistenbond.
© Stad Kortrijk
«Il faut replacer cette ardeur de construction dans le contexte de la relance économique flamande», précise Bram Tack, coordinateur de l’urbanisme et de l’aménagement du territoire pour l’intercommunale Leiedal. «Tout le tracé était bordé de panneaux à hauteur d’homme sur lesquels on pouvait lire De autoweg wordt door u gebouwd (L’autoroute se construit grâce à vous), message incitant les Flamands à souscrire à l’emprunt pour l’E3. Ce sont en grande partie les autoroutes qui ont favorisé les golden sixties. Le sud-ouest de la Flandre a, en particulier, bénéficié d’une importante impulsion. Notre intercommunale Leiedal, par exemple, avait pour objectif initial d’attirer des entreprises le long de l’E3 entre Rekkem et Waregem.» Dans le même temps, les sociétés basées le long de l’ancienne chaussée N43 Courtrai-Gand, parallèle à l’autoroute, bénéficiaient d’une nouvelle bouffée d’oxygène.
Les entreprises de construction et la crainte des Français
Le monument De Sjouwer aurait tout aussi bien pu célébrer le succès de l’intercommunale. «L’aménagement territorial que nous connaissons aujourd’hui le long de l’E17 est directement lié au modèle de crowdsourcing
innovant ayant permis de financer l’E3», poursuit Bram Tack. «Alors que dans d’autres pays, de vastes zones vertes séparent les routes des zones industrielles, chez nous, c’est une longue ligne de bâtiments d’entreprises qui est créée le long de l’autoroute. Tous les entrepreneurs entendaient profiter de l’ouverture de la région. Celle-ci, berceau historique du lin, a développé une dynamique de production sur des zones précédemment agricoles, grâce à l’E3.»
© Stad Kortrijk
Le sud-ouest de la Flandre a donc été surnommé le Texas flamand dans la foulée de la construction de l’autoroute. La région de Courtrai et Waregem a connu le lancement du Grand Prix de l’E3, l’arrivée de nouveaux riches à l’événement social Waregem Koerse (la course hippique de Waregem), les constructeurs et piscinistes tels que Willy Naessens, une trilogie littéraire de Tom Lanoye (Het goddelijke monster, 1997; Zwarte tranen, 1999; et Boze tongen, 2002), sans oublier la famille d’entrepreneurs Deschryver et les sites de l’entreprise textile haut de gamme Beaulieu, toujours bien visibles le long de l’E17. Renson, société de protection solaire moderne, a encore récemment érigé son siège à la pointe de la technologie le long de l’autoroute en 2022. Tous ces signes de la prospérité fragile, toutes ces perles de la couronne flamande se succèdent sur une trentaine de kilomètres. L’E3 est devenue le modèle des constructions flamandes organisées le long des autoroutes.
Alors que le trafic n’a fait qu’augmenter, l’intercommunale en faveur de l’E3 a connu une évolution à la belge (avec action syndicale à la clé). Les techniciens et ingénieurs étaient, en effet, directement payés par l’I.V.A E3. Le contrôleur de chantier de l’E3, Marc Vandekerkhove, s’est soudainement retrouvé à la tête du tout premier blocage sur «son» autoroute: il ne pouvait plus faire autrement. «En 1983, une seule signature a suffi à nous renvoyer chez nous», raconte-t-il. « La concession devait encore durer dix ans, mais on nous a tout d’un coup annoncé que bien que nous ayons fait de notre mieux, c’était fini. Notre lettre de licenciement était prête à Bruxelles, sauf pour les ingénieurs en chef, qui étaient statutaires.»
© Renson
Syndiqué, Marc Vandekerkhove a alors décidé de mener une action ferme. «Nous comptions monter sur l’autoroute pour gêner le trafic, sans toutefois le mettre à l’arrêt complet. Nous avons commencé à rouler au pas, mais un journaliste qui nous suivait nous a demandé si nous ne pourrions pas tout bloquer. Nous avons accepté; le journaliste a fait ses prises et est parti. Entre-temps, les motards de la police sont arrivés sur place. Ils m’ont sommé de mettre tout le monde sur le côté sous peine de tous nous arrêter. L’action n’a donc pas porté ses fruits, mais le soir, nous faisions la Une du journal télévisé.»
L’intercommunale a été dissoute la même année. Elle avait pourtant abattu un travail colossal: financer une autoroute qui offrirait une valeur ajoutée énorme à la Flandre au cours des décennies suivantes. La présence massive (sans vide notable) de terrains industriels le long de l’E17 témoigne de son intérêt économique. Durant plusieurs décennies, l’agence flamande des routes et de la mobilité a massivement investi dans l’infrastructure autoroutière, dont récemment les nouvelles réparations au viaduc de Gentbrugge, une commune de Gand.
«Sur la carte de 1980, on voit clairement que c’est la région de Courtrai, en direction de Gand, qui a accueilli le plus de terrains industriels», écrivent Kevin Druwé et Aubry Lalush dans leur iconique Monografie van een autoweg: de E3 tussen Kortrijk en Antwerpen de 2011 (Monographie d’une autoroute: l’E3 entre Courtrai et Anvers). Ils poursuivent ainsi: «En 1995, il y a davantage d’extensions de terrains que de nouveaux, ce qui est en grande partie dû au concept de “zoning industriel”. Souvent, des terrains entiers ont été aménagés et équipés pour de futures entreprises, mais sont restés vides jusqu’à ce que le candidat idéal se présente. Dans les années 1990, tous ces terrains ont trouvé preneur.»
L’ouverture des frontières intérieures de l’Europe en 1993 a généré une forte hausse du trafic depuis les Pays-Bas, et surtout depuis le nord de la France, jusqu’à effrayer les ports de cette région, craignant la concurrence d’Anvers. L’agglomération de Lille n’a intentionnellement jamais été dotée d’une autoroute à six voies, afin d’éviter une circulation trop fluide vers la Flandre. «Et le trafic n’a fait que s’accroître », note Hajo Beekman, expert de la mobilité nationale à la VRT.
L’agglomération de Lille n’a intentionnellement jamais été dotée d’une autoroute à six voies, afin d’éviter une circulation trop fluide vers la Flandre
«Avec les ports d’Anvers et de Gand sur son tracé, l’E17 est devenue l’un des principaux axes pour le transport par camions dans toute l’UE. Cette liaison transfrontalière relie les ports sur les canaux français, Lille et Paris à la région de la Ruhr située de l’autre côté. Le tronçon le plus fréquenté, entre Wommelgem et Anvers, voit passer pas moins de 150 000 véhicules par jour. Jusqu’à 30 pour cent de camions pourraient encore s’y ajouter d’ici 2030. L’E17 permet, en outre, aux navetteurs locaux de rejoindre leur bureau grâce à la faible distance qui sépare les sorties. De nombreux terrains industriels d’envergure y sont directement reliés, non seulement entre Courtrai et Deinze, mais par exemple aussi au niveau de Lokeren, Saint-Nicolas et Turnhout. Sa fonction de désenclavement est énorme.»
Dans leur ouvrage, Lalush et Druwé avancent des chiffres saisissants: entre 17 et 28 milliards d’euros de valeur ajoutée et 220 000 à 330 000 emplois, avec une moyenne de 80 000 à 87 000 euros de valeur ajoutée par travailleur. Une bonne décennie plus tard, il n’y aura eu que peu de changements à ce niveau. Au cœur de la nouvelle paroisse De Heilige Maagd der Armen de Rekkem, les prières pour la prospérité économique de la Flandre ont été plus qu’entendues.