Jumbo et Albert Heijn versus chicons et poireaux?
Les entreprises néerlandaises Jumbo, Albert Heijn, Bol.com et PostNL sont aujourd’hui solidement implantées en Belgique. Cela dit, les firmes néerlandaises rachetées par des sociétés belges ne manquent pas non plus, mais de ces rachats, nous n’entendons jamais parler. Alors que les Pays-Bas et la Belgique sont voisins et qu’ils ont en outre une langue en commun, les deux pays ont adopté des approches économiques différentes.
Les villes et villages flamands semblent être la proie d’une véritable marée orange. Les entreprises néerlandaises arrivent en effet en masse, absorbant peu à peu les parts de marché de leurs concurrents flamands. Malgré son statut de valeur sûre et bien établie en Belgique, Colruyt doit désormais batailler ferme pour maintenir sa philosophie du meilleur prix face à des conglomérats tels que Jumbo ou Albert Heijn. Selon le spécialiste des données Locatus, Jumbo est tout bonnement en train de refaçonner le paysage de la grande distribution. Ces dernières années, plusieurs entreprises néerlandaises ont vu leur siège social déménager «outre-Moerdijk». Cleanlease a par exemple absorbé Malysse, un groupe actif dans le textile médical. Le fournisseur d’aliments pour animaux Quartes est quant à lui passé aux mains d’Agrifirm. Les boutiques en ligne perdent elles aussi du terrain face au géant néerlandais Bol.com, basé à Utrecht. Et que dire de toutes ces camionnettes PostNL?
Comme l’a si bien dit Mark Twain: l’histoire ne se répète pas, mais elle rime. À la fin des années 1990, un nombre effrayant d’entreprises belges ont vu leur siège social déménager à Paris: Electrabel, la Société Générale, Petrofina, Tractebel, Cockerill… En moins d’une décennie, la Belgique s’est laissé annexer par la haute finance française. Aujourd’hui, il semblerait que ce soit au tour des Néerlandais de considérer les contrées économiques belges comme leur terrain de jeu. Mais est-ce réellement le cas?
«Comme souvent, la réalité est plus nuancée que cela», affirme Koen Dejonckheere. En sa qualité d’administrateur délégué de la société d’investissement belge Gimv, cet ingénieur civil (UGent) versé dans la finance d’entreprise et l’investissement en capital s’y connaît en économie belge et néerlandaise, ayant notamment travaillé pour les sociétés de participation néerlandaises Nesbic et Halder avant de rejoindre Gimv. «Comme je suis Belge, j’héritais de tous les dossiers en français. C’est bien connu: tous les Belges sont parfaitement bilingues», rit Dejonckheere. Une idée reçue parmi tant d’autres…
Réciprocité
Selon Koen Dejonckheere, cette fameuse «marée orange» est un parfait exemple de réciprocité, un concept de psychologie sociale qui a trait à la manière dont une personne interprète certaines actions. En réalité, il n’est pas du tout question d’une vague de rachats néerlandaise. Au contraire. Les chiffres de Mergermarket, un spécialiste des fusions et des rachats, montrent en effet que les sociétés belges reprennent plus souvent des entreprises néerlandaises que l’inverse. Pour les entrepreneurs belges en quête de fusions ou d’acquisitions, nos voisins du nord semblent être des partenaires de choix. Selon les résultats d’enquêtes menées par Mergermarket, le fait de parler la même langue est un facteur de taille. De leur côté, les entrepreneurs néerlandais jettent plutôt leur dévolu sur l’Allemagne, qui offre un marché bien plus vaste.
Si nos concitoyens se sentent engloutis par une déferlante orange alors que les rachats dans l’autre sens passent bien plus inaperçus, c’est tout simplement parce que la plupart des acquisitions belges concernent des secteurs moins exposés au grand public. Les PME belges sont généralement des entreprises de production dont le rôle s’inscrit dans une chaîne de fournisseurs plus vaste. Il est donc fréquent que les consommateurs connaissent parfaitement le produit final, mais pas son fabricant d’origine. Ces PME sont ce qu’Hermann Simon, érudit et consultant allemand (Simon-Kucher & Partners) appelle des hidden champions: des entreprises relativement modestes –bien que très productives dans leur secteur– qui restent cachées derrière un rideau de discrétion. Dans le monde de l’entreprise (familiale) flamande, ces champions cachés ne sont pas rares. Quasi invisibles aux yeux du consommateur, ils font partie intégrante du tissu économique de notre pays.
En réalité, il n’est pas du tout question d’une vague de rachats néerlandaise. Les chiffres montrent au contraire que les sociétés belges reprennent plus souvent des entreprises néerlandaises que l’inverse.
Les Belges ne sont peut-être pas des fondateurs de grandes marques, mais ils sont en tout cas d’excellents producteurs. Le Royaume est d’ailleurs le champion de l’industrie agroalimentaire européenne. Les terres qui bordent le Westhoek sont notamment devenues le berceau de l’industrie européenne des légumes surgelés. Les entreprises de tapis et de textiles qui se sont installées le long de l’E17 entre Courtrai et Gand se sont quant à elles imposées comme des modèles de production industrielle. En Europe, l’E17 est d’ailleurs surnommée l’«autoroute du textile». Il ne faut pas non plus oublier les nombreuses PME belges qui figurent parmi les fournisseurs du secteur automobile et fabriquent d’innombrables pièces pour de plus grosses boîtes.
Les Britanniques adorent les tapis flamands, mais lorsqu’ils les achètent, ils portent la griffe du distributeur anglais Carpetright
Seulement, voilà: nos choux-raves, chicons et autres poireaux ne sont frappés d’aucune marque déposée. Le seul fruit qui porte un nom célèbre est la fameuse banane Chiquita… issue de l’importation. Les Britanniques adorent les tapis flamands, mais lorsqu’ils les achètent, ils portent la griffe du distributeur anglais Carpetright. De leur côté, les conducteurs d’Audi ou de BMW ne se doutent pas un instant que les puces électroniques qui font tourner leur bolide viennent tout droit de chez Melexis. En résumé, les Belges sont très doués quand il s’agit de produire des choses, mais beaucoup moins une fois qu’il faut les commercialiser. La seule exception qui vient confirmer cette règle est la vague de rachats –remarquable et remarquée– de plusieurs journaux néerlandais par des groupes médiatiques belges. La société belge Mediahuis s’est ainsi offert NRC Handelsblad, De Telegraaf et toute une brochette de titres régionaux. Sa concurrente DPG Media est pour sa part devenue propriétaire de titres tels que de Volkskrant, AD, Trouw, Het Parool et de nombreux journaux régionaux.
Modèle anglo-saxon
Historiquement parlant, les Néerlandais sont des commerçants et des marins qui vendent leurs biens depuis la nuit des temps. Autant dire qu’ils savent comment s’y prendre. Ce raccourci a beau faire sourire, il n’en est pas moins vrai. «Le commerce est inscrit dans leur ADN», avance Koen Dejonckheere. Cette vision internationale du commerce remonte à l’âge d’or de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales. Pendant que notre Sabena desservait le continent africain, les avions de KLM s’employaient à conquérir le reste du monde. Et c’est ce qui explique pourquoi tout le monde connaît Albert Heijn, Bol.com et PostNL.
Pour les Néerlandais, la logistique est un pan essentiel et indissociable du commerce. Ce qui explique aussi pourquoi les Pays-Bas sont les rois de la vente en ligne. Dans ce domaine, ils nous ont battus à plate couture. Les Pays-Bas sont aussi le pays le plus anglo-saxon du continent européen et ils occupent la quatrième place du classement des pays les plus compétitifs du monde établi par le Forum économique mondial, se plaçant même devant Singapour, alors que la Belgique doit se contenter d’une 24e place qui la situe entre la Corée et la Malaisie. Selon Henk Volberda, professeur à l’université d’Amsterdam, nos voisins du nord doivent ce score élevé à une économie florissante et à l’esprit entrepreneurial porté par leur enseignement.
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Sous leurs airs de clichés faciles et superficiels, le modèle anglo-saxon et la parcimonie prônée par le protestantisme sont en réalité d’excellentes bases pour un commerce prospère. Ce sont même les fondements de l’accumulation de capital. Contrairement à la Belgique, les Pays-Bas ont recours à un système de grands fonds de pension, qui jouent un rôle clé dans l’économie locale, et en assurent la stabilité. En Belgique, cette tradition s’est perdue, les grandes holdings belges s’étant évaporées dans les brumes de l’histoire. Aux Pays-Bas, l’économie tourne autour de ces fonds de pension. Cette pratique transcende les générations, renforce le pouvoir de capitalisation des entreprises, et assure une gestion d’entreprise plus saine.
Les Pays-Bas occupent la quatrième place du classement des pays les plus compétitifs du monde établi par le Forum économique mondial
Alors qu’en Belgique, les entreprises sont dirigées par leur fondateur ou ses héritiers, leurs homologues néerlandaises sont supervisées et guidées par des associations. La structure d’ownership est donc complètement différente. Cette culture est l’une des raisons pour lesquelles les Néerlandais n’hésitent pas à recruter en dehors de leurs frontières si cela sert les intérêts de l’entreprise en question. La «dénéerlandisation» des grands groupes néerlandais est par conséquent bien moins taboue qu’en Belgique. Rien d’étonnant donc à ce que des sociétés emblématiques des Pays-Bas soient dirigées… par des Belges. Jean-François van Boxmeer a ainsi passé quinze ans à la tête de la marque de bière Heineken, pourtant typiquement hollandaise. Frank Meysman a dirigé pendant des années le géant du café Sara Lee/Douwe Egberts. Michel Tilmant (ING), Kurt Staelens (ex-Macintosh) et Thierry Vanlancker (AkzoNobel) ont assumé la gestion de groupes néerlandais.
Selon la Chambre de commerce des Pays-Bas, les directeurs belges sont plus aptes à trouver des compromis. Ils occupent moins souvent le devant de la scène, mais ils ne sont pas moins actifs pour autant.
Il semblerait en revanche que l’inverse ne s’applique pas (toujours). La fusion entre le groupe de supermarchés néerlandais Ahold et son homologue belge Delhaize n’était par exemple qu’un rachat déguisé. Les Néerlandais ne pouvaient pas l’avouer ouvertement, mais leurs intentions sont devenues plutôt évidentes lorsqu’ils ont évincé Denis Knoops, le PDG belge de Delhaize, au bout d’un an à peine. «C’est une mise sous tutelle de Delhaize par les Néerlandais d’Ahold», pouvait-on lire le 8 septembre 2017 sur le site de La Libre Eco.
L’un des principaux points de tension entre les deux entreprises était la différence de travailleurs. Là où les Pays-Bas jouissent d’une grande réserve d’étudiants et de travailleurs flexibles (et bon marché), la main-d’œuvre belge s’est rapidement avérée moins conciliante. Et lorsque bpost s’est mise à courtiser activement PostNL, un vent de panique a soufflé jusqu’à La Haye. Michiel Boersma, président du conseil des commissaires de PostNL, a alors choisi la fuite en avant. Une fois la confidentialité des négociations rompue –une manœuvre délibérée de Jean-Pascal Labille (PS), ministre belge des Entreprises publiques?–, Boersma a voulu éviter que l’entreprise postale néerlandaise devienne un objet de spéculation et de récupération politique. Il a donc décidé de tout arrêter.
Territoire psychique
«Nous partageons une frontière de presque 450 kilomètres de long, nous parlons à peu près la même langue, mais nos deux peuples sont toutefois bien différents», a soutenu Marinel Gerritsen, de l’université Radboud de Nimègue, dans le magazine Neerlandia. La professeure émérite en communication interculturelle a d’ailleurs noté, avec une pointe de sarcasme, qu’il existait des cours spécialement destinés aux Néerlandais qui travaillent en Flandre.
La Chambre de commerce néerlandaise pour la Belgique et le Luxembourg a même rédigé un guide sur les différences culturelles pour aider les entrepreneurs qui souhaitent étendre leurs activités de l’autre côté de la frontière. L’ancien ambassadeur néerlandais Henne Schuwer, qui a pourtant passé pas moins de treize ans à Bruxelles, a confié au NRC Handelsblad: «Nous comprenons le belge, mais pas les Belges.»
Et quel néerlandophone n’a jamais entendu parler de Geert Hofstede? Au terme d’une étude comparative basée sur des valeurs culturelles, ce psychologue néerlandais spécialisé en anthropologie organisationnelle a conclu que parmi tous les pays ayant une frontière et une langue en commun, la Belgique et les Pays-Bas étaient ceux qui affichaient le plus de différences.
Ces différences sont tantôt exagérées, tantôt banalisées. Il ne faut certes pas mettre tout le monde dans le même panier, mais, selon le modèle de Geert Hofstede, les Belges tendent plutôt vers une culture latine, tandis que les Néerlandais tiennent plus des peuples germaniques. Les Belges ont donc tendance à éviter le conflit, alors qu’aux Pays-Bas, oser mettre les points sur les «i» est un signe de respect. Dans la culture d’entreprise néerlandaise, cette ouverture et cette transparence se traduisent par un système hiérarchique plus souple. Pendant que la Belgique définit des échelons bien distincts, les Pays-Bas misent sur une structure plus horizontale. Les Belges sont en outre assez attachés à cette hiérarchie bien marquée, et comptent d’ailleurs sur leurs supérieurs pour leur indiquer la marche à suivre. Cette attitude revêt une certaine dimension particulariste: en cas de problème, un chef qui supervise ses subordonnés ne peut pas dire qu’il n’était au courant de rien.
Ce particularisme se retrouve également dans la sphère législative. Là où les Belges interprètent les lois et les réglementations à leur propre discrétion, les Néerlandais suivent la loi à la lettre, estime Sigrid Suetens, professeure de stratégie décisionnelle rattachée au département économique de l’université de Tilburg. «Ce n’est pas toujours une bonne chose, car tout ne doit pas toujours être calculé. Cette tendance transparaît également dans la manière dont les Néerlandais organisent leurs rendez-vous: ils se fixent une heure, et tout le monde s’y tient, sans discussion.»
Là où les Belges interprètent les lois et les réglementations à leur propre discrétion, les Néerlandais suivent la loi à la lettre
D’après Marinel Gerritsen, les Flamands sont plus ouverts que les Néerlandais. Leurs relations professionnelles couvrent un territoire psychique plus étendu. Ils ont instauré toute une tradition de déjeuners d’affaires pour apprendre à mieux connaître leurs interlocuteurs, ce qui prouve que ne savoir que le strict nécessaire ne leur suffit pas. Toujours selon Gerritsen, l’espace personnel des Flamands est également plus restreint, ce qui fait que la distance personnelle entre deux partenaires de communication est plus limitée en Flandre qu’aux Pays-Bas. Le territoire physique des Flamands est en revanche plus étendu: leurs maisons sont mieux protégées des regards, avec des rideaux et des volets, alors que la plupart des Néerlandais se moquent que l’on puisse voir à travers les fenêtres de leurs habitations à double exposition.
L’attitude du peuple vis-à-vis des pouvoirs publics est également différente des deux côtés de la frontière. En Europe, les Pays-Bas sont considérés comme appartenant aux pays nordiques adeptes de l’ordre et de la fermeté, fidèles à la maxime «réparer sa toiture lorsque le soleil brille». Le style de la Belgique rappelle en revanche celui des pays du sud, avec un «retour du cœur». La Belgique est par ailleurs plus syndiquée et plus segmentée, alors que le modèle des polders des Néerlandais encourage la concertation et le débat dès les bancs de l’école. Les Belges se méfient en outre de leurs services publics, en particulier en matière de finances et de pension.
Le produit intérieur brut par habitant est également similaire dans les deux pays, ce qui signifie que nous sommes aussi bien lotis que nos voisins. Nos réserves d’épargne sont aussi comparables, à la différence près que les Belges placent leurs économies sur des comptes d’épargne, tandis que les Néerlandais les confient à leurs fonds de pension. Aux Pays-Bas, ces réserves financières sont donc directement réinjectées dans l’économie nationale, alors qu’en Belgique, tout passe par le système bancaire.
Les deux pays ont pris un chemin différent, conclut Koen Dejonckheere. «Sur le plan économique, nous sommes plus ou moins ex æquo, mais les Pays-Bas ont gagné la guerre des perceptions.»